Saint Jean de la Croix

VIII. Le feu de l'Amour miséricordieux

POURSUIVONS notre marche en remerciant Dieu de la bonne fortune que nous avons de suivre l’ascension du grand Docteur Mystique vers le Banquet de la Sagesse divine. Mais aujourd’hui nous avons à franchir l’étape la plus terrible, celle où Dieu purifie l’esprit par son propre Esprit. C’est au livre II de La Nuit Obscure.

L’ENTRÉE DANS LA SECONDE NUIT

L’âme a réalisé la purification active et passive des sens, elle fructifie en bonnes œuvres, soutenue par Dieu, maîtresse d’elle-même... Puis, un jour, à la suite d’une lecture, d’une prédication, d’une direction un peu ferme, c’est l’illumination intime, l’inspiration de demander à Dieu une plus grande conformité à Jésus crucifié.

Elle voyait sa vie se développer selon une perfection de juste milieu et soudain elle a le choc de ce qu’est la réalisation littérale de l’Évangile, du dépouillement, non plus sensible mais spirituel, ramenant son esprit à la seule vie de Foi. Cela peut produire une rupture brusque, mais l’âme peut aussi se mettre doucement en marche sur ce chemin.

Elle continuera à s’appliquer à tous ses exercices, mais non plus pour les lumières intellectuelles qu’elle y trouve, ni les embrasements de sa volonté, mais pour la Foi seule. Elle va priver sa mémoire des souvenirs qui l’embarrassent (affections, consolations, réussites, grâces...) ; elle va purifier sa volonté de tout autre attrait que le culte de la Sainte Volonté de Dieu ; elle va perdre ses affections humaines, même les plus saintes ou les réduire à n’être que le prolongement exact et l’application de l’Amour de Dieu.

Et ainsi, toute sa vie se transforme invisiblement, ce qui ne peut aller sans incompréhension de l’entourage, sans perte de prestige, sans souffrance... Il est presque impossible qu’une âme passe de cette modération de la vertu, que le monde apprécie beaucoup, à l’immodération de la recherche de Dieu sans que l’entourage ne s’en effraie ou ne s’en dégoûte !

DANS LA NUIT PASSIVE

Mais Dieu ne va pas abandonner l’âme ainsi, Il va venir à elle plus intimement, pourquoi ? Non pour lui rendre ses joies, mais pour l’encourager dans l’élan de cette nouvelle volonté sainte qu’Il a mise en elle. Il va relayer son effort et se charger Lui-même de la purifier, car cette âme lui est devenue si chère qu’Il veut mener sa purification à son terme. « C’est là, dans le secret, que Dieu instruit l’âme et lui apprend la perfection de l’amour sans même qu’elle y coopère. » (Nuit obscure II, 5)

Alors commence l’équivalent terrestre du Purgatoire, qui peut paraître un Enfer... Comment Dieu, survenant plus intimement dans l’âme, peut-il la jeter dans la douleur, l’angoisse, l’effroi, le désespoir ? Ce Dieu si bon a-t-il des effets mauvais ?

Imaginons un malade soumis aux soins du médecin qui lui font mal pour son bien... De même notre âme est souillée de toutes sortes de péchés et elle paraît ainsi devant son Père qui est son Juge. Que va faire son Père ? Il ne va pas la condamner, Il va la purifier comme avec un feu qui pénétrera bien avant pour lui rendre sa beauté première, sa pureté virginale. « C’est l’état où Dieu humilie profondément l’âme pour l’exalter beaucoup ensuite. » (Nuit obscure II, 6)

Pour un vrai mystique, toute pensée humaine, tout souvenir, toute affection, toute volonté sont encore comme des obstacles à la Sainteté de Dieu et l’Amour divin doit les effacer ! Alors cet Amour, bon en lui-même, va nous paraître un mal, mais c’est parce que la nature humaine est un mal. C’est l’opacité de la Nuit où l’âme est perdue et croit que la lumière ne reviendra plus jamais... Contemplation obscure.

C’EST ICI LE SEUIL DE LA VIE MYSTIQUE

Saint Jean de la Croix nous explique que la douceur de la Main divine et sa dureté sont une seule et même chose. Le Bien divin qui n’est que Bonté et Douceur, investit l’âme en lui faisant très mal. La lumière divine aveugle l’être et le plonge dans les ténèbres. La Vie donne la mort, mais de cette mort va jaillir la Vie.

