MORALE TOTALE
Introduction : orthodromie
NOTRE école de pensée propose une synthèse supérieure, une vérité nouvelle qui n’oppose pas mais qui englobe et résout les antinomies des Anciens comme des Modernes [l’être ou le mouvement ; l’essence ou l’existence ; la raison ou l’expérience ; la nature ou l’histoire...] pour embrasser la réalité d’une manière totale. C’est ainsi que nous associons nature et relations comme constituant la totalité intégralement noble des êtres créés, à l’image du Créateur ! Au plus loin de l’opposition platonicienne entre idée noble et matière ignoble, ou aristotélicienne entre nature idéale et individualités méprisables. Il en résulte une nouveauté résolvant les fausses antinomies, où cependant le point de vue relationnel l’emporte sur le point de vue essentiel, le concret existant sur l’abstrait, ce qui est irréductible à la science sur l’idéal rationnel, l’humble démarche historique, inductive sur la maitrise superbe de l’objet de pensée. Nous construisons ainsi en tous les domaines de la connaissance de la vérité une orthodoxie (ou orthosophie) qui nous dicte une orthopraxie, que nous préférons appeler : une orthodromie.
Si nous avons choisi ce mot d’« orthodromie » (qui est un terme de navigation) pour qualifier notre morale, c’est à cause de la prépondérance de la « course » en vue du but à atteindre au plus vite, sur la « machine » qui en est le moyen (...). L’homme étant d’abord relation à Dieu, terme d’une relation divine qui le créé, le constitue dans l’être en lui donnant son essence et ses accidents propres, sa mesure en quantité et en qualité, de vie et de perfection, sa vie n’est pas finalisée par une Nature humaine (“ la machine ”) à réaliser et parfaire. Celle-ci n’est qu’une manière d’être, un instrument, en vue de la réalisation, vite et bien, de notre service personnel de Dieu et de la communauté créée.
Pour être clair, honnête, par-là convaincant, je commencerai par l’exposition de la morale classique thomiste, puis sa critique, et je dresserai, en face, en parallèle, notre orthodromie...
I. LA MORALE SELON L’EUDÉMONISME ARISTOTÉLICIEN ET THOMISTE
On appelle ce système classique “ eudémonisme ”, du mot grec qui signifie “ le bonheur ”. À la stupéfaction de tous les kantiens de l’univers, les thomistes expliquent que la morale a pour objet le bonheur. C’est la science du bonheur ! une morale objective fondée sur l’observation des faits (...). L’amour de soi, la recherche du bonheur est une donnée immédiate, une valeur absolue, commandant naturellement tout choix moral. Il est libre par rapport à tout, inaliénable. C’est un fait premier que ni religion, ni philosophie, ni anarchisme, ni athéisme ne pourront modifier ni ébranler.
Tout être en mouvement, dit Aristote, tend vers une fin, et il a déjà en puissance, virtuellement, invisiblement, le dessein de ce qu’il va produire. Ce dessein est accompagné d’un désir, qui met l’être en marche. Or, « tout être qui croît, qui grandit, qui se perfectionne, qui va vers sa fin, est heureux », même s’il n’en a pas conscience. Ce désir le plus profond en lui, qui le conduit à sa fin, c’est sa loi. Donc, l’obligation selon saint Thomas et Aristote, va avec le bonheur, avec le bien, la joie, parce que c’est dans le sens de sa finalité. Telle est la Valeur normative de cette morale.
Aristote dit qu’il y a de la joie à connaître la vérité : « L’homme ne se reposera que quand il aura embrassé la vérité totale. » Et comme il dit que la vérité totale est l’Acte pur, donc Dieu, Aristote en vient à dire que la béatitude pour l’homme est la contemplation de la substance divine, de l’Acte pur. Ainsi l’homme est-il fait pour la contemplation céleste du bien parfait, de la vérité parfaite, de la beauté parfaite, qui est Dieu dans sa substance (...).
La morale reconnaissant cet élan comme un appétit souverain, le devoir consistera donc à déclarer bon tout ce qui y répond, et mauvais, mal, tout ce qui y fait obstacle. La morale aristotélicienne reconnait que beaucoup d’obstacles se dressent sur ce chemin de la béatitude : l’impuissance de certains individus à la contemplation (tant pis pour eux !), les passions trop fortes, les accidents de la vie (nécessités sociales, maladie, mort). Elle prend acte, accepte ce “ déchet ”, et légifère pour l’élite, sans compromis. La recherche de cette “ béatitude ” impose un “ tout pour soi ” d’abord. Et les autres ? tout pour la pensée : désintérêt pour les plus basses connaissances, par exemple celle des êtres singuliers ; tout pour la plus haute contemplation : désintérêt pour le sensible, l’histoire, la vie quotidienne.
CRITIQUE DE SAINT THOMAS
Saint Thomas fait sienne la morale du « philosophe Aristote » et il la développe dans la deuxième partie de sa Somme Théologique, le retour à Dieu naturel. La seconde partie de cette deuxième partie, IIa-IIae, traite de l’aide surnaturelle apportée par le Christ à ce perfectionnement de soi, selon soi et par soi. L’inconvénient de cette présentation, c’est que le surnaturel chrétien n’est plus alors qu’une béquille au naturel défaillant, un supplément à son travail, ou un couronnement surélevant et embellissant l’édifice. Il demeure extérieur et accidentel.
