Saint Jean de la Croix
III. Le moyen et la méthode
LES biens de la terre, s’ils règnent sur notre cœur et satisfont nos tendances, sont des obstacles qu’il faut mortifier, mais pour cela, et c’est plus difficile, voire héroïque, il faut s’attaquer aux inclinations de la volonté comme notre saint nous y encourage au livre III de la Montée (chap. 17 à 25).
Il n’est encore question que de la joie qui nous vient des choses naturelles, joie qui aveugle le cœur comme un mirage, une ivresse démesurée pour un bien convoité (une nouvelle auto par exemple !) et qui apparaît bien plus beau qu’en réalité. La tristesse est alors meilleure à qui dit : « Ça n’est que ça ! »... Car mieux vaut se tenir dans une sainte crainte vis-à-vis d’une chose qui ne tend pas à Dieu ou qui en détourne. Le renoncement, au contraire, rend libre de jouir de toutes les créatures en portant sur elles un jugement vrai avec un cœur tout à Dieu (17 à 19).
Il en va de même pour nos propres qualités de cœur ou d’esprit : s’en réjouir est vanité, illusion et même ce qui nous paraît des perfections peuvent être des occasions d’offenser Dieu. Les saints obtinrent d’en être dépouillés, pour Dieu.
Personne en effet n’échappe à cette fascination des charmes naturels : « À peine s’en trouvera-t-il un qui échappera à leur fascination et à leur lien... L’ivresse est telle que si on ne prend tout de suite quelque antidote pour rejeter promptement ce poison, la vie de l’âme elle-même est en danger. » (III , 21).
L’antidote, c’est le renoncement dont l’âme va tirer bien des avantages, mais surtout la liberté d’aimer les créatures comme Dieu le veut, à cause de leurs vertus, car « lorsqu’on aime de la sorte, on aime selon Dieu et en toute liberté, et si cet amour attache à la créature, c’est qu’il attache surtout à Dieu ; car alors, plus grandit en nous l’amour du prochain plus aussi grandit l’amour de Dieu et, de même, plus l’amour de Dieu grandit, plus aussi grandit l’amour du prochain. L’amour du prochain procède de celui de Dieu. Ils ont la même raison d’être, ils ont la même cause. » (ch 22)
Parfois, en effet, la joie des sens peut être bonne si elle porte à la dévotion, c’est-à-dire si l’âme offre cette joie et s’élève vers Dieu. Par exemple, une rencontre m’a fait du bien. Il m’est bon de me souvenir de la grâce que j’en ai reçue, mais quant aux impressions sensibles qui en furent l’occasion, je les accepterai sans les rechercher ni m’y arrêter, car ce serait alors donner prise à une vaine satisfaction dont les signes alors sont bien reconnaissables : tiédeur, manque de dévotion dans la pratique des sacrements de l’Eucharistie et de la Pénitence. Mais si par amour de Dieu l’âme se dégage de ces satisfactions, chaque sacrifice en reçoit sa récompense en bien spirituel et même temporel et à la fin « un poids immense de gloire qui durera toujours ».
Mais alors, si nous nous déterminons à une telle ascèse, qui nous en donnera le courage ? Quelle sera notre méthode ?
Le chapitre 14 du Livre I de la Montée du Carmel répond à la première question : Qui nous donnera la force ? « Les ardeurs plus vives d’un amour plus profond » (« ansias en amores inflamada »). Contrairement au moralisme de Kant et à sa loi du devoir et de la crainte, il s’agit d’un combat entre deux amours, toutes deux aussi violentes et multiples et c’est l’amour dévorant pour l’Époux qui triomphera de celui, brûlant, des créatures et des bonheurs sensibles. Aussi le commençant va-t-il s’y jeter avec fougue, tombant alors dans mille imperfections qui nous sont décrites dans les chapitres 1 à 8 de la Nuit des sens.
Les consolations rencontrées dans la dévotion, la liturgie, les images pieuses, les amitiés spirituelles sont nécessaires au Novice pour l’arracher aux choses de la terre et tout ce qui émeut la partie spirituelle peut présenter, des années durant, un appui qui aide à l’Amour de Jésus, jusqu’à ce que Dieu opère Lui-même la transformation.
