Il est ressuscité !
N° 257 – Juillet-Août
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
Vertigineuse communion des saints
L’ADMIRABLE « PHILANTHROPIE DIVINE » (TITE 3, 4)
DANS ses longues pérégrinations à travers le désert saharien ou dans la solitude de son ermitage, le frère Charles de Jésus répétait inlassablement cette prière : « Mon Dieu, s’il est possible, faites que tous les humains aillent au Ciel. »
Pour le missionnaire au grand cœur, ces « humains » n’étaient pas une abstraction lointaine, ils avaient un visage, un nom, une humble histoire, une famille... C’est certainement par leur nom propre, nominatim, qu’il les confiait au Cœur de Jésus pendant les longues heures qu’il passait en prière auprès du Tabernacle. Quel mystère bouleversant que la rencontre de tant d’êtres singuliers et de l’interférence de leur destinée avec la sienne, avec lui, leur frère, oui ! frère universel !
« Amour fraternel de tous les hommes : voir Jésus en tout humain ; en toute âme, voir une âme à sauver ; en tout homme, voir un enfant du Père céleste ; être charitable, paisible, humble, courageux avec tous ; prier pour tous les humains ; offrir les souffrances pour tous... » (Statuts de l’Union coloniale catholique, n° 5)
Tous ces hommes et ces femmes qu’il rencontrait, il les aimait d’emblée, puisque son Père céleste, qui leur donnait d’exister, les avait placés sur sa route. « Si tu savais le don de Dieu... Tu existes ! » S’il avait été métaphysicien, il aurait certainement formulé son émotion à la manière du franciscain Jean Duns Scot, qui s’engagea à la recherche du « mystère éblouissant de l’ipsissime personne individuelle », convaincu que « dans cette mystérieuse contemplation intime de soi et des autres, nominatim, chacun par son nom propre ! est toute la richesse, la splendeur, la joie de la destinée humaine temporelle et éternelle. » (CRC n° 319, janvier 1996, p. 34)
Nous sentons bien que nous sommes des êtres relationnels et que là est notre bonheur.
Le pape François écrit, dans le même esprit franciscain, que « nous atteignons la plénitude quand nous brisons les murs pour que notre cœur se remplisse de visages et de noms ! » (Fratelli tutti, n° 195)
Mais saint Charles de Foucauld n’avait pas pour vocation de rédiger des traités de métaphysique ; sa mission à lui était de prier et de se sacrifier. Et en pensant aux âmes croisées dans la fraternité de Béni-Abbès ou dans les environs de Tamanrasset et, par-delà le désert, à tous les humains créés par Dieu, il reprenait son acte d’espérance : « Mon Dieu, faites que tous les hommes soient sauvés. »
D’abord lui apparaissaient les visages les plus tendrement aimés : sa chère cousine Marie de Bondy, son directeur l’abbé Henri Huvelin, sa petite sœur chérie “ Mimi ” ; âmes désormais loin de lui, là-bas à Paris ou à Dijon, mais toutes proches par la foi, unies intimement à lui par la charité la plus vive. Dans sa prière apparaissaient aussi, vision plus douloureuse, les traits d’amis chers à son cœur, mais plongés dans les ténèbres de l’incroyance, tels Henri de Castries ou le géographe Duveyrier...
Il y avait beaucoup de Français aussi dans ce Sahara, qui œuvraient pour sa conquête et sa colonisation : ils avaient en Charles de Foucauld un Père dévoué et un ami fidèle. Comment cet ancien officier aurait-il oublié de prier pour le commandant Laperrine, le capitaine Regnault ou encore les soldats blessés d’El Moungar qu’il partit soigner et réconforter ?
Et, bien sûr, son cœur s’ouvrait grand pour tous ces habitants du désert auprès desquels Jésus l’avait envoyé, comme prémices de son Règne à venir. « Je veux habituer tous les habitants chrétiens, musulmans, juifs et idolâtres à me regarder comme leur frère, le frère universel », écrit-il en 1902 à Marie de Bondy. Mais quelle différence entre les chrétiens et les autres ! Les Harratins, esclaves noirs, universellement méprisés, vivent à peine mieux que des animaux... Et à fréquenter les fiers Touareg, peuple guerrier, le frère Charles est bien vite écœuré : « On se croirait dans un camp d’apaches ! » Arabes et Berbères ne valent pas mieux, encore que ces derniers soient plus ouverts au discret rayonnement du missionnaire.
De Béni-Abbès à Tamanrasset, l’islam et l’ignorance maintiennent les populations « dans une vie très matérielle, très vicieuse, très pécheresse [...]. Dans le filet à mailles serrées dans lequel le démon tient détenues ces pauvres âmes qui, par suite du mauvais exemple universel, tombent presque toutes dans le péché mortel dès l’âge de raison, il semble qu’à moins de miracle, il n’y a qu’une voie à suivre : d’abord apprivoiser, faire tomber les préjugés [...].
