Morale totale
Ami dans la lumière du Saint-Esprit
DE L’INTUITION DE L’ÊTRE AU DIEU DE L’ALLIANCE
CE prodigieux accord de la religion révélée avec l’intuition métaphysique fondamentale nous fit aborder la Morale, non plus à la lumière de la philosophie grecque ou scolastique, mais dans celle de la Révélation du Dieu de l’Alliance. Entre Lui, JE SUIS, et chacun d’entre nous c’est donc une première alliance, tout à la fois pure grâce et naturelle, puisque nous sommes, du même mouvement, créés par Dieu et procréés par nos parents.
La Bible nous révèle que cette première Alliance dans « l’être, la vie et le mouvement » (Ac 17, 28) est le berceau de nombreuses autres qui se déployèrent tout au long de l’histoire, chacune avec son lot de promesses et de bénédictions temporelles, tandis que la dernière, la nouvelle et éternelle, est scellée dans le Sang rédempteur du Fils de Dieu, Dieu lui-même, intervenant dans notre histoire comme un être plein d’amour pour tous les hommes, ses créatures, afin de les libérer du mal. Il veut les adopter pour ses enfants, les incorporer dans la société fondée par Lui, l’Église, pour les aider à faire leur salut et mériter au jour de leur mort, le bonheur d’une vie éternelle en sa présence.
ÊTRE ET AGIR DANS L’ALLIANCE
Recevant l’être de Dieu, notre agir, notre morale consiste donc en la réponse que nous devons donner à ce Dieu qui fait alliance avec nous. IL nous parle et nous devons LE croire ; IL nous donne des biens et nous fait des promesses prodigieuses d’avenir, nous devons donc espérer qu’IL nous les donnera si nous sommes fidèles. Enfin, ce Dieu qui nous donne de ses biens, va se révéler à nous comme un être plein d’amour pour nous, comment ne pas LUI rendre amour pour amour ? C’est ainsi que la première partie de notre Morale totale traita de la foi, de l’adoration, de l’espérance et de la charité que nous devons tout naturellement rendre à JE SUIS, le Dieu vivant (...).
Venons-en à la morale particulière que nous aborderons d’une manière concrète et relationnelle, dans la logique de la deuxième et de la troisième intuition métaphysique. Dieu nous donne les uns aux autres. À l’homme, Il donne le bonheur de coopérer à son dessein, de procréer en sous-ordre du Créateur. Dieu crée la vie et l’homme procrée des enfants pour continuer le nom, la race, la tradition, la civilisation. Dieu associe la femme à la paternité de l’homme, et lui donne la joie d’aimer et d’être aimée en étant épouse et mère...
La famille, loin d’être une société close, est au contraire un débordement de vie qui s’étend à l’infini et dure depuis des millénaires et durera jusqu’à la fin des temps (...). Puisque tous les hommes existent par la volonté d’un même Créateur et Père, et qu’ils sont tous issus de la famille d’Adam, la bonté de Dieu les appelle à se sentir tous frères. Nous en arrivons à cette troisième relation, interpersonnelle qui s’appelle la relation de fraternité ou, dans son extension spirituelle, d’amitié. Dieu nous donne la fraternité comme un fait de nature, l’amitié comme un fait de civilisation, et IL nous le commande : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
I. LES AMITIÉS SÉLECTIVES DU PROCHAIN
A) Sélection affective ou naturelle.
La paternité, les épousailles, la fraternité sont des liens de communauté naturelle, contraignant à sortir de soi pour un but au-delà de soi, un service utile des autres... Si l’amitié répond à ces critères, c’est bien. Sinon, elle peut n’être qu’une recherche de soi dans les autres, un calcul d’intérêt, de facilité et de bonheur de vivre. Chacun aime l’autre tel qu’il est et l’aide à s’aimer lui-même pour demeurer tel qu’il est... Dieu n’est pas contre, pourtant il nous met en garde : « Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pécheurs en font autant. » (Lc 6, 33)
B) La solidarité : sélection idéologique ou volontaire.