Saint Thomas a certes raison et nous affirmons avec lui que la morale de l’être concret est immanente, que le bonheur se trouve de soi-même par soi, chacun selon ce qu’il est, et qu’ainsi chaque être porte en soi le dessein et le désir, la loi de sa perfection. Mais il a tort quand, trop disciple d’Aristote, il oublie que chaque être n’est pas réductible à sa forme ou essence universelle, ni sa fin à l’épanouissement de cette forme, excluant la considération des obstacles possibles, tout l’aspect « matériel et accidentel ». Pas plus que chaque personne n’est souverainement un esprit dont le bien est exclusivement l’intelligence, et le bien suprême la vue immédiate de l’Acte pur. C’est une erreur majeure de la philosophie grecque puis scolastique de nous précipiter sans aucune justification ni aucun répit, aucun doute, du sujet concret et de ses exigences de bonheur et d’épanouissement, à sa nature universelle et nécessaire, comme si l’épanouissement de l’homme consistait nécessairement et adéquatement – par pleine identification ou superposition parfaite – dans la réalisation de sa nature. D’autant plus que la définition de cette nature va différer d’un philosophe à l’autre, et leur morale aussi par conséquent !
Si la nature de l’homme est principalement spirituelle (Platon), son épanouissement concret et individuel sera nécessairement dans le dégagement de son esprit, hors de la matière qui le rend prisonnier, et la morale déterminera les moyens convenables d’y parvenir. Si la nature de l’homme est hylémorphique (Aristote), son épanouissement sera tout à la fois organique, corporel, et spirituel. La morale consistera à déterminer les voies de cet épanouissement total, excluant le sacrifice de l’une des parties au profit de l’autre... Depuis des siècles, ces deux grandes morales se démènent dans des difficultés inextricables, sans remettre en question leur naturalisme fondamental (...).
C’est ainsi que la scolastique ancienne et moderne a indirectement “ soutenue ” des idéologies rien moins que chrétiennes : l’idée de dignité absolue de tout homme, dans sa grandiose autonomie ; l’idée d’une morale humaine, universelle, et les Droits de l’Homme ; l’idée d’un service de l’Homme par la société, jamais la réciproque ; l’idée d’une caste d’intellectuels opposés aux serviteurs, incapables de béatitude, ou d’une élite de surhommes dominant une multitude de sous-hommes ; l’idée d’un droit ou capacité du philosophe contemplatif en rapport avec la béatitude divine, exigence d’autonomie totale, égoïsme monstrueux du sage...
II. UNE ORTHODROMIE, APPROCHE EXISTENTIELLE ET RELATIONNELLE
Plus nous avançons dans l’élaboration de notre doctrine, plus nous nous opposons au substantialisme aristotélicien comme système métaphysique (...). Nous avons bâti notre métaphysique relationnelle sur cette observation et son développement organique (...) : l’être concret est l’existant individuel, or il est relatif, créature dépendante avant d’être nature humaine autonome. L’homme est d’abord relation à Dieu, terme d’une relation divine qui le créé, le constitue dans l’être, lui donne son essence et ses accidents propres, sa mesure en quantité et en qualité, de vie et de perfection. Cette relation, constituante, est majeure, toutes les autres sont mineures et subordonnées à celle-ci, même la relation filiale au père et à la mère, même la relation à la Cité. Elle doit donc définir principalement la perfection de la vie, la morale (...).
La répercussion de notre nouvelle définition de l’être concret, existant individuel, comme relation à Dieu et aux autres, et non plus substance autonome à l’image d’un Dieu parfaitement autosuffisant, est en morale, absolument radicale. La fin de l’homme n’est plus l’accomplissement de soi comme en soi, mais de soi comme relation à Dieu et aux autres, comme “ pour Dieu ” et “ pour le prochain ” ! Son plein accomplissement est dès lors, durant sa course terrestre, l’épanouissement de ses relations, dans la consomption de son être propre, et non le sacrifice de tout le reste à sa réalisation personnelle (...) !
Notre Morale totale, orthodromique, est par conséquent tout désir de bonheur, “ plus être concret ”, loi de vie morale qui s’épanouira dans l’union, l’adhésion à Dieu et aux prochains ; deux démarches pour une même course orthodromique.
La première démarche consiste à vivre ma relation avec Dieu, de telle manière que cette relation soit continuée, améliorée, sans cesse perfectionnée jusqu’aux limites du possible, jusqu’à l’union à Dieu. Union en partie intellectuelle, saint Thomas a raison ; en partie amoureuse, saint Bonaventure a raison. Il faut que j’obéisse à Dieu – alors Duns Scot a raison – pas pour un arbitraire n’importe quoi, mais en honorant les relations, par lesquelles Dieu m’a fait ce que je suis.
La deuxième démarche : notre être, étant limité à notre individu spirituel et corporel, il désire être plus. Le désir de bonheur, la loi de la vie morale ira donc à étendre le “ plus être ” en qualité et en quantité, par l’union que donne la présence mutuelle : vivre avec Dieu, et le plus de monde, selon les relations les plus parfaites. Au-delà de l’espace et du temps (...). C’est ce qu’on appelle la “ Communion des Saints ” dans l’Église catholique ou bien l’amitié selon Aristote, la charité fraternelle selon saint Thomas.
Nous allons donc étudier cette année comment être en accord, en adhésion, en coopération avec Dieu : « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit ». Ensuite comment nous pouvons réaliser notre valeur suprême pour les autres, et leur valeur pour nous : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Nous verrons donc que ces deux amours n’en font qu’un, et que toute la perfection de la loi, comme disait Notre-Seigneur, est enfermée dans ces deux commandements qui n’en font qu’un.
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la conférence du 17 octobre 1985