Saint Jean de la Croix
X. Le Cantique Spirituel (I)
strophes 1 à 18
LES 30 premières strophes du Cantico Espiritual furent composées dans la prison de Tolède entre décembre 1577 et août 1578. Comme on demandait à notre saint d’où lui était venue l’inspiration de ses strophes, il répondait : « Tantôt c’était Dieu qui me les donnait, tantôt c’est moi qui les cherchait... » Il écrira encore à Mère Anne de Jésus que ce Cantique fut composé « sous l’influence de l’Amour et d’une abondante lumière mystique » (Prologue) et que ces strophes parleront d’abord à l’âme mystique malgré quelques points de « théologie scholastique ».
C’est l’âme embrasée d’amour qui en savourera tel ou tel aspect, sans qu’il lui soit nécessaire de comprendre distinctement. Pensons à notre saint contemplant le ciel étoilé, pensons à la Vierge Marie qui plus que tous a pénétré cette Sagesse. Et nous-même, nous pourrions entendre ce langage d’une manière basse faute d’expérience, mais sachons que tous, nous sommes appelés à la perfection par la grâce du Baptême. Nous pouvons donc comprendre un peu ce qui nous est dit, car il existe quelque analogie entre nos petites élévations spirituelles et ces sublimes états mystiques, la condition étant qu’il faut avoir franchi la Nuit obscure.
Notre première impression est que dès le début l’âme brûle d’un amour comme infini pour Dieu et cependant nous savons qu’il y a toujours une augmentation possible dans l’Amour, même dans les affections humaines lorsqu’elles sont surnaturelles. L’amour d’une créature pour Dieu peut croître indéfiniment tant qu’elle est sur la terre. Il n’y a pas de stagnation, mais une montée progressive jusqu’à l’épanouissement final décrit dans La Vive Flamme.
Où vous cachez-vous cher Amant
Qui m’avez en ce deuil laissée
Comme un cerf qu’on va poursuivant
Vous fuyez, m’ayant bien blessée :
Je sortis après vous, criant,
Mais vous alliez toujours fuyant.
L’âme touchée par l’amour de Notre-Seigneur se plaint parce qu’Il ne l’a pas dépouillée de sa chair mortelle et emportée avec Lui après s’être révélé. Il s’en est allé et l’âme conserve cette blessure qui la ronge et lui fait désirer une nouvelle communication. Les grâces rendent l’éloignement plus pénible. Blessée d’une flamme d’amour qui n’a de remède qu’en Celui qui la provoque, elle a entrevu un bien immense qui lui est à présent refusé.
O pasteurs, vous qui passerez
Là-haut par les bergeries jusqu’au sommet de la colline
Si par bonheur vous voyez
Celui que j’aime le plus,
Dites-lui qu’en mille langueurs
Et mille souffrances je meurs.
Les pasteurs sont les saints, les sentiments de l’âme qui montent vers Dieu. L’âme souffre d’une blessure à vif et elle crie vers Dieu par des intermédiaires. C’est la prière dans la détresse de la séparation.
Pour rechercher mon Bien-Aimé
J’irai par ces monts et rivages
Je ne cueillerai pas de fleurs.
Je ne redouterai pas les bêtes féroces
Et je passerai les forts et les frontières.
Elle part elle-même à sa recherche. L’âme se met en chemin activement par les exercices de mortification, sans chercher à attacher son cœur aux consolations du monde, sans se laisser arrêter par les pièges du démon, de la chair. C’est la doctrine de l’ascèse à laquelle l’âme doit se résoudre avec énergie, courage et force, pour tendre vers son Bien-Aimé.
Ô forêts, ô bois touffus
Plantés par la main du Bien-Aimé
Ô prairie verdoyante
Émaillée de fleurs,
Dites-moi si vous l’avez vu passer.
L’âme va chercher quelques traces du Bien-Aimé. C’est la voie de la connaissance des créatures pour monter jusqu’au Créateur. Tout cela vient directement de sa main et l’âme sent que l’amour de son Bien-Aimé grandit à mesure qu’elle contemple les beautés de son œuvre.
