Saint Jean de la Croix

XIII. Les dix degrés de l'Amour

LOUONS Dieu d’avoir créé l’âme de ce saint. Promis à une grande vocation, allant de purification en purification pour adhérer à Dieu seul jusqu’au jour de son envol au Ciel avec Notre-Dame, il savait que sa doctrine ne toucherait qu’un petit nombre. Il l’a pratiquée lui-même pour l’enseigner, et les âmes qui l’ont suivie forment dans le troupeau du Christ la part la plus précieuse.

« Je compris que l’Église avait un cœur » écrivait Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Les âmes mystiques sont chargées de maintenir l'Amour sur la terre. C’est leur vocation de témoigner que Dieu est vivant et que son Amour vient à la rencontre de l’homme pour l’élever jusqu’à la Vision béatifique. L’homme n’a qu’une seule fin -non pas la transformation du monde !- mais la consommation de l’union à Dieu dans la Vision et dans l’Amour. La voie en est ouverte par des tourments très suaves de la grâce divine transformante et purifiante. Notre vie est de commencer ici-bas ces relations célestes avec la Sainte Trinité qui habite en nous.

Les témoins les plus proches de Dieu sont incompris, persécutés, ils ont à mener un combat contre eux-mêmes, contre le monde et le démon. Leur vie est un martyre. Mais en même temps, ils jettent des torrents de clarté auxquels viennent se désaltérer les âmes de désir, les cohortes d’âmes saintes et de disciples alors qu’autour d’eux, rôde une meute d’ennemis dévorants, et qu’une succession de contradictions et de peines inouïes les assaille.

Une dernière fois, nous allons considérer ce Chemin de la Perfection, depuis le bas jusqu’au sommet de la montagne, avec notre Docteur. En effet l’esquisse en est tracée dans dix petites pages où il décrit cet « escalier mystique de l’Amour divin ». (chapitre XIX et XX de la Nuit Obscure de l’esprit) Description simple et compréhensible à tous, de telle sorte que nous pouvons nous y situer, concevoir l’envie de monter plus haut, puis de nous laisser dépasser...

1. Au premier degré, l’âme pécheresse et mondaine éprouve un premier don de la grâce : « une langueur qui lui est salutaire », elle se dégoûte des attraits de sa vie passée, le monde l’ennuie, le péché la répugne. Mais cela vient d’un autre attrait en elle : elle est embrasée d’un autre amour, sensible, suave qui lui donne le courage de briser ses liens : « les ardeurs plus vives d’un amour plus profond. » Rappelons-nous le Père de Foucauld s’ennuyant de son vice, Saint François d’Assise... Dès que ce dégoût s’est emparé d’une âme, celle-ci passe à la seconde étape.

2. L’épouse cherche Celui qui embrasait son cœur de sa présence sensible, mais Il a disparu. Elle part à sa recherche, car Il est désormais son unique souci. Ainsi son amour se fortifie...

3. ... et elle veut se dévouer, servir, travailler, s’immoler comme l’exige l’amour, même l’amour naturel : « l’âme est tellement embrasée d’amour de Dieu, qu’elle est dans une désolation profonde et dans un chagrin extrême à la vue du peu qu’elle fait pour Dieu... »

4. Mais bientôt, servir ne lui suffit plus : il lui faut réparer. « L’âme éprouve pour le Bien-Aimé une souffrance qui ne la fatigue jamais. », car elle voit que Dieu n’est pas aimé. Elle veut compenser même dans l’oubli et coûte que coûte, sans qu’Il le sache, dans la nuit. Mais alors, à cause de sa fidélité, « l’amour immense que le Verbe Incarné porte à son amante, ne lui permet pas de la voir souffrir sans lui porter du soulagement ». C’est le début de la voie illuminative.

5. Ces dons divins, ces « touches » sont consolantes. De servante, l’âme devient fille de Dieu, mais elle désire être épouse. Dieu va faire d’elle une reine. Dans sa sainte impatience de Le posséder définitivement, elle voudrait mourir. Du temps de saint Jean de la Croix, on chantait cette romance populaire en Castille, qui disait : « Je me meurs d’amour, chéri, que ferai-je ? Eh ! bien meurs ! », c’est charmant et notre saint, le jour de Noël, ne s’était-il pas mis à danser avec une statuette de l’Enfant-Jésus sur ces paroles délirantes avant de tomber en extase : « Mon beau et doux Jésus, si l’amour divin doit me tuer, l’heure est venue ! »

6. Commence alors le Cantique Spirituel : la grâce donne à l’épouse une espérance forte qui la jette sur les pas de son Bien-Aimé. Elle pratique à présent les vertus avec perfection et en tresse la guirlande avec simplicité. Cependant, elle veut encore se purifier...