Cette autre forme de charité est fausse, car elle choisit son prochain selon son idéologie ou ses passions. C’est un réflexe de cohésion, de soutien mutuel d’un groupe social en opposition aux autres. Le type même de cette solidarité, le racisme juif de l’Ancien Testament, est aujourd’hui actualisé, généralisé par la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. C’est elle qui empoisonne les relations humaines : hommes-femmes (machisme-féminisme) ; patrons-ouvriers (riches-pauvres, capitalisme-socialo-communisme) ; autorité politique-citoyens (monarchisme-démocratisme et droits de l’homme).
Si durant l’Ancien Testament la solidarité raciale a été voulue par Dieu pour détourner son peuple de l’idolâtrie, depuis le Nouveau Testament, elle est marquée d’une sorte de malédiction, car elle entretient un état de guerre perpétuelle et s’oppose à la bienveillante ouverture aux autres, à la divine volonté de les sauver tous. Jésus au grand Cœur nous appelle au-delà, à l’amour du prochain, à la charité plus généreuse envers tous, universelle.
II. CHARITÉ CHRÉTIENNE ET FRATERNITÉ CATHOLIQUE
DANS L’ALLIANCE DIVINE
1. PROCHAIN ET FRÈRE UNIVERSEL
La charité chrétienne ? C’est aimer son prochain comme soi-même pour l’amour de Dieu : mais « qui est mon prochain » ? Notre Seigneur répond par l’admirable parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 25-37). Le prochain du pauvre juif gisant blessé dans un fossé, n’a pas été son frère de race qui est passé sans le secourir, mais le samaritain, l’ennemi séculaire de sa race et de sa religion. Notre-Seigneur Jésus a inauguré par cette parabole et le simple mot de « prochain », une ère humaine nouvelle...
Le prochain, c’est donc un homme quelconque, en tant que tel, mais c’est aussi et surtout un être concret. Nos parents, nos frères et sœurs ? Oui ! Mais pas seulement. C’est cet homme qui est localement proche. Il est là qui frappe à la porte : ni bon ni mauvais ; blanc ou de couleur ; musulman, bouddhiste ou chrétien... Or, il me demande de l’argent pour manger, un asile pour sa famille, etc. Pour le Christ, qu’est-ce que cet homme, cette femme ? qui sont ces étrangers, ces “ inattendus ” qui font irruption dans mon cercle intime et me dérangent ?
Ce sont des envoyés de Dieu, des représentants, des fils et filles de Dieu ! Ils sont l’impact de la volonté de Dieu créateur, sauveur, sanctificateur dans mes affaires, et l’exécution de son dessein théocentrique dans mon organisation égocentrique. Il me faut accepter cet étranger comme un frère envoyé par Dieu : « Ce que vous avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait... » (Mt 25, 40). Parce que le Christ est la tête de ce Corps mystique qu’est l’humanité régénérée, il a avec cet homme, ce petit, des relations capitales. Il l’a créé, il est mort pour lui sur la Croix, il considère la vie de cet homme comme “ précieuse à ses yeux ˮ ; il veut le sauver, lui donner la grâce, de telle manière qu’il soit avec lui dans le Royaume du Ciel (...).
À la lumière de notre métaphysique relationnelle, dont les principes sont en parfaite corrélation avec la Révélation chrétienne, nous comprenons que l’irruption d’un homme quelconque est l’ouverture à l’univers catholique, c’est-à-dire une invitation à la plénitude de connaissance des êtres cosmiques : tout homme apporte un surplus d’être, une chance... Aucun n’est négligeable, car des uns aux autres, se construit cette plénitude d’amour qui prendra corps et nom : le Royaume de Dieu.