« Pour les âmes de bonne volonté, restées pures au milieu de la corruption universelle, il y aura des exceptions, elles pourront en peu de temps franchir les divers degrés et arriver à la vérité. Les enfants sortis en bas âge de leur milieu et élevés chrétiennement, loin de leur pays et du contact musulman, pourront aussi être dès maintenant catholiques. Mais ce ne seront que de rares exceptions... Pour la masse, à moins de miracle, ce seront de très longues années, des siècles... Mais ce miracle, Jésus ne le fera-t-il pas ? Il aime, il peut tout. “ Demandez et on vous donnera ”, a-t-il dit. Ne pouvons-nous pas, ne devons-nous pas demander, nous offrir, espérer ? Oh, si ! “ La charité espère tout. ” Et comment ne pas espérer quand on croit au Cœur de Jésus ? » (Frère Bruno de Jésus-Marie, Charles de Foucauld, Fondateur de Chrétienté. Moine-missionnaire et martyr, p. 209-210, Lettre du 25 juillet 1905.)
En attendant le moment où il pourrait leur prêcher sans voiles la Bonne Nouvelle de leur rachat par le Sacrifice de Jésus, c’est déjà par leur nom propre qu’il devait les confier tous, amis et ennemis, au Divin Maître : les pauvres infidèles du Maroc, les esclaves rachetés de Béni-Abbès ou encore, plus tard, Moussa ag Amastane, Ouksem, et même El Madani, celui qui le trahira.
Pas plus que Notre-Seigneur dans l’Évangile il ne se faisait d’illusion sur l’état des pauvres âmes dépourvues de grâce qui l’entouraient. Mais, certainement, de discrètes bonnes actions, des ouvertures au bien presque imperceptibles devaient l’encourager dans son labeur ingrat “ d’apprivoisement ” des âmes. Tout n’était pas perdu, un jour viendrait où la moisson serait abondante, pourvu que la France soit fidèle à sa vocation colonisatrice et à sa foi catholique... Ce jour des moissons évangéliques pouvait sembler lointain, le frère Charles était prêt, « pour l’extension du Saint Évangile, à aller jusqu’au bout du monde, à vivre jusqu’au Jugement dernier ». Et il reprenait sa prière : « Mon Dieu, faites que toutes les âmes aillent au Ciel. »
Cet acte d’espérance sans cesse renouvelé par le Père de Foucauld durant toute sa vie d’imitation de Jésus, nous le trouvons exprimé aussi dans une « Page mystique » de notre Père, son vrai disciple pour l’amour ardent du Sacré-Cœur et le zèle du salut des âmes. Comme Charles de Foucauld, notre Père ne peut pas se contenter de réciter son acte d’espérance à la première personne du singulier : « Si j’espère pour moi votre grâce en ce monde et le bonheur éternel dans l’autre, je les espère aussi et plus ardemment pour chacun de mes proches, de mes frères, de mes sœurs. Pas un seul instant, méditant depuis plus d’un an sur cette béatitude que vous nous préparez, je n’ai songé qu’à moi seul. Seul ? Cela n’aurait pas de sens ! » Et, bientôt, notre Père se sent pressé d’élargir sa prière à d’autres âmes, de plus en plus éloignées, dans l’espace et dans le temps même...
« Votre Ciel est si beau ! Nous y serons tellement heureux qu’à cette seule pensée nous avons de la bonté à revendre, Seigneur, et le désirons à tous, comme vous devez certainement le vouloir, Vous ! Je vois en imagination, par un mouvement du cœur, ces millions, ces milliards d’êtres humains, vos frères, vos sœurs de sang, ô Jésus, dont la brève existence n’a été que misère, l’Esquimau sur sa banquise, l’Indien des hauts plateaux andins, les affamés du bord du Gange. Je ne cherche pas l’exotisme, je songe aux plus pauvres, aux plus délaissés des hommes, et je vous supplie d’ouvrir à ces multitudes pitoyables votre beau Ciel de gloire à la fin.