C’est en répandant mille grâces
Qu’Il est passé à la hâte par ces bocages
En les regardant
Et de sa figure seule
Il les a laissés revêtus de beauté.
Les créatures sont comme un vestige du passage de Dieu, mais elles sont inférieures et Il n’a fait que « passer » parce qu’Il devait porter son attention à des œuvres plus grande telles que l’Incarnation. La figure de Dieu, c’est le Verbe. En s’incarnant le Verbe a pénétré toute chose d’une beauté et d’une vertu surnaturelles et divines. Le monde a été transfiguré par la venue du Verbe en attendant l’ultime transfiguration de la Résurrection de la chair.
Hélas ! Qui pourra me guérir !
Achevez de vous donner en toute vérité,
Ne m’envoyez plus
Désormais des messagers
Qui ne savent pas répondre à ce que je veux.
Plus d’intermédiaire. L’amour veut la Présence. L’âme ne veut plus s’arrêter à des joies qui ne font que redoubler ses désirs. Elle veut l’être profond et essentiel de son Bien-Aimé dont la venue est retardée par les « messagers ».
Tous ceux qui vont et viennent
Me racontent de vous mille beautés
Et ne font que me blesser davantage
Mais ce qui me laisse mourante
C’est un je ne sais quoi qu’ils sont à balbutier.
Elle a reçu plus qu’une blessure, une plaie vive à cause de la connaissance des grandes œuvres de Dieu, mystères divins, vérités de la Foi qui lui viennent des anges et des saints et de « tous ceux qui s’occupent de Dieu ». Ce qui provoque un approfondissement de l’amour, un accroissement du désir. C’est déjà une mort d’amour. Ce sont des touches, des éclairs par lesquels, soudain, l’âme devine quelque chose de l’excellence de son Époux. L’Amour désire la vision. Celui qui aime veut voir, voir de plus en plus clairement l’Aimé et s’unir à Lui. Ce « je ne sais quoi » est le dernier degré, inexprimable, du mystère où l’âme expérimente son incapacité à le connaître et le comprendre.
Mais comment peux-tu subsister
Ô vie puisque tu ne vis plus là où est ta vie ?
Lorsque tendent à te faire mourir
Les flèches que tu reçois
Des sentiments que tu formes en toi du Bien-Aimé !
La vie de l’âme est en Dieu et pourtant elle tient à la terre tout en étant ravie en Dieu. Comment vivre dans cette dualité ? En Dieu de tout son amour, elle continue à entretenir cette vie charnelle qui lui pèse. Elle ne peut plus s’occuper de son corps, elle souffre de l’opposition de ces deux vies. Quant aux sentiments que l’âme se forme sur Dieu, ils sont les flèches décochées par Dieu Lui-même.
Pourquoi donc avez-vous blessé
Ce cœur et ne l’avez-vous pas guéri ?
Puisque vous me l’avez ravi
Pourquoi le laissez-vous ainsi ?
Et n’emportez-vous pas le larcin que vous avez commis ?
L’âme se plaint à son Amant et lui demande la guérison par son transport au Ciel, mais non par la disparition de cette blessure. Elle n’a plus de cœur pour elle-même, mais pour son Bien-Aimé et désire la récompense de son amour. « L’âme embrasée d’amour de Dieu désire l’accomplissement et la perfection de son amour pour y trouver le rafraîchissement parfait. » À l’opposé du quiétiste qui dit accepter d’être damné, l’âme qui aime veut le rassasiement et veut elle-même rassasier son Bien-Aimé.
Éteignez donc tous mes ennuis,
Puisque personne n’est capable de les dissiper
Mais que mes yeux vous voient
Puisque vous en êtes la lumière
Ce n’est que pour vous que je veux m’en servir
Montrez-moi votre présence,
Que votre vue et votre beauté me donnent la mort.
Considérez que la souffrance
De l’amour ne peut se guérir
Que par la présence et la vue de l’objet aimé.
L’âme veut émouvoir son Bien-Aimé en lui disant qu'Il est la seule lumière afin qu’Il lui réponde. S’Il se cache, ses yeux n’auront plus rien à regarder.
