Saint Jean de la Croix
VII. Foi et Espérance
POUR comprendre en quoi consiste ce dépouillement, il faut lire les Livres II et III de la Montée du Carmel. Notre but est l’union à Dieu, cependant, notre nature est bornée, il faut donc nous arracher à notre nature, mourir à nous-même pour vivre unie à Dieu. Telle est la folie, la démesure des saints. Nous avons trois facultés : l’intelligence, la mémoire et la volonté dont l’exercice est déficient ; pour les rendre proportionnées au but recherché, il faut leur faire adopter un exercice surnaturel, celui des vertus théologales de Foi, d’Espérance et de Charité.
Le livre II de la Montée du Carmel décrit les purifications de l’entendement.
Le livre III décrit celles de la mémoire (chapitre 1 à 14) et de la volonté (15 à la fin). Considérée en synopse, chacune de ces facultés peut s’exercer selon une activité bonne, mauvaise, moitié-moitié, etc. Suivons le plan de saint Jean de la Croix :
-I- Purification de l’intelligence
Qu’est-ce-que la Foi ? Les connaissances que nous avons sont naturelles ou surnaturelles selon qu’elles nous font connaître des objets, des vérités, des êtres par raisonnement ou par révélation. Cependant, du moment que ces objets se présentent à l’intelligence, par exemple un ange, ce sont des idées humaines. Et ainsi, toutes les idées que nous formons, même venant de Dieu, sont disproportionnées par rapport à leur objet divin.
La Foi, elle, n’est pas la connaissance directe d’un objet. Elle nous vient de l’ouïe et nous enseigne par l’Église des vérités certaines quoique obscures pour nous. À nous d’y adhérer sans les « comprendre », c’est-à-dire sans les réduire à nos capacités si limitées par rapport à l’infini de Dieu.
Je dis « Credo » et mon intelligence accepte cette donnée en toute inévidence et sans la comprendre. C’est un bond à l’obscur de mon intelligence. Cette intelligence dépouillée de toute connaissance peut adhérer à un objet obscur qu’elle tient cependant pour certain, elle épouse le mystère ( II 1,2,3,7,8 ).
La Foi c’est comme les épousailles de l’esprit humain et de l’Esprit divin, car l’esprit humain use de toutes les vérités que possède l’Esprit divin comme siennes. Lui voit, moi, je crois. Le lien de ces épousailles est l’enseignement formulé par la Sainte Église. Nous disons ce que Dieu dit éternellement, Lui dans la lumière, nous dans la nuit, et non plus nos idées, nos manières de voir les choses...
« Le jour, c’est Dieu Lui-même dans la bienheureuse Patrie où Il est comme un jour pour les anges et les saints qui, à leur tour, deviennent jour dans le reflet de la divine lumière... La nuit, c’est la Foi en l’Église militante où il fait encore nuit. Elle communique la science à l’Église et par suite à chaque âme qui est nuit elle aussi puisqu’elle ne jouit pas de la vision béatifique de l’éternelle Sagesse et qu’en présence de la Foi, elle est privée de sa lumière naturelle. » (Montée II,2 )
Dans la suite des chapitres, notre saint va se manifester impitoyable pour réduire toutes les connaissances qui nous viennent d’ailleurs que de la Foi qui seule est notre guide.
Les connaissances sensibles, naturelles et surnaturelles (visions, auditions, odeurs, paroles, goût) sont à fuir comme dangereuses et d’origine incertaine, car cela « ne saurait donner à l’entendement le moyen immédiat d’aller à Dieu, mais ce peut être l’occasion de tomber dans l’erreur et l’illusion » ( II, 7 ). Et si quelques unes de ces communications sensibles viennent de Dieu, « on ne leur fait pas injure en ne les voulant pas et en les repoussant, et on ne manque pas pour cela de recevoir l’effet et le fruit que Dieu se proposait de produire dans l’âme par leur moyen. » ( II, 10 )
Les perceptions intérieures de l’imagination, naturelles ou surnaturelles, la méditation à l’aide de représentations formées par nos sens (quand nous nous représentons Jésus souffrant, attaché à une colonne, sur la Croix, etc.) sont nécessaires aux commençants pour enflammer leur amour et donner à l’âme un aliment par le moyen des sens. Mais ce ne doit être qu’un passage. « Dieu veut appeler ces âmes à des biens plus élevés qui sont intérieurs et invisibles... » ( II, 11 )
Quant aux visions imaginaires qui nous viennent du Ciel, par ces images, Dieu peut révéler à l’âme beaucoup de choses. Mais le démon peut aussi tromper l’âme par des représentations bonnes en apparence. L’entendement doit donc « veiller à ce que les visions bonnes qui viennent de Dieu ne soient pas pour lui un obstacle à l’union de l’âme avec la Divine Sagesse, comme aussi à ce que les mauvaises ne le jettent pas dans l’illusion » ( II, 14 ).
