Au séminaire, le choc de Luther
LES cours d’histoire de Monsieur Gautier au séminaire d’Issy-les-Moulineaux « régalaient mon inlassable curiosité, mais ce qu’il racontait et revivait lui, était si loin de moi que mon admiration en demeurait toute froide et formelle » jusqu’au jour où il évoqua « le soudain envol de l’ordre clunisien en pleine anarchie féodale des derniers temps carolingiens ». Quel choc ! (...)
« Cluny me toucha au cœur, à l’impourvu et pour toujours. À partir de 909, l’Histoire me parle, elle me concerne et m’appelle, elle m’éclaire et m’aide. (...) Son histoire est celle de mon univers ; j’ai aperçu ses clochers échappés à la ruine, en passant. Et par bonheur, la grande idée de ses abbés de légende, Odon, Mayeul, Odilon, appartient à la vision qui m’a été inculquée de notre ordre catholique et français, comme sa clef de voûte. Serait-il dès lors insensé de dire que ma vocation s’originait, naissait là, dans cette fondation de Cluny que dix siècles ne séparaient pas autant de nous qu’ils nous y unissaient ? » (...)
Même « enthousiasme vibrant pour saint Bernard. Cette mystique du Cantique des cantiques, ces Croisades, cette poursuite de l’hérésie, cet acharnement contre Abélard, cette hargne contre Pierre le Vénérable jugé trop tiède », paraissaient désuets aux confrères, et les laissaient froids, « alors que de toutes mes soifs inextinguibles je buvais au goulot, avidement, cette vie, cette ardeur, palpitant de ces saints enthousiasmes, de ces fureurs, de cette poésie mystique, sans en laisser tomber une goutte, en nourrissant ma jeune existence ! J’y entendis une leçon pour aujourd’hui mais, dans notre climat nouveau de 1946, je paraissais le seul. (...)
« Je ne vis pas mille ans en arrière comme m’en brocardaient mes confrères. Je vis de ces mille ans qui ont bâti mon univers – et le leur, hélas ! qui leur indiffère à moins qu’il ne leur soit étranger et ennemi –, et qui lui ont mérité de Dieu et de son Christ de survivre. J’y puise toute ma sagesse, à leurs cent cinquante vérités et bontés, beautés humaines et chrétiennes, ou pour mieux dire monastiques et monarchiques. (...)
Choc contraire, « aussi vif mais douloureux », l’année suivante, au récit de la Réforme de Luther :
« De ces cours-là non plus je ne perdis pas un mot, pas une inflexion de voix, et je n’en ai vraiment rien oublié. Ma haine de ce monstre d’orgueil et de sensualité, l’une et l’autre irréfrénés, ne voulant pas capituler l’une devant l’autre, et se retournant alors contre la foi, contre la loi, contre le sacrement du Christ pour se tailler à eux deux un royaume... Y a-t-il rien de plus dégoûtant, de plus révoltant, de plus catastrophique pour le genre humain ? Ainsi la volupté la plus abjecte, la solitaire, et l’orgueil barbare de l’individu se préférant à tout l’ordre humain et divin qu’il conteste et rêve de broyer, allaient installer leur faux ménage là où, des siècles, avaient régné la chasteté, l’humilité et la douce amitié fraternelle ?
« J’avais conservé intacts, enrichis encore de constantes lectures mes souvenirs, mes admirations, mes amours des saints Hugues de Cluny, Bernard et Norbert, Bruno et François, Thomas et Bonaventure... Je n’en pouvais embrasser les pléiades lumineuses. Et voici que ce moine grossier, débauché, fort en gueule et de propos honteux, se faisant maître de l’Évangile et seul juge de la foi et de la discipline, allait tout souiller, tout renverser, sans que rien s’oppose à lui victorieusement ?
« Jamais, non jamais plus la Chrétienté ne jouirait de la paix, de l’unité, de la pureté des mœurs et de la clarté des dogmes, sans division, sans contestation, sans guerres sanglantes et persécutions ! J’en éprouvai sur le moment la morsure de la haine contre cet homme immonde dressé contre tout un monde pour le ruiner au nom d’un salut illusoire. Je n’en ai rien renié depuis. Il a bien fallu que mon indignation intérieure se calme, que ma haine contre cet hérétique mort depuis quatre siècles, de suffocante se fasse seulement véhémente.
« On fêtait alors, dans notre monde devenu anglo-saxon, le quatrième centenaire de sa mort, le 17 février 1546. Ce qu’il avait dit de l’Allemagne passée à sa Réforme, devenait la triste, l’écœurante réalité de notre monde libéré, de 1946 : “ Si on voulait peindre l’Allemagne, il faudrait la faire comme une truie ; mais puisque nous y sommes, il faut en porter la peine. ”
« Ah ! non, je ne me résignerai jamais à vivre sous l’Occupation de pareille barbarie proclamée évangélique, jamais je ne préférerai son chaos absurde, son cruel fanatisme et son hypocrisie de piété mêlée de vices, à la pure vérité et bonté et beauté de notre ordre catholique et français... »
Mais, indifférent à son jeune auditoire, Monsieur Gauthier, que toute luxure, toute violence écœuraient déjà passait à la suite de cette Histoire sainte de l’Église ; sa Contre-Réforme splendide et les gloires de la Renaissance catholique nous instruisaient de ce que nous aurions à vivre et à faire nous-mêmes.
Abbé Georges de Nantes
Extraits des Mémoires et Récits, tome 2, p. 189.