Quant à la méthode, elle est toute contenue dans le chapitre 13 du livre I de la Montée. C’est la méthode de Jésus : « Je suis le chemin. » Suivre ces pages, c’est atteindre le sommet de la perfection. C’est le chemin pratiqué par Notre-Seigneur, à savoir que chaque fois que s’est présenté un goût qui n’était pas de la Volonté de son Père, Il l’a écarté. Que reste-t-il ? Ce qui est « pour l’honneur et la gloire de Dieu ». Saint Jean de la Croix nous donne un exemple : « Si j’éprouve du plaisir à regarder des choses qui ne me portent pas directement vers Dieu, je ne rechercherai pas ce plaisir et j’éviterai de regarder ces objets ». Mais cette mortification sera pratiquée avec discernement « quand nous le pouvons, bonnement », c’est-à-dire sans excentricité ni extravagance, car parfois on ne peut agir ainsi et il suffit de désavouer cet acte intérieurement.
Une telle théologie de la mortification est inspirée de la contemplation directe du Christ dans la lecture méditée de l’Évangile. Notre saint a comparé la vie de Jésus avec la perfection qu’il avait en vue et il a découvert que la vie de Jésus a été très austère, très radicale, qu’Il s’est dépouillé de tout. Ainsi libre par rapport aux créatures, Il est souverainement pur, détaché, mais dévoué dans l’unique désir de faire la Volonté de son Père. Saint Jean de la Croix ne nous impose pas un détachement effectif et total des créatures, mais le sacrifice de toutes nos tendances désordonnées. Jésus, qui en est exempt, est tout à tous comme nous le serons, une fois consenti un tel dépouillement.
Points de méditation
Arrivés à la porte étroite que peu d’âmes acceptent de franchir, nous décidons de nous écarter du chemin des satisfactions naturelles, mondaines, charnelles et de rejeter toute affection désordonnée. Il faut, c’est sûr, trancher dans le vif, car ce n’est pas l’abondance des consolations qui empêche l’union, ce peut être une toute petite satisfaction naturelle qui occupe l’attention et empêche l’âme de prendre son vol... (« une petite attache dont on ne veut pas se défaire, à un objet quelconque, à une personne, un vêtement, une cellule, un livre, tel genre de nourriture, certains petits entretiens... »)
Pour opérer ce dépouillement, l’âme s’élancera alors dans un grand élan d’amour vers les créatures qui nous parlent de Dieu, qui portent sur elles quelque reflet du divin et de la pureté du Ciel. Cette attirance lui permettra de briser tous les autres liens et de se mettre en marche pour l’ascension de la Sainte Montagne. Comment ? Par la solitude du cœur et selon le mouvement que donne l’amour. Oh ! L’heureuse fortune ! Grâce à ce dépouillement de mes tendances, par cette nuit des sens, je me suis échappé... de moi-même !
Pour les commençants : Fixer le regard sur le dessin du Montecillo et former la résolution de s’engager dans le chemin étroit, se détournant des deux autres et faire grandir ce désir dans le cœur et dans la volonté.
Pour d’autres, plus adonnés à l’oraison : Contempler l’Arche d’Alliance où se trouvent la Loi, la Verge d’Aaron, la Manne et rien autre, regarder notre âme comme une nouvelle arche contenant la Sainte Trinité, n’y voir que l’Évangile, la Croix, la Sainte Eucharistie et brûler en pensée toutes les affections désordonnées.
Méditer sur l’oiseau retenu par un fil (Montée I, chap. 11) et penser à un éventuel attachement coupable, s’exciter à rompre ce dernier lien et penser à la compassion de Saint Jean de la Croix pour « ces pauvres âmes fatiguées d’elles-mêmes ». Relire les maximes du chap. 13 et y attacher son cœur.
Abbé Georges de Nantes
S 4 : Saint Jean de la Croix, retraite automne 1966