LETTRE À MES AMIS n° 250
Attendre et tenir, lutter même et vaincre par le Signe de la Croix
« Foris pugnæ, intus timores. » (II Cor 7, 5)
« À ne rien dire, à ne rien faire, on peut échapper à la critique. Ce n’est pas mon cas. Mais je ne veux pas voir dans ces violences un drame. Suis-je digne de la récompense des saints ? Je ne suis pas encore accusé comme saint Basile devant le pape Damase, ni condamné comme hérétique, puis déposé, comme saint Cyrille, par un concile de quarante évêques, ni poursuivi sous inculpation de sortilège, comme saint Athanase, ni pour mauvaises mœurs, comme saint Jean Chrysostome, ni condamné solennellement et déposé par le tribunal du Saint-Office, comme le fut saint Joseph de Calasanz, qui mourut disgracié à Rome, à l’âge de quatre-vingt-douze ans. » ...
Je vous rappelais cette admirable réflexion du cardinal Billot, disgracié par Pie XI pour sa courageuse défense de l’Action Française, dans ma Lettre du 15 septembre 1963, au moment où je devais quitter ma paroisse de Villemaur et me voyais retirer tout pouvoir de juridiction. Voilà bientôt quatre ans qu’il m’est interdit de prêcher dans les églises, de confesser, de donner les sacrements, sinon ailleurs et exceptionnellement. Ce ministère était pourtant un labeur aimé, heureux et fécond. Il y a aujourd’hui un an, j’étais frappé de nouveau. L’évêque de Troyes me privait du droit de célébrer la Sainte Messe dans ce diocèse ; son successeur a renouvelé cette suspens, comme étant de soi perpétuelle. C’est une grande peine, malgré le réconfort des Messes célébrées en voyage ou, de temps à autre, au-dehors des maudites frontières. Et je ne m’attarde pas sur le cortège d’avanies, de méfiances cruelles et de diffamations dont ces sanctions, à dire vrai insolites, sont l’occasion. Jour après jour, les Frères de la communauté et moi, nous nous accommodons du sort qui nous est fait, de la Croix bénie jetée sur nos épaules. Même sévère, même injuste, cette Église est l’Unique, notre Sainte Mère, et nous demeurons ses enfants.
Fidèle au grand exemple du cardinal Billot, l’un des maîtres de mon esprit, de tout cela je ne ferai pas un drame. Le principal est de savoir, de source officielle, qu’à Rome le Saint-Office poursuit l’examen attentif du dossier de mes Lettres, en particulier de celle que j’écrivais au cardinal Ottaviani et que je vous donnais à connaître l’été dernier, dans ma Lettre 231. Ils cherchent le défaut de la cuirasse, le point faible de ma théologie, et réponse à mes accusations. Ils cherchent et ne trouvent pas. C’est une première victoire, celle de notre foi. Les novateurs ont toujours tort dans l’Église et ce sont eux finalement qui abandonnent ou sont chassés, si savants, si puissants, si élevés qu’ils soient. Je déclare anathèmes le MASDU et ses promoteurs. Personne n’ose, en me condamnant, faire de cette « salade des religions pour la construction de la Grande Babylone moderne » un dogme de notre foi ! Sans doute l’Épiscopat français, collégialement, a publié cet hiver une nouvelle et fort dédaigneuse mise en garde contre mes écrits (cf. Lettre 243). Sa forme même trahit l’embarras de ses auteurs. Ils ne veulent pas qu’on me lise mais ne savent dire pourquoi. Quand l’Autorité s’égare, dans l’Église, elle appelle à l’aide ses ennemis naturels et frappe ses propres enfants. Suis-je digne de cette inimitié, de cette persécution annoncée par Jésus et qui est « la récompense des saints » ? Je ne le pense pas. Mais tant d’amis fidèles le sont, qui vivent cette épreuve avec nous. Le cardinal Billot est mort dans la résidence étouffante de Galloro, exilé de Rome, odieusement séquestré, fui de ses anciens disciples et amis, persécuté par ses confrères de la Compagnie. Ce saint a tout subi, sans faiblir, mais grâce à lui l’Action Française connut dès 1939 un début de réhabilitation et elle demeure la pierre angulaire de toute Contre-Révolution catholique. L’erreur et la haine, son inséparable compagne, n’ont pas triomphé dans l’Église, par la patience et la force du grand Théologien, martyr de ses frères.
Nous saurons attendre et tenir, lutter même et vaincre par le Signe de la Croix. La grâce de Dieu est avec ceux, si minimes et si misérables soient-ils, qui demeurent fidèles à l’Évangile de Jésus-Christ. Le nombre de nos amis ne cesse de croître, et dans tous les pays. Leur dévouement, leur attachement paraissent de jour en jour plus forts et sans autres bornes que celles de notre commune fidélité catholique. Les yeux s’ouvrent sur l’imposture de cette prétendue « Réforme de l’Église » et sur ses effroyables ravages. C’est l’immense échec des aggiornamentistes et œcuméniaques qui ramène vers nous les gens de bien effrayés.
Supposez que tout aille mieux dans l’Église, que le Concile ait été manifestement comme une nouvelle Pentecôte, marquée donc par une rentrée en masse de schismatiques et de protestants, de musulmans, de bouddhistes et de païens, par un recul général du communisme dans nos vieux pays de chrétienté, et d’abord bien sûr en Italie, par un mouvement de conversion au sein du peuple juif. Supposez que les voyages et les discours messianiques du Pape aient changé le climat international, arrêté les guerres, apaisé les fanatismes raciaux et les haines révolutionnaires des uns, réveillé l’esprit de justice et de charité des autres.