« Si vous me permettez de formuler cette prière, Vous qui ne faites rien sans sagesse, si vous avez créé dans mon cœur cette faculté de compassion sans limites, si vous avez voulu que je vous fatigue et vous obsède, avec l’Église des siècles, de cette demande de salut éternel pour tous les pauvres gens de la terre et tous nos morts, sûrement, c’est que ma prière doit avoir une force et que vous en tirez quelque bien pour les âmes. Cette pensée me donne tant de ferveur ! La bonté de mon cœur a pour vocation éternelle de toucher, d’exciter la vôtre ? Oh ! alors, comme je vais prier davantage ! »
L’apparition de Notre-Dame aux Valinhos, le 19 août 1917, nous replonge, chaque fois que nous en faisons mémoire, dans ce vertigineux mystère de la communion des saints. Sœur Lucie raconte qu’après avoir pris un air plus triste, la très Sainte Vierge leur dit :
« Priez, priez beaucoup et faites des sacrifices pour les pécheurs, car beaucoup d’âmes vont en enfer parce qu’elles n’ont personne qui se sacrifie et prie pour elles. »
C’est une parole formidable, que les théologiens ne peuvent pas expliquer, disait notre Père. Notre-Dame nous dit que Dieu veut avoir besoin de nos prières pour sauver les âmes plongées dans les ténèbres du péché. C’est un encouragement céleste, empressé, angoissé même, à nos prières et à nos sacrifices. Les petits voyants, à jamais saisis par la vision de l’enfer du mois précédant, y répondirent héroïquement, se livrant à de grandes mortifications et à d’incessantes prières. Dans ce même esprit, celui de Fatima et celui de saint Charles de Jésus, notre Père continue son immense acte d’espérance :
« Toute la misère du monde m’étreint ce matin. Un fragment de poème perdu, de Simonide de Céos, chante en ma mémoire, vieux de vingt-cinq siècles : “ Dorme mon bébé et que dorme la mer, et dorme notre immense infortune. ” Comment ! sur quelque rivage de l’immense mer étrangère, en quel temps et quelle terre, une mère berçait ainsi son bébé en désespoir sous un ciel aveuglant de dure lumière, sans que ta Bonté ne perce la nue et ne coure à son secours ? Dieu, ô Dieu, mon Prince d’espérance, n’as-tu pas soulagé cette détresse et ri à l’enfant qui pleurait dans les bras de sa mère ? Je ne veux pas que dorme l’océan et que l’enfant meure dans un univers ignorant de sa peine. Sur ce monde de la douleur et de la résignation, Seigneur, Seigneur, ta Croix aussi est dressée. Viens à son aide, et sauve-le !
« Mon Ciel, notre Ciel à nous tous, vos fils de prédilection, écoutez mon Dieu, ce serait qu’à notre prière l’enfant sourie à l’espérance et que renaisse la joie dans le cœur de sa mère au rêve d’un grand paradis ouvert à tous ceux qui étaient perdus ! Ce sont nos frères et nos sœurs par le sang, et nos enfants selon l’amour. La terre leur a été dure. La vie ? Écoutez le poète, voyez, une immense infortune, une détresse comme la mer... Et ils ne savaient pas qu’un Père tout-puissant les couvait d’un regard bienveillant. Oh ! mon Dieu, que par nous dans le Christ votre amour remonte aux origines, regagne jusqu’aux îles lointaines, aux confins des déserts, s’étende à toute mère et tout bébé suspendu à ses mamelles desséchées pour leur donner à tous ce que vous nous donnez à nous, qui ne sommes pas meilleurs que nos frères, avec tant d’abondance.
« Ou alors, Vous n’êtes pas juste ! Mais que dis-je là, quel blasphème ? Comment ne serait pas juste Celui qui est la source de tout amour et de la miséricorde infinie ! Alors me voyant, moi l’indigne, moi l’infidèle, moi l’heureux de la vie et votre enfant gâté, sur le chemin du Ciel sans mérite ni particulière peine, j’espère avec une ferme confiance que vous donnerez, que vous donnez, que vous avez depuis des millénaires déjà donné avec une immense libéralité à tous les humains mes frères et surtout aux pauvres, aux affamés, aux désolés, votre grâce en ce monde et pour dédommagement la Vie éternelle dans l’autre. Eux qui ont si peu vécu, si tristement vécu ici-bas, vous les introduirez par les mérites de Jésus-Christ dans la vraie Vie, la Vie qui ne finira pas. Et je verrai la mère sourire à son bébé, victorieuse, face à la mer éclatante, éveillant les chants de l’aède grec. J’en ai la ferme confiance, et comment une si noble confiance, placée si haut, en Vous mon Dieu, serait-elle déçue ? Notre merveilleux acte d’espérance, je le vois enfoncer les grandes portes du Ciel et les ouvrir à tous les humains.