Car à ce point, c’est Dieu qui prend le relai de l’âme en venant Lui-même la purifier. Sa Présence immédiate et transformante commence par une agonie de Jeudi Saint : l’âme, sous le poids accablant de cette présence est sous le pressoir. Mais vient la Passion et la mort du Vendredi Saint puis l’ensevelissement et l’anéantissement du Samedi Saint et c’est toujours Dieu qui conduit tout l’humain au dernier degré de la consomption avec une maîtrise souveraine comme Il a conduit sa propre Chair et son propre Sang.

Ainsi cette chair et cette âme bien-aimée sont-elles devenues comme siennes jusqu’à l’Agonie, la Passion, et la mort de la Croix. « Il convient de passer par ce tombeau d’une mort obscure pour parvenir à la Résurrection spirituelle que l’âme attend. » (Nuit obscure II, 6)

L’AMOUR DIVIN TRIOMPHE DANS CETTE HORRIBLE NUIT

Il envahit l’âme et domine tout, et plus l’âme meurt, plus resplendit l’Amour divin dans cette âme. Cette purification ne vient pas du dehors ni sous un aspect sévère comme un Père qui châtie son enfant. L’amour du Père est enfermé dans son Cœur, mais l’expression de son Visage est la colère, et l’acte par lequel Il châtie son Fils, fait mal au Père comme au Fils. Il y faut intelligence et raisonnement pour comprendre que cet acte mauvais est bon : l’acte de Justice est en même temps son acte d’Amour, c’est la Présence même de son Époux, de sa Sagesse et de son Amour qui désolent l’âme. Il n’y a pas une sagesse qui réconforte et qui illumine à côté d’une obscurité qui fait mal, c’est cette Sagesse même qui est obscure à l’âme et qui la fait souffrir. L’âme est désolée au moment où, sans le savoir, elle est consolée.

Comment cela peut-il se faire ?

C’est ici le passage le plus difficile de La Nuit obscure ; on ne le comprend que par expérience ou par connaissance théologique et psychologique.

-1- Le vertige de la Foi.

Le divin que l’âme ne sent pas provoque néanmoins en elle le mépris de l’humain qu’elle sent parfaitement. Dieu s’unit substantiellement à cette âme, c’est-à-dire qu’Il vient en elle d’une manière nouvelle pour la transformer, envahissant ses facultés pour en faire des opérations comme divines. Mais l’action et la présence de Dieu sont tellement spirituelles, super-supérieures, que l’âme ne peut les sentir, ni les goûter. Or, cette âme agit d’une manière quelque peu divine déjà et les opérations humaines dont elle a conscience lui paraissent, par contraste, basses, médiocres, souillées. Ce dont elle a conscience est déjà déprécié par le divin qui est en elle sans qu’elle s’en doute.

Ainsi en va-t-il des trois vertus théologales.

Parce qu’elle a une certitude divine, elle croit, « Credo », elle n’en a pas conscience, mais elle voit que son acte de Foi est disproportionné, fragile, douteux, en regard de cette certitude. Il y a donc deux actes en elle : le divin qui est parfait, mais qu’elle ne voit pas et qui n'a pour seul retentissement que la désolation et le dégoût, en face de l’acte humain par lequel elle continue à dire : « je crois » ; c’est le vertige de la Foi. Dans cette union, la force divine met en relief la laideur et la difformité de cette âme misérable.

Elle garde en sa mémoire une Espérance divine, un élan vers la Vie Éternelle, vers l’Union divine du Ciel et elle a confiance que cela lui sera donnée. C’est Dieu en elle qui désire cette union. Elle n’en a pas conscience sinon comme une souffrance, car à côté, son attente d’un Ciel qu’elle ne connaît pas lui paraît tiède et elle désespère d’elle-même. Ce début d’union est tout au bénéfice de ce que l’âme ne voit pas et elle déprécie ce qu’elle « sent » de sa coopération, de son état limité, loin de Dieu.