2. LES CONTREFAÇONS DE LA FRATERNITÉ DÉMASQUÉES
Il peut être normal de faire une différence entre l’ami et l’ennemi, le connu et l’étranger, le proche et le lointain, le bon et le méchant. Pour Jésus, non. Dans le cœur de Dieu, il n’y a pas de ligne de démarcation ni de cassure entre le connu et l’inconnu, le frère et l’étranger, etc. Il y a une seule famille humaine dont Dieu est le Père, et toutes les différences sont secondaires (non négligeables) par rapport à cette unité fondamentale : en Dieu, pour Dieu et par sa grâce, tous les hommes doivent être aimés de nous. Mais à commencer par nos prochains, car il n’y a de charité qu’envers les proches, les gens rencontrés ou en relations interpersonnelles...
Ainsi est démasqué l’amour alibi, qui se console de ne pas aimer qui il voit en prétendant aimer les gens de l’autre côté de la terre (...), et pour qui l’étranger, le lointain est l’ami, tandis que le proche, le frère, est l’ennemi (...). Sous prétexte de philanthropie et de droits de l’homme, je veux le bonheur de tous les hommes, leur liberté, leur égalité, leur fraternité ! Et donc je milite, je proteste, je revendique, et à d’autres la charge et les conséquences de cette morale irrationnelle et de cette politique révolutionnaire...
Cela parait un héroïque altruisme allant au rebours de l’égoïsme, et ressemble à première vue au summum de la charité puisque cela dépasse tellement les frontières du naturel, du devoir (...). C’est, en réalité, un renversement révolutionnaire dont le principe est la détestation des fidélités et dévouements naturels vis-à-vis du prochain, mais voilé en amour de ceux qui sont loin, et en intérêt pour l’ennemi, l’étranger, pour lequel, en pleine transgression de ses devoirs personnels, on prend parti : désordre affectif et intellectuel bien caractéristique de notre époque antichrist ! (...).
L’amour égoïste, la solidarité de ceux qui sont liés par une idéologie ou des intérêts communs éclate pareillement au profit d’un amour surnaturel qui se porte généreusement sur tous ceux que la Providence fait entrer dans notre cercle, sur notre route, tel le samaritain de la parabole, l’ami importun qui frappe à notre porte, Jésus pour Simon de Cyrène, ce Maghrébin qui me sollicite, etc...
3. CHARITÉ UNIVERSELLE, MAIS CATHOLIQUE : SAGE ET CONSTRUCTIVE
Dire « universelle » embrasse tous les hommes, mais les étreint mal ou pas du tout (...) ! L’Église catholique sait que nous devons former, sur la terre comme au Ciel, une communauté bien organisée où chaque homme ait un ensemble de relations avec les autres qui lui permettront de vivre commodément sur la terre, et surtout de mériter le bonheur éternel du Ciel (...). L’acte de charité est donc pour faire communauté ; il ouvre sur une relation mutuelle stable, qui correspond au plan divin d’instauration d’une charité organique, une fraternité catholique, et dont le but final est le salut éternel des âmes (...).
Pour répondre à cette volonté de Dieu sur le prochain, l’Église va mettre de l’ordre dans les affections, les dévouements, et se montrer entreprenante pour organiser la charité (...). Elle a donc créé des sociétés, institué des ordres religieux, en les dotant de tout ce qui est nécessaire pour le bien des corps et surtout pour le salut éternel de l’âme de ses enfants et de ceux qu’elle adopte pour tel : collèges immenses pour former la jeunesse, léproseries, lazarets, hôpitaux, tiers ordres, monastères, où le moine prie pour le salut de tous les hommes, et en ce sens exerce sa charité, etc (...).
C’est ainsi que la charité du Christ passe par la trémie de l’Église, par son organisation, et que les relations se transforment sous la puissance de son onction et de son dévouement : l’ennemi devient ami, le païen chrétien, le pauvre un travailleur ayant le salaire qu’il mérite, etc. Base de tout l’ordre économique, politique et spirituel chrétien, cette charité a besoin pour s’épanouir et produire tous ses fruits de bonheur temporel et de salut éternel, d’être soutenue par un ordre politique salutaire : la Chrétienté.