« Non pas évidemment aux riches, aux puissants, aux orgueilleux, aux dominateurs, aux gens de haine et de luxure, certes ! C’est déjà consternant, affreux. Pour moi qui ne sais ni ne vois comme Vous, mon Dieu, très saint et très juste Juge, la noirceur de leurs crimes et n’ai pas à en juger, c’est un profond mystère. Pour ceux-là même j’ose vous prier, Jésus, car j’aurais bien pu en être et le pourrai encore... Très humblement, je me trouble à la pensée qu’ils n’auront pas voulu de votre amour et qu’ils en seront immensément, éternellement punis par la perte du Ciel, de la consolation de votre Face. Les bourreaux peut-être, mon Dieu, mais non leurs victimes ! La terre est si belle pour moi et le Ciel est si beau, là-haut, devant nous, que j’espère pour tous les pauvres de la terre la bonne récompense du Ciel auprès de Vous, mon Dieu. Et sourie mon bébé et que chante la mer, et chante mon immense espérance ! » (Page mystique n° 99, “ Les pauvres gens ”, juillet 1977)
La révolte d’Adam et Ève, puis leur chute, a ouvert un drame d’ampleur cosmique (Il est ressuscité n° 255, mai 2024, p. 8-9) et la pauvre humanité gémit depuis lors sous la triple tyrannie du Péché, de la Mort et du Diable. « Dieu qui les laisse régner à l’excès dans le monde, les fait ainsi servir à ses desseins de miséricorde. Il sait que son enfant prodigue, au bout du malheur, se lèvera, rejettera ses liens et se mettra en marche vers lui pour implorer son pardon. » (Lettre à mes amis n° 228, p. 7)
Telle est l’histoire pitoyable de l’humanité, histoire de la misère de l’homme, de son « immense infortune », et des cheminements secrets de la miséricorde divine pour sa créature tombée si bas et toujours aimée. Ainsi, l’Église a constamment enseigné, depuis saint Paul, que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4). Pour cela, en dépit du péché d’Adam, Il a conservé à tout homme les forces inaltérables de la nature et dispensé avec suffisance les secours de la grâce, en vertu de la Croix du Christ. Alors ? Faudra-t-il, avec tous les optimistes et les humanistes, d’hier et d’aujourd’hui, exalter la dignité humaine comme infinie, inaliénable, « en toute circonstance » ? Fort bien, mais le même saint Paul constate ailleurs que « tous se sont dévoyés, ensemble ils se sont corrompus. Il n’en est pas qui fasse le bien, non pas un seul » (Rm 3, 12). Alors : indignité absolue ? Et voici les augustiniens de “ série noire ”, les jansénistes et pessimistes de toutes les époques qui se dressent contre l’homme, créature répugnante. Désespérante alternative !
Le Père de Foucauld n’a pas disserté sur la dignité humaine, il ne s’est pas livré à de savantes spéculations sur l’homme créé à l’image de Dieu (Gn 1, 26-27). Lui, il priait beaucoup et faisait des sacrifices pour hâter le Règne de Jésus au Sahara.
C’est à notre Père que nous sommes redevables d’avoir ouvert une nouvelle voie dans la théologie et la morale catholiques, grâce à sa découverte métaphysique libératrice.
Retenons déjà de lui cette leçon de sagesse humaine et biblique :
« Optimisme, pessimisme sont des excès d’amour ou de haine de soi, aussi injurieux l’un que l’autre au Dieu qu’ils ignorent et qui tient la balance ferme, à mi-chemin du bien et du mal. Le monde est un mixte, comme disaient les Anciens, et cela suffit à nous détourner d’y établir notre demeure permanente ou d’en prendre une vision grandiose qui recèlerait dans ses flancs l’infini. » (Lettre à mes amis n° 223, p. 2)
C’est ce que chante le psalmiste dans le psaume 102, l’un des plus chrétiens du recueil, sur lequel s’achève chaque semaine la récitation du bréviaire :
« Comme un père pardonne à ses enfants, ainsi pardonne le Seigneur à ceux qui le craignent ; Car il sait de quoi nous sommes façonnés. Il se souvient que nous sommes poussière. L’homme ! ses jours sont comme l’herbe et la fleur des champs qui se flétrit : Qu’un souffle passe sur lui et il n’est plus, et rien ne marquera plus sa place. Mais la miséricorde du Seigneur pour qui le craint est de toujours à toujours... »
VERS LA FRATERNITÉ UNIVERSELLE ?