La Charité divine brûle en elle, mais d’une brûlure si suave et si spirituelle qu’elle ne le « sent » pas. Quand on lui demande si elle aime, elle dit que non, car la présence de cet Amour divin a pour retentissement de lui faire juger avec froideur et indifférence coupable ce misérable acte d’amour qu’elle produit et dont elle a conscience. Ce sont là des tourments indicibles, une solitude écrasante. Une âme en cet état mérite la pitié.

-2- La privation de l’Objet aimé

Le divin envahit cette âme dans ses facultés pour les tendre vers la possession de Dieu, les ouvrir à leurs possibilités infinies, mais cet objet divin ne se livre pas, il demeure lointain, la privation de cet objet est la seconde cause de la douleur de l’âme.

En elle, Dieu affirme la Vérité, l’âme l’affirme aussi, mais elle ne la voit pas, Dieu lui est caché. Pourtant, elle sait par la Foi ce qu’est l’infinie Sagesse, mais elle ne la voit pas et cela lui apparaît comme une perte, une obscurité. À la fin de sa vie, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus écrit le Credo avec son sang. Est-ce le comble des tentations du démon ? Non, répond Dom Ondet, « C’était la Foi, c’est vertigineux... » On peut posséder infiniment un objet par la Foi, tout en en sentant la dépossession parce que ce n’est pas la Vision. Alors cette Foi semble une construction formidable qui repose sur l’absence de l’objet, car si on croit à ce point que c’est vrai, comment se fait-il qu’on ne le voit pas ? Comment l’intelligence peut-elle affirmer divinement, avec une certitude absolue, une chose dont elle est dépouillée et qu’elle ne voit pas ? C’est contre-nature à force d’être surnaturel et ces ténèbres sont d’autant plus obscures que l’âme est dans la lumière !

Dieu en l’âme appelle la Béatitude, c’est Lui qui désire l’Union, c’est l’Époux divin qui met dans le cœur de son épouse un désir divin de la consommation de l’Union... cependant, cette Union ne vient pas. L’âme hurle sa plainte, Dieu la laisse plus morte que vive en la blessant, mais Il ne la prend pas avec Lui. Dieu dit : l’Union se consomme dans l’attente alors que l’âme veut l’Union consommée dans la présence mutuelle. Souffrance extrême...

L’Amour que Dieu met dans cette âme est déjà une union des volontés ; alors la volonté humaine devient volonté divine. Elle est attachée au bien d’un amour infini mais que manque-t-il ? La consommation dans l’Union, la rencontre de ces deux amours, la transfiguration de son être dans l’amour, la possession mutuelle, l’intime pénétration de l’esprit par l’Esprit et cela ne vient pas...

Là est la douleur et la gloire de l’âme, elle ressent la douleur et ne voit pas la Gloire. C’est le moment où elle a l’impression la plus vive d’être perdue, alors que jamais elle ne fut dans une telle sécurité. C’est Dieu qui la mène, mais elle ne voit pas sa main.

Cet état dure-t-il longtemps ? Est-ce toujours la nuit noire ? Pas précisément. À certains moments se sont des fulgurances, premières touches de l’Amour qui commence à poindre, transformation de l’âme qui passe des abîmes de la détresse aux sublimes élévations de l’Amour et de la Joie. Par moment, elle voit Dieu agir en elle, cela la rassasie, mais c’est à la cime de son esprit qu’elle le pressent.

« Néanmoins, il y a des intervalles et des consolations où, par une disposition spéciale de Dieu, cette contemplation obscure cesse de porter la forme purgative pour revêtir la forme illuminative et pleine d’amour... » (Nuit obscure II, 7)

Dieu désire cette union, mais Il ne veut rien épargner pour augmenter la gloire et la perfection de son épouse. Il sait que c’est en la faisant souffrir jusqu’au dernier degré de l’anéantissement qu’Il pourra l’envahir tout entière et l’élever jusqu’à une très haute gloire... Une telle « divinisation » est terrible à la nature et bien peu y arrivent aujourd’hui... La plupart d’entre nous devront passer par les purifications du Purgatoire parce que nous n’aurons pas été purifiés par l’amour ici-bas. Saint Jean de la Croix ne construit pas une théorie, il raconte son expérience.

Abbé Georges de Nantes
S 4 : Saint Jean de la Croix, retraite automne 1966