Saint Jean de la Croix
VI. Ne pas s'embarrasser de ce qui est spirituel
LORSQUE l’âme a réalisé cette maîtrise à la fois de ses attaches sensuelles et de ses goûts spirituels, Dieu peut alors lui donner l’action et la contemplation, la joie, la paix lui sont rendues dans les choses de Dieu et dans sa vie quotidienne d’apostolat et de service. Ce sont les « saints prêtres », les « saintes religieuses » en état de grâce, ayant accompli leur plein épanouissement. C’est beau, on admire, c’est rare aussi, mais cela existe dans de nombreux couvents, monastères et saintes familles. Sainte Thérèse décrit, dans la 4e demeure du Château Intérieur, que ces âmes favorisées de Dieu, bien douées, qui prient, vivent bien, ont des extases aussi parfois. C’est un palier qui suit un dur noviciat, un état calme et heureux où certains restent toute leur vie, d’autres en redescendront, car le péché peut encore surprendre cet état encore fragile.
Dans la Nuit de l’esprit, au 1er chapitre, saint Jean de la Croix dit que c’est là un « état imparfait ». Il manque à l’âme la « partie principale »... Voici une supérieure, maîtresse femme, de grande piété, solide dans sa Foi, esprit universel, très charitable et faisant beaucoup de bien, bref une excellente religieuse qui pourtant n’est pas une sainte. C’est une perfection imparfaite. Pourquoi ? Il y manque quelque chose de cette folie, de cette démesure, de cet appétit d’héroïsme, ce radicalisme spirituel, ce désir inassouvi d’une union plus totale au Bien-Aimé. Les sens ne sont pas encore entièrement purifiés, ils profitent trop de l’intense activité de l’esprit.
En effet, « toutes les imperfections et tous les désordres de la partie sensible ont leurs racines dans l’esprit » (Nuit, II, 3). C’est ainsi qu’on voit tomber lamentablement des personnes qui extérieurement semblaient maîtresses d’elles-mêmes. Quand se produisent des extases, elles sont accompagnées de phénomènes pathologiques. Mais surtout, les facultés spirituelles de l’âme sont animées par des communications divines et s’encombrent de souvenirs, d’affections, d’idées trop riches où l’âme s’enlise.
Cette supérieure avait tout lu, elle comprenait et jugeait tout, son esprit était accaparé, son intelligence était exubérante, elle avait des relations, des filles spirituelles, beaucoup de tendresse et d’affection dans son cœur... Comment entretenir toute cette agitation dans son âme et en même temps demeurer pure, dégagée, humiliée, simple devant Dieu ? Beaucoup ne voient que la nécessité de s’activer au service de Dieu et de vivre ainsi dans la méditation, la contemplation, c’est très bien. Ça leur suffit ! Mais c’est imparfait, ce n’est pas la folie de l’amour, la perfection évangélique que le Christ est venu apporter ! mais qui est la voie d’un petit nombre qui le comprend et s’y décide, car c’est...
L’entrée dans les ténèbres spirituelles (Montée II)
... par l’escalier très secret, mais pour entrer dans le divin !
Au chapitre 4, notre saint nous dit ce qu’est cette union, non pas union substantielle qui existe entre Dieu et toutes les créatures maintenues par Lui dans l’existence, mais union qui « a lieu quand les deux volontés, celle de l’âme et celle de Dieu sont d’accord entre elles et que l’une n’a rien qui répugne à l’autre ».
C’est l’âme transformée en Dieu, semblable à Lui « par la pureté », sans qu’il y ait le plus petit mélange d’imperfection. Il s’agit donc pour l’âme de « mettre sa volonté en accord parfait avec celle de Dieu, car l’amour que l’on a pour Dieu consiste à se dépouiller de tout ce qui n’est pas Lui » et nos idées ne sont pas Dieu ! Ainsi, seulement Dieu lui communiquera son être surnaturel et selon cette « souveraine faveur », l’âme sera comme divinisée : « elle paraît être Dieu plutôt qu’âme, elle est Dieu par participation » bien qu’elle conserve son état naturel aussi distinct de Dieu qu’auparavant.