Le pape François, quant à lui, se veut résolument optimiste. Sans faire œuvre de métaphysicien, son intuition la plus intime est que toute l’humanité a été créée pour la communion. Sa pensée est ainsi profondément relationnelle, comme en témoigne sa longue encyclique de 2020, Fratelli tutti, dans laquelle il a mis tout son cœur. « Faits pour l’amour, nous avons en chacun de nous une loi d’ “ extase ” : sortir de soi-même pour trouver en autrui un accroissement d’être. Voilà pourquoi l’homme doit de toute manière mener à bien cette entreprise : sortir de lui-même. Mais je ne peux pas réduire ma vie à la relation avec un petit groupe, pas même avec ma propre famille, car il est impossible de me comprendre sans un réseau de relations plus large : non seulement mon réseau actuel, mais aussi celui qui me précède et me façonne tout au long de ma vie. » (nos 88-89)
Ce document placé sous le patronage de saint François d’Assise se conclut sur un éloge enthousiaste de la vie de Charles de Foucauld (n° 287). Le Pape prétend en effet partager la vocation de « frère universel » du Père de Foucauld et sa noble ambition de réapprendre aux hommes la joie de s’aimer comme des frères, afin que, de proche en proche, le monde entier ne forme plus qu’une famille unie dans notre “ maison commune ” : « De l’Évangile de Jésus-Christ surgit pour la pensée chrétienne et pour l’action de l’Église le primat donné à la relation, à la rencontre avec le mystère sacré de l’autre, à la communion universelle avec l’humanité tout entière comme vocation de tous. » (n° 277) Le bonheur est là, de s’aimer les uns les autres, tous, tous, tous, sans exclusion, afin de ne former qu’une seule communauté. La morale qui en résulte vise donc à oublier ce qui nous divise, et nous incite à sortir à la rencontre du prochain afin de nouer avec lui une relation de fraternité.
Bien que le ton passionné, concret, (trop) humain de Fratelli tutti, semble aux antipodes des ratiocinations peu éloquentes de Dignitas infinita, texte réécrit pendant cinq ans par les théologiens du Dicastère pour la Doctrine de la Foi, les deux documents sont très liés. Nous apprenons en effet, dès l’introduction du cardinal Fernández, que le Pape leur a demandé de rédiger ce précis « d’anthropologie chrétienne [...] dans la ligne de l’encyclique Fratelli tutti ». Quelques lignes plus loin, le Cardinal nous donne la clé de lecture de cette déclaration et nous montre que les deux textes romains se répondent. Pour que son rêve de fraternité universelle et la morale qui s’y rapporte soient acceptés par tous, croyants de toutes les religions et incroyants, le Pape doit les fonder sur une anthropologie, une définition de l’homme, qui fasse consensus. Ce fondement sera la nature humaine qualifiée par sa dignité absolue : « À cet égard, la Déclaration s’efforce de montrer qu’il s’agit d’une vérité universelle, que nous sommes tous appelés à reconnaître. » Ce n’est qu’en « reconnaissant la dignité de toute personne humaine que nous pouvons faire revivre entre tous une aspiration mondiale à la fraternité. » (Fratelli tutti n° 8 ; Dignitas infinita n° 6)
Ce fondement naturel et universel de la morale qu’ils veulent proposer au monde, il est bien évident que les théologiens romains et le Pape lui-même ne pouvaient le définir autrement. En effet, le concile Vatican II est la seule source autorisée des études ecclésiastiques, et le Concile est tout à la gloire de « l’éminente dignité de la personne humaine, supérieure à toutes choses et dont les droits et les devoirs sont universels et inviolables » (Dignitas infinita n° 16 citant Gaudium et spes n° 26). L’œuvre de Dignitas infinita sera donc avant tout de refonder, de reclarifier et finalement de durcir l’anthropologie conciliaire, en renouvelant l’allégeance de l’Église à l’idéologie des droits de l’homme, car « dans la culture moderne, la référence la plus proche au principe de dignité inaliénable de la personne est la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’une des plus hautes expressions de la conscience humaine » (n° 23).
Lorsqu’ils en viennent à retracer la généalogie de ce concept, les rédacteurs invoquent l’autorité de saint Thomas et de ses disciples personnalistes du vingtième siècle (n° 13). Aussi, quelle impression de sûreté se dégage sous leur plume : n’ont-ils pas pour eux le substantialisme d’Aristote et de saint Thomas ! « Il convient de rappeler que la définition classique de la personne en tant que “ substance individuelle de nature rationnelle ” [en note : références à Boèce, saint Bonaventure, saint Thomas !] explicite le fondement de sa dignité. En effet, en tant que “ substance individuelle ”, la personne jouit d’une dignité ontologique (c’est-à-dire au niveau métaphysique de l’être lui-même). » (n° 9) En revendiquant cette filiation thomiste, ils n’ont hélas ! que trop raison, ainsi que l’a démontré notre Père (Il est ressuscité n° 255, mai 2024, p. 6).