III. LES CONDITIONS DE LA CHARITÉ SOCIALE
1. Les commandements de Dieu sont une loi divine qui durera jusqu’à la fin des temps. À partir du quatrième commandement, ils visent précisément cette convivialité de tout homme avec tout homme, et sont le MINIMUM exigé pour vivre en société. Il faut commencer par ne pas tuer, ne pas violenter, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas désirer le bien du prochain... Cela permet tout de même de respirer les uns en face des autres et de lier société.
Le Christ ajoute que ces commandements doivent être appliqués envers tout prochain, quelle que soit sa race, sa religion... Grande transformation ! C’est la première manière d’être charitable envers son prochain.
2. La perfection des conseils évangéliques. Jésus-Christ nous demande d’aimer notre prochain comme lui-même l’a aimé (cf. Jn 13, 34). Or, Lui a tout donné, y compris sa vie dans d’atroces souffrances. Pourquoi cette obligation illimitée, pourquoi ce MAXIMUM qui puisse se pratiquer en fait de charité et de fraternité ? Parce qu’ainsi, à l’imitation de Jésus, on travaille, on se sacrifie pour le salut éternel des âmes, et on hâte le Royaume de Dieu.
Le sacrifice de celui qui distribue ses richesses aux pauvres et se fait le disciple du Christ, sera sauveur pour une multitude de personnes. Lorsqu’un missionnaire enseigne le catéchisme en Afrique ou en Inde, ce ne sont pas pour lui des étrangers, des exploités, mais des frères à qui il veut communiquer la grâce du baptême, et de grâce sacramentelle en pratique des commandements de Dieu, ils en arriveront un jour à jouir du « surcroît » promis : les bienfaits de la civilisation chrétienne. Pour hâter le royaume de Dieu dans son malheureux pays de mission dominé par Satan, le missionnaire est prêt au martyre et le désire même.
C’est un idéal, un conseil du Christ, mais il ne faut pas vider cette charité illimitée envers le prochain de son contenu surnaturel, temporel et éternel : le salut éternel des âmes et l’avènement du Royaume de Dieu sur la terre comme au Ciel.
C’est ainsi que l’Église a envoyé les Oblats de Marie-Immaculée dans le Nord canadien pour évangéliser les Esquimaux. Tel le Père Pierre Henry (1904-1979), qui a vécu au pôle magnétique toute sa vie pour convertir et baptiser quelques centaines d’Esquimaux ? Il aurait été si utile en France, cet homme si saint, si dévoué, si extraordinaire ! Il aurait converti des milliers de gens. L’Église veut montrer par là qu’elle a assez d’amour pour “ gaspiller ” des missionnaires ; sa charité ne calcule pas et elle va jusqu’aux extrémités de la terre, parce qu’il n’y a aucun homme qui ne soit de ses enfants. La vie et le martyre du père de Foucauld (1858-1916) illustrent aussi parfaitement cette charité de l’Église (...).
L’aumône heurte aussi notre bon sens. Un homme frappe chez moi, il s’adresse à mon cœur. Il devient automatiquement mon prochain, et je lui donne sans compter, sans chercher à savoir s’il me ment ou non. L’Église a toujours enseigné cette aumône, cette charité qui suppose qu’il y aura tous les jours pour les pauvres gens une Providence (...). Tous ces actes d’amour illimité supposent que le genre humain constitue une grande famille, dont le Christ est le chef.
CONCLUSION
Notre Morale est très exaltante, et pas si difficile que cela. Il faut simplement trouver la force dans les sacrements du Christ, la lumière dans son enseignement, et l’encouragement mutuel dans les communautés nombreuses de cette grande Église, qui est l’épouse de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est la grâce que je vous souhaite à la fin de ces cours de Morale totale.
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la conférence du 19 juin 1986