Il est meilleur de les fuir, de ne pas en parler à ses directeurs et de n’y plus penser, car « La Foi seule est notre guide ».
Mais alors, pourquoi Dieu nous les donne-t-il ?
Parce que c’est une étape ; Dieu prend l’âme telle qu’elle est, Il lui donne ces connaissances pour l’en détacher peu à peu, la perfectionner selon sa nature, mais toujours pour la mener à des connaissances plus hautes et plus pures.
Les chapitres 17 à 21 montrent ensuite par des exemples de la Sainte Écriture, que des révélations et des visions vraies venant de Dieu peuvent néanmoins jeter dans l’illusion. En effet, nous pouvons nous fier à notre propre sens dans l’interprétation d’une parole ou d’un rêve, et nous tromper alors que dans ces révélations, le principal pour Dieu est de nous en « communiquer le fruit spirituel ».
D’autre part ces paroles ou promesses entendues peuvent être liées à des causes humaines, elles peuvent être conditionnelles ou comminatoires. « Il n’est pas possible non plus de comprendre les vérités cachées dans la parole de Dieu, ni les sens multiples qu’elle peut avoir, car chaque révélation est comprise au temps fixé par celui qui l’a faite ; elle sera comprise de celui à qui Il voudra en donner l’intelligence, et alors on en verra la convenance, car Dieu ne fait rien sans motif et en dehors de la Vérité. » (Montée II, 18)
Ce qui ne trompe pas, c’est la Foi et, depuis Notre-Seigneur Jésus-Christ, Dieu n’aime pas qu’on L’interroge directement. Il n’est pas besoin d’autres inspirations : « Dès lors qu’Il nous a donné son Fils qui est sa Parole, Il n’a pas d’autre parole à nous donner. »
La Foi n’est pas une illumination directe de notre âme par Dieu, contrairement au protestantisme qui prétend traiter seul à seul avec Dieu. C’est de fixer les yeux sur le Christ, sa doctrine, par l’Église et par ses ministres. Il faut nous en remettre à cette parole humaine plutôt qu’à une parole divine que l’on croit recevoir de Dieu, mais qui peut venir du démon ou être mal comprise. « Ainsi donc nous devons nous guider en tout d’après la doctrine du Christ, Notre-Seigneur, fait Homme pour nous, de son Église, de ses ministres qui nous parlent d’une manière humaine et visible... » ( Montée II, 20 ).
Il ne faut donc jamais être dans l’assurance tant qu’on n’a pas soumis son âme à son directeur spirituel. « Dieu en effet aime tant à voir l’homme gouverné et dirigé par un autre homme semblable à lui, et selon la raison naturelle, qu’Il veut absolument que ce qu’Il nous communique surnaturellement, nous ne le donnions à comprendre, ou nous n’y donnions entière créance, ou n’ait de force et de sécurité en nous, qu’après avoir passé par ce canal humain de la bouche de l’homme. » ( Montée II, 20 ).
Or quelques chapitres plus haut, saint Jean de la Croix parle du « tort que peuvent faire aux âmes certains directeurs spirituels, lorsqu’ils font trop de cas de ces visions ou révélations, se livrant à une foule d’entretiens sur ce sujet avec leur dirigés. », dont découlent quantité d’imperfections, car le démon profite de ces dispositions.
Mais qu’en est-il des connaissances spirituelles ? Plus nous avançons dans la perfection, plus nous avons de chance que ce soit Dieu Lui-même qui commence à se révéler à l’âme. N’oublions pas en effet que nous sommes faits pour la vision, l’embrassement divin, que la Foi elle-même prépare la vision. Et si Dieu le veut, on aura beau écarter toutes ces manifestations, c’est à la lumière, la vision que nous devons aboutir, c’est-à-dire au Ciel. Mais dès ici-bas, les âmes saintes peuvent y être introduites. L’âme est faite pour la vision et il y a des connaissances spirituelles qu’il faut recevoir et que le démon aura de plus en plus de mal à simuler. Dans un premier temps, ne les recherchons pas, désirons revenir à la Foi. Dieu sera content de nous voir résister à sa suavité, même si cela vient de Lui.