Aussi, dès l’introduction de son cours de Morale totale en 1985, en retraçant cette histoire de la morale chrétienne classique, notre Père choisissait résolument une autre voie : « J’arrête dans la voie d’Aristote et de saint Thomas, et je dis que l’être humain est beaucoup plus riche que ce que sa nature abstraite, universelle et nécessaire lui dit. Bref, je vais faire un eudémonisme, une recherche du bonheur de la personne vivante, de chacun d’entre nous dans sa totale personne. » Car le fondement substantialiste de la morale traditionnelle, cette vue de l’homme comme « substance individuelle de nature rationnelle » ne peut pas déboucher sur une morale relationnelle. Il n’y a pas de passage possible, même en qualifiant cette nature humaine d’infiniment digne, d’infiniment respectable en soi-même et dans les autres. Cette philosophie aboutit nécessairement à un solipsisme, à une morale égocentrique et à l’exclusion de tous les “ déchets de la vie ”, tous ceux qui ne sont pas capables de réaliser pleinement leur nature ; précisément tous ceux vers qui le pape François veut que nous nous tournions...
La seconde partie de Dignitas infinita : Quelques violations graves de la dignité humaine, ajoutée par le Pape lui-même, constitue d’ailleurs l’aveu d’échec de cette morale des droits de l’homme et de Vatican II, après plusieurs décennies d’efforts. « Votre morale naturelle, historiquement, c’est une évidence, est inefficace à transformer l’homme. » Il fallait briser ce carcan étouffant, tellement peu chrétien qu’il a conduit au mépris de Dieu et au culte de l’homme. Et le mérite, immense, en revient à notre Père.
L’ADHÉSION AU DIEU DE L’ALLIANCE.
Dans la conférence charnière de son cours de Morale totale intitulée « Morale naturelle ou surnaturelle ?... Religieuse ! » en mars 1986, notre Père fait une nouvelle démonstration de la fécondité de son intuition métaphysique. Pour établir une morale fondamentale, vraiment nécessaire et universelle, il faut remonter avant la distinction entre essence et existence, avant la nature et la surnature, il faut remonter à ce don par lequel Dieu nous pose dans l’existence. « Au lieu de votre morale de l’essence humaine, de l’animal raisonnable, je vous pose la morale de cette relation à Dieu, de cette alliance fondamentale. Dieu me donne l’être avec des desseins de bienveillance sur moi. Il me fait connaître qu’il me donne l’être, afin que je connaisse sa bienveillance et que je lui en sois reconnaissant. C’est vraiment tout à fait élémentaire, que nous soyons Iroquois, Esquimaux, Français ou Malabars, tout homme venant en ce monde a dans son être cette première et élémentaire révélation de l’amour de Dieu, qui crée en lui un besoin de réponse. C’est la morale fondamentale, capable de réunir l’homme avec Dieu, comme Dieu l’a cherché. » Comment qualifier ce don de l’être, si précieux, si bouleversant ? “ Dignité ontologique infinie ” ! s’exclament aussitôt les modernes. Mais c’est fou : Dieu ne crée pas un autre dieu en face de Lui ! Que sommes-nous ? Des êtres faibles, fragiles, mortels, de minuscules poussières à la surface de la terre qui elle-même... et cependant, nous existons ! JE SUIS nous pose dans l’existence. Ce don d’amour, notre Père le qualifie de « première alliance » – inaliénable tant que dure notre vie mortelle –, nouée entre Dieu et sa créature.
Dans cette alliance, Dieu donne à l’homme à la fois d’exister et la force naturelle de se retourner vers Lui, son Tout. En effet, au sens théologique, nous sommes encore dans l’ordre naturel, c’est-à-dire avant toute révélation, avant toute grâce surnaturelle : en échange de ce don d’amour bienveillant, l’homme est sollicité de croire, d’espérer et d’aimer et par cet acte religieux, il fait son salut éternel. « Tous les hommes se trouvent un jour ou l’autre pressés de choisir d’aimer ce Dieu qui les crée, ou de s’émanciper de Lui et de se perdre. » Cet acte religieux, qui correspond au désir le plus profond que Dieu a mis en nous, notre Père le nomme « adhésion » ou « consentement » à Dieu ; c’est un mouvement intime de reconnaissance et de coopération au dessein de Dieu. « Tous les hommes peuvent ainsi être sauvés, et ma morale n’est ni naturelle ni surnaturelle. Elle est religieuse. »
Hélas, l’Écriture sainte nous révèle ce que l’histoire de l’humanité nous faisait pressentir : « Cette morale si fine que je vous explique est à la portée de tous les hommes en principe, mais étant donné le péché originel et le péché de chacun, étant donné ce que les scolastiques appellent le fomes peccati, ce besoin de révolte, ce besoin de désordre qui est dans l’homme, il sera très difficile à l’homme de retrouver cette virginité première du regard, de l’intelligence et du cœur, afin de saisir cette Alliance que Dieu lui propose. C’est pour venir au secours de cet homme qui se perdait dans le péché que Dieu lui parle, par Noé d’abord, par Abraham, par Moïse et enfin par Jésus-Christ, mais c’est toujours la même alliance. Seulement, c’est une alliance où Dieu se montre davantage, parle davantage à l’homme de ses desseins, de telle manière que l’homme, si sourd, si méchant qu’il soit, se trouve comme cerné par l’amour de Dieu et pressé d’y répondre. » Ainsi une morale surnaturelle se greffe sur la morale fondamentale naturelle, sans pour autant l’annuler. C’est ce que les missionnaires constatent en arrivant dans les pays païens pour y prêcher le Christ ; ils y trouvent des âmes toutes proches, qui adhèrent tout de suite à l’Évangile, parce qu’elles avaient déjà adhéré à cette « première alliance ».