Mais par quels moyens atteindre une telle union ? Par les vertus théologales ( V ). Elles viennent de Dieu, non de notre nature, et sont proportionnées à leur objet infini, et capables d’atteindre cet objet :
« La Foi fait le vide dans l’intelligence pour l’obscurcir et l’empêcher de comprendre. » Mon Credo sera le support qui permettra à mon esprit d’atteindre Dieu à l’obscur.
« L’Espérance opère dans la mémoire pour la priver de la possession de tout objet créé » et ainsi cette vertu sera le moyen que ma mémoire emploiera pour désirer Dieu comme son bien final.
« La Charité fait le vide dans la volonté pour la dépouiller de toute affection et de tout attrait à tout ce qui n’est pas Dieu. » L’amour me fera dépasser mes inclinations pour aimer Dieu.
Ces vertus ont une face obscure, elles sont crucifiantes, mais également une face lumineuse en ce qu’elles nous établissent dans l’Union à Dieu. Cependant il s’agit d’une union qui dépasse l’expérience sensible et naturelle.
Avec l’aide de Dieu, nous nous activerons pour pénétrer dans cette nuit spirituelle : « telle est la nuit spirituelle que nous avons appelée active parce que l’âme fait ce qui dépend d’elle pour y pénétrer. » (Montée II, 5)
C’est un chemin court et direct car lorsqu’on ne vit que dans la Foi, quand tous nos désirs sont en dépendance de la vertu d’Espérance du Bien céleste, quand tous nos liens dépendent uniquement de l’Amour de Dieu, nous sommes en sécurité. C’est la sainteté ! Union pleine de simplicité, de pureté, d’amour dans la ressemblance avec le Bien-Aimé.
Pour trouver la force de franchir pareille étape comme l’on fait les saints, il faut lire le chapitre 6 de la Montée II, parallèle au chapitre 13 de la Montée I. Il faut d’abord se persuader que ce chemin qui mène à la vie est étroit, resserré. Mais peu de spirituels le comprennent vraiment.
Saint Jean de la Croix est un être évangélique qui aide à lire les paroles de Notre-Seigneur sans en tirer une rêvasserie, telle cette parole : « Si quelqu’un veut suivre mon chemin, qu’il se renonce, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. » (Mc VIII, 34-35). Que contient réellement cette phrase ? Réellement, car « les uns se figurent qu’il leur suffit de garder une certaine solitude et d’opérer quelques réformes dans leur vie ; d’autres se contentent de quelques exercices de vertu ; ils persévèrent dans l’oraison, s’adonnent à la mortification, mais ils n’arrivent pas à ce dénuement, à cette pauvreté, à cette abnégation, à cette pureté spirituelle que nous demande ici Notre-Seigneur. »
C’est le grand choix de la vie religieuse, qui vise à la ressemblance littérale, mise à mort de la nature autant corporelle que spirituelle. L’Évangile prend là sa véritable et extraordinaire dimension, celle que les saints ont comprise et embrassée en « perdant leur vie ». On pense au Père de Foucauld ou à saint Jean de la Croix lui-même...
« Quand il arrivera à ce degré où il sera réduit à rien et dans la suprême humiliation, son âme alors achèvera son union spirituelle avec Dieu. C’est là l’état le plus glorieux et le plus élevé auquel on puisse parvenir en cette vie. L’union ne consiste donc point dans les jouissances, dans les consolations, dans les sentiments spirituels, mais dans la mort réelle de la Croix au point de vue sensitif et spirituel, intérieur et extérieur... »
Encore faut-il pour le comprendre être de ces âmes vraiment spirituelles, « car je vois que Jésus-Christ est très peu connu de ceux qui se croient ses amis... »
Il y a dans ce chapitre tout l’enseignement de l’Évangile. C’est empoignant. Cet anéantissement est le chemin qui mène à la Vie, c’est la joie des saints, c’est ce qui brûlait le Cœur du Christ !
« Oh ! Qui pourrait comprendre jusqu’où Notre-Seigneur peut porter cette abnégation ! »
Abbé Georges de Nantes
S 4 : Saint Jean de la Croix, retraite automne 1966