Il existe quatre sortes de connaissances spirituelles dont il faudra tirer un enseignement général afin de ne pas nous y perdre:
- Les visions substantielles qui sont un regard sur une Personne Divine, un cœur à cœur avec un saint. C’est rare et excellent. Il en est de corporelles qui peuvent être bonnes mais dangereuses, car le démon peut les contrefaire, même avec de bons effets. Il faut donc s’attacher à la Foi, faire confiance à l’Église (et les craindre !)
- Il y a les révélations (assez courantes) comme des connaissances intellectuelles sur un mystère, un attribut divin qui fait impression sur l’âme. C’est bon. Le démon ne peut les caricaturer, c’est supérieur à une vision du Petit Jésus qui vient dans vos bras (et ça fait moins de chahut !). Lorsqu’elles portent sur les créatures, le Ciel, l’Enfer, l’avenir, le fond des âmes, des « secrets », c’est incertain et secondaire ; les gens en sont friands parce que souvent ils ne vivent plus dans la Foi, mais dans l’adhésion à des opinions.
- Les paroles successives, (une phrase entendue). Il faut s’en méfier (une religieuse « entend » dans son oraison : « supérieure et maîtresse des novices ! » Or c’est interdit par le Droit canon). Il faut s’en remettre à l’Église. Mais il y a aussi des appels, des ordres formels auxquels il faut obéir, surtout si l’on éprouve de la répugnance. Quant aux paroles substantielles qui laissent une impression de vérité dans l’âme, une lumière qui transforme, c’est très riche et parfait. Le démon ne peut les imiter, cela peut avoir de merveilleux effets comme de configurer l’âme à l’Esprit divin. « Heureuse l’âme à qui Dieu les adresse » ( II, 29 ), car, nous l’avons vu, c’est pour l’union à Dieu que nous sommes faits, pour l’Amour, non pour la morale ni pour l’éloignement de sa Présence, ni l’enfermement dans la Foi, et cela peut commencer dès ici-bas. Il ne faut jamais détourner les âmes de la contemplation.
- Les sentiments surnaturels ; ce sont les affections qui surgissent dans la volonté, des élans, une inflammation de l’esprit qui devient tout amour, tout désir de souffrir, d’amour du prochain, don des larmes, vol de l’esprit etc. Il faut les recevoir passivement sans rien y mêler de naturel. « Ni l’âme ni son guide ne peuvent savoir ni comprendre la cause d’où elles procèdent, ni par quelles voies ni pour quelles œuvres, Dieu accorde de pareilles faveurs... Dieu les donne à qui Il veut, comme Il veut et pour le but qu’Il veut. » ( II, 30 )
La ligne maîtresse de cet enseignement est que nous allons vers Dieu par des connaissances de plus en plus claires, soit dans la méditation, soit par révélation et donc, le progrès normal de l’âme est de s’acheminer vers la Vision. Cependant, tant que l’âme traverse ces étapes lointaines et intermédiaires, elle est en danger de s’égarer. C’est pourquoi, à côté de cette découverte de Dieu les yeux ouverts, il y a une marche vers Dieu les yeux fermés, qui est la Foi comme connaissance obscure à laquelle il est bon de revenir, surtout quand les connaissances « claires » s’éloignent de la Foi, rassasient la curiosité, font perdre l’humilité. Mais si ces connaissances ne sont que la répétition du Credo ou du catéchisme, alors l’âme est en sécurité.
Ainsi, il n’y a pas de loi plus sûre que celle-ci pour reconnaître la vérité des révélations : il faut qu’elles ne disent rien d’autre que la Foi.
-II-
Purification de la mémoire
Le livre III de la Montée reprend chaque sorte de connaissance en l’appliquant à la mémoire, car la mémoire ne fait que conserver ce que l’intelligence a entendu.