« Imaginez que nos évêques soient revenus du Concile plus attentifs à la doctrine et accessibles aux doléances de notre foi, plus fidèles à la résidence dans leur diocèse, plus dévoués à leur troupeau et spécialement aux pauvres ; que vos prêtres se soient sentis davantage épaulés, mieux compris et que, embrasés par les doctrines conciliaires d’une joie, d’une fierté nouvelles, ils se soient adonnés avec un zèle accru à la prière et à la pénitence, au ministère du culte, au catéchisme et aux prédications, aux visites des malades et à la direction des âmes Imaginez qu’à la suite du Concile de hommes politiques connus et des philosophes, de grands écrivains, des syndicalistes, soient revenus publiquement à la religion, que des pécheresses célèbres se soient amendées, qu’un fort courant emporte la jeunesse et l’élite vers les séminaires, les monastères et les couvents, que les écoles et les œuvres catholiques soient devenues des ruches bourdonnantes, que les missions décuplent leurs efforts, soutenus par les aumônes ferventes des riches pays catholiques. Imaginez, supposez le renouveau, l’expansion, le rayonnement de l’Église au lendemain du Concile. Je vous le demande, quel accueil auraient rencontré mes petites lettres ronéotypées ? Quel intérêt prendriez-vous à leurs “ injures ” ? Quelle estime et quelle affection pourriez-vous ressentir pour un prêtre “ suspens ” qui s’obstinerait dans une critique partiale, malveillante, de tous et de tout, et demeurerait, comme un figuier stérile, à l’écart du grand travail de l’évangélisation des pauvres ? Aurais-je seize mille lecteurs ? Je n’en aurais pas cent, je n’en aurais pas un seul. Je me dégoûterais tout le premier de moi-même, de mon orgueil, de mon aveugle obstination. Dans mon endurcissement, il m’arriverait de trembler à la pensée de la mort et de l’enfer... La réponse du Souverain Pontife et des évêques à mes sanglantes critiques, la seule qui soit décisive, ce serait le bilan joyeux de ce “ nouveau bond en avant du Royaume du Christ ” (Jean XXIII, 8 décembre 1962) qui devait marquer l’entrée dans l’ère nouvelle du plus grand des Conciles et du plus extraordinaire des pontificats. Cela nous était annoncé, promis, garanti. Et c’est le contraire qui est venu.
La sainteté des hommes ne s’est pas trouvée au rendez-vous, ni les miraculeuses grâces de l’Esprit-Saint. La Réforme a ouvert pour tous le temps des grandes vacances et de leurs réjouissances “ éphémères, fausses, honteuses et désordonnées ”, pour parler le langage de l’Imitation (III, 12). Satan déambule librement dans l’Église. Il débauche les moines et les nonnes, comme aux beaux temps de Luther. On communie beaucoup, debout bien sûr ! mais on ne se confesse plus guère. La prédication est partout hérétique, mondaine, socialiste. Le culte est profané. L’autre jour, en Hollande, un prêtre célébrait la messe de mariage de deux homosexuels et son évêque l’a excusé. Que dira de cet épouvantable sacrilège, connu du monde entier, et de cette complicité épiscopale, Celui qui a la charge suprême du troupeau ? Voici d’ailleurs l’effarant programme que le cardinal Léger devait donner à l’Expo. 67 de Montréal comme celui de l’Église postconciliaire : « Conversion vers l’homme, conversion vers le monde, conversion vers la révolution sociale ». Tout le discours est celui d’un apostat. Et personne, personne ne bouge. Ainsi, victimes ou complices de cette “ nouvelle façon de sentir, de vouloir et de se comporter ”, (Paul VI, Bethléem 6 janv. 64) tous les catholiques, même les meilleurs, s’habituent à une religion qui n’est plus celle de Jésus-Christ ni des saints. Quand on la leur rappellera, ils s’apercevront soudain qu’ils l’ont perdue et n’en pourront plus. C’est ainsi que tous marchent, sous la bannière du Pape et du Concile, vers la Grande Apostasie.
Certes, nous avons conscience de porter la lampe de notre foi dans des mains maladroites, la flamme de l’amour du Christ dans des âmes fragiles. Mais nous gardons le trésor de la Tradition qui nous a été confié, pour le transmettre fidèlement à la génération qui vient. C’est parce que nous croyons en l’Église que nous y demeurons, luttant à visage découvert contre les faux frères. C’est parce que je crois à l’indéfectibilité du Siège Apostolique que je vais m’adresser au Souverain Pontife pour lui demander instamment de mettre un terme à la Révolution postconciliaire. Que les difficultés de la lutte ne vous effraient pas. Nous ne sommes qu’une poignée d’hommes résolus, et nous ne sommes pas des saints comme ceux qui nous ont précédés. Mais la grâce de Dieu surabonde dans nos afflictions. Dieu est là, près de nous, dans le Tabernacle. Cette Présence efface tout le reste et console de tout. C’est au plus fort des interdictions civiles et des soupçons des gens d’église que sainte Bernadette voyait encore la Sainte Vierge lui apparaître : « Au-dessus des barrières, jamais je ne l’avais vue si belle ».
Abbé Georges de Nantes
Lettre à mes amis n° 250, 25 août 1967