7. Vient le jour où l’âme, avec une sainte audace, traite avec son Dieu. Elle Le voit ému d’amour pour elle, elle est sûre de sa bienveillance, aussi les âmes arrivées à ce degré obtiennent de Dieu tout ce qu’elles demandent ; il leur suffit de prier pour être exaucées. Mais ce qu’elles demandent surtout, comme le sceau de l’amour mutuel, c’est « le baiser de sa bouche » comme témoignage des fiançailles spirituelles. Une telle hardiesse va de paire avec un accroissement d’humilité.

8. À cette étape, Dieu cède à sa vaillante épouse à cause de ce qu’elle a souffert et Il lui accorde le Mariage spirituel. L’âme est satisfaite quoique l’union ne soit constante que dans la substance, tandis qu’elle ne se manifeste dans ses facultés que par touches. Le temps de la Gloire du Ciel n’est pas encore venu.

9. C’est la Vive Flamme, les manifestations ferventes d’un Amour qui récrée, réveille l’âme d’une manière toujours inattendue ; cet amour n’est ni froid, ni inerte, c’est un don divin d’une essence supérieure. L’âme devenue feu jette des flammes et s’associe au feu divin...

10. Ce dernier degré n’appartient plus à la vie présente, car c’est la claire Vision de Dieu : l’âme est submergée en Dieu et n’a plus qu’à quitter sa chair. Une telle âme ne passe pas par le Purgatoire, elle commence sa vie éternelle. Tous les secrets de Dieu lui sont communiqués pour qu’elle en jouisse à l’infini, « car jusqu’à ce que ce jour soit arrivé, il y a toujours pour l’âme quelque chose de caché, si élevée qu’elle puisse être... »

Tout cela nous donne une triple leçon :

  1. Toute créature a senti le besoin du grand amour qui dure toujours, toujours, toujours... sans le trouver. Alors bêtement, n’y croyant plus, elles l’ont poursuivi dans le désordre, dans un être limité, souvent contre la volonté de Dieu, amour dans le mensonge, comme au cinéma ou dans les romans, caricature de l’amour ! Leur cœur se desséchant, elles ont cherché l’amour dans un mirage qui les console d’avoir perdu l’espérance du grand amour dont elles rêvaient. C’est là le lot du plus grand nombre.
  2. Un petit nombre de ceux qui ont cru en l’Amour divin ne se sont pas souciés de le chercher en cette vie, n’étant pas pressés de « mourir ». Ces bonnes âmes considèrent leur religion comme une loi et le Ciel comme un salaire dû au mercenaire. Elles marchent à l’horizontal au lieu de gravir l’échelle mystique. Elles accumulent les mérites, à chaque bonne action, elles reçoivent le billet et à la fin, la Banque de Dieu les remboursera au centuple. C’est le petit nombre des bons chrétiens... mondains.
  3. Enfin il y a le tout petit nombre de ceux qui, dès cette vie, ont cherché cet Amour. Parmi eux, c’est à peine si un seul persévère jusqu’au but, car beaucoup rêvent de vie mystique, mais quand ils reviennent à la réalité et à ses austérités, ils n’ont plus le courage de persévérer faute de consolations.

Alors, bénissons Dieu de nous donner l’enseignement et l’exemple de saint Jean de la Croix qui nous sont si nécessaires. Mais bénissons-Le surtout pour les mérites de ce saint et pour son intercession, car il vit dans le Ciel. Ah ! Comme il doit prier pour ce tout petit nombre d’âmes fidélissimes ! Terminons par un conseil que notre saint adressa un jour à un religieux carme. On y trouve le bon directeur de conscience, sans illusion, qui donne ses ultimes recommandations :

« Jésus ! Si jamais, mon bien cher Frère, un religieux, qu’il soit supérieur ou non, cherche à vous inculquer une doctrine large et facile, ne le croyez pas, ne vous y attachez pas alors même qu’il la confirmerait par des miracles ; mais embrassez la pénitence et encore la pénitence ainsi que le détachement de tout, car si vous voulez arriver à posséder le Christ, ne le cherchez jamais sans la Croix ! »

Abbé Georges de Nantes
S 4 : Saint Jean de la Croix, retraite automne 1966