L’adhésion à Dieu est d’abord acte de reconnaissance pour le don de l’existence continué à chaque instant, mais ce mouvement de consentement doit ensuite s’étendre à tout l’être, c’est-à-dire aux exigences de notre nature d’animal raisonnable, que nous retrouvons là, et à celles de tout le réseau de relations humaines dans lequel Dieu nous a placés. Dieu n’a pas fait de nous des monades : « Seul ? Cela n’aurait pas de sens ! » L’autre partie de la Morale totale, après les devoirs à rendre à Dieu, sera donc consacrée aux trois grands types de relations humaines qui nous constituent et que nous sommes appelés à parfaire selon la volonté de Dieu : paternité et filiation, relation conjugale et relation d’amitié ou de citoyenneté.
Ces relations qui n’étaient que secondaires, accessoires dans la Morale classique, prennent maintenant toute la place, car Dieu a fait de nous infiniment plus que des animaux raisonnables : nous sommes des êtres relationnels. « À ce moment-là, tout d’un coup, je me suis aperçu qu’être parfaitement père et fils et ami, c’était précisément la perfection de Dieu, notre Créateur. Ce Dieu qui est trois Personnes ayant des relations mutuelles n’a pas pu créer notre être sans que par ce gros câble créateur, cette relation constituante de ma personne, ne passe la forme trinitaire ; ainsi, je suis à l’image de mon Créateur, trinitaire. Donc, quand nous aurons réalisé cette morale tout à fait horizontale avec nos pères, avec nos fils, avec nos époux, épouses et avec nos amis, nous aurons réalisé, pour ce qui est de nous, notre intégration au mystère de la communion trinitaire. »
Dans cette lumière relationnelle, nous pouvons donc faire une exégèse “ totale ” de ce fameux verset de la Genèse qui revient constamment dans Dignitas infinita (nos 1, 11, 12, 13, 18, 21, 22, 38, 60 !) : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27).
L’exégèse relationnelle qu’en fit notre Père dans sa conférence de kérygmatique sur « L’amour devant Dieu » (CRC n° 65, février 1973) est une application morale positive de son intuition.
Ne considérer, dans le récit de la Genèse, que la seule création de la nature humaine, d’un animal raisonnable asexué, centre et sommet de la création, est une vision profondément appauvrissante, meurtrissante de notre vie réelle sur la terre. C’est « homme et femme » qu’Il les créa, et d’ailleurs, « c’est toute la création qui est profondément marquée du signe sexuel, de la dualité du mâle et de la femelle. Pourquoi ? » (ibid., p. 11) Ni la théologie traditionnelle, rétive à de telles perspectives, ni la théologie moderne, médiocrement humaniste, n’ont donné d’explication à cette mystérieuse relation entre Dieu et le couple humain, qui se trouve pourtant à la première page de la Bible ! Il fallait pour cela une théologie trinitaire, et c’est là que le bât blesse. Depuis que Notre-Seigneur nous a révélé ce grand mystère, il ne devrait plus être concevable pour un chrétien de faire de la théologie et de la morale sans référence adorante à la Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. Comment se peut-il alors que le grand Mystère de notre foi soit quasi absent de Dignitas Infinita (une vague allusion au n° 21), comme de Fratelli tutti, et de tout le Magistère conciliaire ?