Ô fontaines cristallines
Si sur vos surfaces argentées
Vous faisiez apparaître soudain
Les yeux tant désirés
Que je porte esquissés dans mon cœur !
Cette strophe exprime le génie mystique de saint Jean de la Croix. L’âme cherche vers les sources pour trouver son Époux : la Foi est le seul moyen de connaître Dieu. De cette source découlent les biens spirituels. L’argent représente les énoncés de ces vérités et les surfaces perçues par l’esprit, mais les vérités elles-mêmes sont l’or. La Foi comporte des énoncés incompréhensibles, adaptés à notre ignorance. Les yeux, ce sont les mystères dont elle possède déjà quelque ébauche dans son cœur, ce que l’amour lui a laissé deviner. Il y a dans l’âme une esquisse des beautés divines, ce n'est seulement qu'au Ciel que la parfaite réalité sera visible. « Au-dessus de cette ébauche de la Foi, il y a une autre ébauche, celle de l’amour dans l’âme de celui qui aime ; elle s’opère par la volonté ; le portrait du Bien-Aimé s’y représente d’une manière si parfaite, si intime et si vive, lorsqu’il y a union d’amour, qu’on peut dire en vérité que le Bien-Aimé vit en elle et elle en Lui. L’amour en transformant ceux qui s’aiment établit entre eux une telle ressemblance qu’on peut dire que chacun d’eux est l’autre et que tous les deux ne sont qu’un.
- Détournez-les, mon cher Époux,
Car je prends l’essor et m’envole
- Retourne colombe vers nous ;
Le cerf blessé de ta parole
Paraît au mont prenant le frais
De l’air qu’en volant tu lui fais.
Le Bien-Aimé va répondre à une demande si pure et si réservée en lui découvrant « quelques rayons de sa grandeur et de sa divinité comme elle le désirait », car l’âme ne demande pas une illumination, elle s’attache humblement à la Foi. L’élan qui l’embrase est alors si élevé qu’elle en est ravie, mais par toute sa nature imparfaite, elle résiste à l’envol (« Voilà donc quelle est la misère de notre nature ici-bas »). Elle implore que cette grâce cesse. Alors le Bien-Aimé la rappelle à la vie de Foi, car « il n’est pas encore arrivé pour vous le temps de me connaître ainsi dans la Gloire... » Lui aussi est blessé d’amour pour elle et commence alors un dialogue amoureux de deux amants contents l’un de l’autre. De tout cela, « il faut déduire que Dieu ne met sa grâce et son Amour dans une âme que d’après les désirs et l’amour de cette âme. »
Mon Bien-Aimé est comme les montagnes
Comme les vallées solitaires et boisées
Comme les îles étrangères
Comme les fleurs aux eaux bruyantes,
Comme le murmure des zéphires pleins d’amour ;
Comme la nuit tranquille
Lorsque commence le lever de l’aurore,
Comme la musique silencieuse
Comme la solitude harmonieuse
Comme le festin qui charme et remplit d’amour.
C’est la contemplation douce et sereine qui suit l’extase. « L’âme inaugure un état de paix, de délices et d’amour plein de suavité. » Elle se repaît de toutes ces beautés. C’est l’état des fiançailles spirituelles avec le Verbe Fils de Dieu. Elle ne parlera plus de peines et de chagrins, car ici, tout cela a pris fin. L’âme est investie du torrent de l’Esprit divin.
Quels progrès en quelques strophes ! Elle cherchait les créatures, elle a prié et supplié, enfin elle a embrassé la Foi et elle a reçu quelque chose de la Gloire du Bien-Aimé en entrant dans cet état des fiançailles où elle se donne à Lui, Lui à elle.
Notre lit est semé de fleurs,
Les lions y ont leur retraite
Le pourpre fournit ses couleurs :
Et bâtit d’une main parfaite
De boucliers d’or environné,
Il est de gloire couronné.
« L’épouse chante l’état heureux et élevé où elle a été placée... dans le lit nuptial de son Époux... » car ce lit fleuri, « c’est le sein et l’amour du Bien-Aimé » où elle est enrichie de don et de beauté. Une même jouissance les unit dans la Perfection de l’Amour. L’âme y est devenue forte et ses vertus sont comme les fleurs semées dans ce lit, répandues sur la pourpre qui est l’Amour de Dieu, elles sont baignées dans l’Amour.