Ainsi faut-il oublier les souvenirs naturels, les choses et les affections du monde ( ces paquets de photos que l’on traîne avec soi ) et préférer une charité vivante, car ce sont autant d’occasions de tentations qui inquiètent et occupent le cœur loin de Dieu au lieu de le tendre vers le Ciel. C’est ainsi que les puissances de l’âme « seront disposées à recevoir des grâces infuses et des lumières surnaturelles » ( Montée III, 1 )
Oublions également les souvenirs surnaturels, une vision, une parole qui nous a fait du bien sur le moment, n’y revenons pas, cela use le souvenir et le déforme ; mieux vaut être à mon affaire d’aujourd’hui.
Mais quant aux dons faits à la mémoire intelligible (paroles substantielles ou sentiments, connaissances spirituelles et surnaturelles) et qui ont produit une grande transformation, ces choses sont divines et éternelles et il suffit d’y revenir pour qu’elles ravivent en nous la Foi, l’Espérance et la Charité et qu’elles soient une source jaillissante de nouveaux efforts. « Ce sont des touches, des sentiments de l’union avec Dieu, but vers lequel nous acheminons l’âme. » ( III, 13 )
Y revenir, c’est un nouveau baiser, une union renouvelée qui sera au Ciel un état permanent. Ce sont encore des actes d’amour, et non de pleine vision, mais qui ont quelque chose de la Béatitude céleste.
-III-
Purification de la volonté
« Mais on n’aura rien fait si on ne purifie aussi la volonté pour l’établir dans la troisième vertu théologale qui est la charité. C’est elle qui donne la vie aux œuvres accomplies » ( III, 15)
Les affections ou passions de la volonté sont la joie, l’espérance, la douleur et la crainte. Or, le principe à leur appliquer sera « que l’âme ne se réjouisse que de ce qui intéresse purement l’honneur et la gloire de Dieu Notre-Seigneur, ne mette qu’en Lui son espérance, ne s’afflige que de ce qui le blesse, ne craigne que Lui... » ( III, 15 )
Point de méditation
Notre découverte de ce jour, c’est l’excellence de la vie de Foi et si l’on veut dire : « Seigneur ! Je ne veux pas être sainte à moitié ! », il faut nous engager sur ce chemin et opérer les purifications de l’esprit et de ses facultés, seul moyen de progresser dans l’union à Dieu. Il faut faire taire, après nos passions sensibles, nos imaginations, nos raisons, nos volontés, à moins d’être très sûrs que cela nous vienne de Dieu.
Ce renoncement perpétuel et quasi universel est une ascèse extrêmement pénible. On ne peut y consentir que par un grand amour du Christ et de sa Croix, un grand désir de L’imiter en se renonçant soi-même et en perdant sa vie, selon son conseil pour la trouver. C’est une application constante à contrarier ses élans, ses inclinations naturelles pour souffrir avec le Christ, être dépouillé avec Lui. Mais ce n’est qu’ainsi que l’âme pourra s’échapper des limites terrestres et humaines pour embrasser l’infini de Dieu.
Ce que je sais par la Foi concerne des réalités transcendantes que je connais d’une certitude éblouissante sans les comprendre. Certitude qui se double d’une obscurité où mon esprit demeure enténébré. Ma mémoire pense au Ciel, au Jugement après la mort, certitude de cette espérance qui vise des biens certains, mais ce que j’espère, je ne le tiens pas, je ne peux le goûter ici-bas. De même pour l’Amour de Dieu, c’est une certitude qui remplit mon cœur, mais c’est un amour insaisissable, je ne sais si je l’ai, ce qu’il est, je ne sais ce que c’est qu’aimer ! Consolation et douleur... Il faut accepter d’être soumis à l’Église qui sait et que nous préférons aux visions et révélations, mais nous voulons que la Foi soit le moyen d’aller à la Vision pour laquelle nous sommes faits.
Tout cet enseignement se résume en une anecdote : un jour un frère du Couvent des Martyrs à Grenade se plaignait de ne pas avoir de livre. Il en demanda au sous-Prieur qui vint le demander à son Père Prieur, Juan de la Cruz. Celui-ci prit un petit papier et il y écrivit le Pater Noster puis il le tendit au sous-Prieur en lui disant : « Allez dire au frère qu’il y a là un livre qu’il pourra méditer longtemps », et « à la suite de cela, dit la chronique, on voyait le frère plongé en contemplation dans sa cellule ou à la chapelle, ayant son petit papier entre les mains et pleurant de joie ! »
Abbé Georges de Nantes
S 4 : Saint Jean de la Croix, retraite automne 1966