Dans le cas de la relation d’époux à épouse qui nous occupe ici, l’enjeu est crucial, « il s’agit même du plus sacré de la vie humaine : de savoir si le couple humain est l’association de deux personnes égales et autonomes, ou s’ils sont à eux deux, homme et femme, dans leur subordination l’un à l’autre et tous deux au Créateur, l’image et la ressemblance de Dieu. L’anatomie le suggère et la biologie le montre mieux, mais c’est la Révélation qui va le mettre en pleine lumière : Dieu, l’homme et la femme entretiennent entre eux trois une très profonde et mystérieuse union. Dieu le Père est la Source, il est Tout. L’Homme sorti de Lui est à l’image et à la ressemblance du Fils qui est la Force, la Sagesse, le Verbe de Dieu. Adam est à la ressemblance de la Deuxième Personne, il est avec Dieu et dans une certaine mesure déjà, comme Dieu. Il est dans le monde créé, le Chef qui doit croître et se multiplier, et dominer. La Femme, tirée par Dieu d’Adam, est l’image et la ressemblance du Saint-Esprit, qui est l’Amour, le Don, le doux rayonnement de la joie divine. Ève est le terme de la création, en qui la force se fait tendresse et la sagesse recueillement, joie et amour. Mieux que l’image du Divin Esprit, la Femme est appelée à en être le sanctuaire. De cette doctrine découle une merveilleuse morale, une morale mystique, et ce n’est pas de trop pour redresser la vie sexuelle de l’humanité. »
Et l’analogie trinitaire ne s’arrête pas là, elle se prolonge dans la considération de la fécondité de ce couple qui « produit de nouveaux êtres et de nouvelles vies à la ressemblance de la fécondité divine créatrice, par un don du Père et par la puissance génitale de l’homme dans l’épouse féconde » (ibid., p. 12).
LE SANG DES MARTYRS, SALUT DE L’ÉGLISE.
Nos relations étant conçues à l’image et ressemblance de la Sainte Trinité, nous comprenons donc à quel point leur négation ou leur corruption sont offensantes à Dieu et destructrices de notre propre être, absolument contraires à notre dignité, plus précisément à notre vocation. Les paroles angoissées de sainte Jacinthe de Fatima, en 1919 et 1920, nous apparaissent alors dans tout leur caractère tragique : « Notre-Dame a dit que le péché de la chair est celui qui conduit le plus d’âmes en enfer... [...] Les péchés qui offensent le plus Dieu sont les péchés de la chair. Ah ! j’ai beaucoup de peine pour Notre-Dame ! J’ai beaucoup de peine... » (Francisco et Jacinta, p. 390)
Les auteurs de Dignitas, dressant la liste des « violations graves de la dignité humaine », recensent avant tout des péchés de cet ordre, tant il est évident que le monde moderne, dans sa révolte contre Dieu, est obsédé par les tentations de la chair. Mais il faut en chercher la cause précisément dans cette exaltation de la dignité humaine qui constitue chacun dans son autonomie et dans le refus de toute subordination. Et d’égarement en égarement plus grand, l’homme appelé par Dieu à l’égalité divine, s’enfonce dans un cloaque de luxure. Et il est terriblement accusateur pour la morale conciliaire de ne voir figurer dans cette liste ni le divorce et l’adultère, ni la stérilité programmée, ni surtout le vice contre nature. Ce sont là pourtant des contrefaçons de l’amour humain absolument opposées au don d’amour de Dieu à sa créature...
Alors, puisque les hommes d’Église ne font plus leur travail, nous voyons se déchaîner la lutte du fils contre son père, de l’épouse contre son époux et finalement de tous contre tous. Pendant ce temps, la hiérarchie se console de son échec dans l’illusion d’une fraternité universelle possible sans distinction de religion, mais ce ne sont que des mots. Comment ont-ils pu oublier que, depuis le Vendredi saint, une telle « coexistence pacifique est un rêve de paradis perdu », l’humanité se partageant en deux camps, « l’un pour porter la Croix », l’autre « pour frapper encore Jésus qui la porte plus que nous » (Lettre à mes amis n° 136, p. 2).
Il n’y a que dans l’Église, visiblement ou invisiblement déjà, que cette réunion de l’humanité peut se réaliser, comme un Corps mystique dont le Christ est le Chef et la Vierge Marie la Mère. Mais le Pape n’en est pas satisfait et veut rêver plus grand...
Notre-Dame de Fatima, anticipant ces temps terribles que nous vivons, est venue nous exhorter à la prière et au sacrifice et à placer notre espérance dans le sang des innombrables martyrs, mêlé au Précieux Sang de Notre-Seigneur.
Le matin même de son martyre, le 1er décembre 1916, le Père de Foucauld écrivait à Marie de Bondy : « Notre anéantissement est le moyen le plus puissant que nous ayons de nous unir à Jésus et de faire du bien aux âmes... » Quand on a, comme lui, « crié l’Évangile par toute sa vie » et manifesté aux hommes la charité du Cœur de Jésus, la dernière preuve d’amour à donner est de verser son sang, car c’est le sang des martyrs qui rassemble et sauve l’Église :
« Sous les deux bras de la Croix, il y avait deux Anges, chacun avec un vase de cristal à la main, dans lequel ils recueillaient le sang des Martyrs, et avec lequel ils arrosaient les âmes qui s’approchaient de Dieu. »
frère Louis-Gonzague de la Bambina.