Sur les traces de ton marcher
Vont courant les filles pudiques ;
De l’étincelle un seul toucher,
Un goût des vins aromatiques,
Écoulement délicieux
D’un baume dérivé des Cieux.
L’épouse loue son Bien-Aimé pour les trois faveurs qu’Il donne aux âmes dévotes : suavité, visite d’amour, abondance de charité. Ces touches subtiles allument un feu d’amour dans la volonté qui éclate en actes d’amour ou en grâces enivrantes du Saint Esprit. À ce niveau de grâce, l’âme ne peut plus pécher... « Aussi serait-ce extraordinaire que ces vieux amis viennent à manquer à Dieu ; ils sont désormais au-dessus de ce qui devait les faire tomber. »
Dans le cellier plus retiré
De mon ami, j’ai bu sans peine,
Et par ce nectar désiré
Surprise, sortant en la plaine,
J’oubliais ce que je savais,
Jusqu’au troupeau que je suivais.
L’âme chante l’Union et la transformation d’amour en Dieu. Le « cellier » représente le degré le plus profond de l’Amour, union étroite du « mariage spirituel ». Dieu et l’âme ne font plus qu’un, mais cette union n’est pas encore aussi essentielle que celle de l’autre vie. L’âme reste dans cet état selon sa substance, mais ses puissances ne sont pas toujours en cet état actuel. Après avoir bu le vin mystérieux, elle oublie volontairement toutes les choses de ce monde qui sont sans aucune proportion avec ce qu’elle porte en son cœur.
CONCLUSION
Dans notre méditation, il nous faut considérer ces états mystiques avec beaucoup d’estime, même si nous nous sentons dépassés, car ils nous font percevoir les richesses de Dieu et ce déploiement comme infini de son Amour pour les créatures. Cette sagesse cachée n’est dévoilée qu’à très peu d’âmes entrées dans la « voie illuminative », même si toutes y sont appelées. Cependant quelques-unes seulement ont répondu à ces inspirations et se sont confiées à la Grâce. Celles qui ont trop considéré leur faiblesse ou qui, au contraire, ont surestimé leurs forces se sont arrêtées en route. Nous-mêmes... ? Soyons du moins éblouis et secrètement attirés par ces sommets !
Dans les premières strophes, nous avons vu l’âme échappée aux horreurs de la Nuit Obscure de l’esprit, possédant déjà en elle une présence substantielle et transformante de Dieu. Dieu agit déjà non seulement en sa substance, mais dans ses facultés. Ce sont les forces divines qui inclinent cette âme vers l’Objet de sa tendresse, de son amour, de son espérance, de sa foi. Elle s’est mise en route, courageusement, dans les sentiers de l’ascèse et du dépouillement, puis nous l’avons entendu interroger les créatures et se réjouir de la beauté de l’œuvre créatrice, ce « je ne sais quoi », mystère de Dieu vers lequel elle tend. Mais encore loin du Bien-Aimé, elle gémit jusqu’à ce qu’elle trouve enfin le moyen d’atteindre son but, la Foi, qui lui donnera les plus vives lumières sur Celui qu’elle cherche. Ces vérités, revêtues d’obscurité dans la Foi, brilleront clairement dans la vision, dans la Gloire.
C’est dans la Foi - donnée au Baptême - que nous rencontrerons Dieu. Nous n’avons qu’à y être fidèles, nous en nourrir, l’approfondir avec toute la force de notre amour qui est un désir de pénétrer en Dieu, d’être totalement à Lui, une seule volonté avec Lui, un seul être avec Lui, être transformés en Dieu. Réjouissons-nous, car dans la mesure où nous avons l’amour de Dieu, Père, Fils et Saint Esprit, cet amour nous vaut, par grâce, de porter en nous quelque image, quelque esquisse et connaissance savoureuse et intime de Dieu, ce qui est un petit commencement de Vision de la Gloire du Ciel dans l’Amour.
Abbé Georges de Nantes
S 4 : Saint Jean de la Croix, retraite automne 1966