Un modèle de famille pour le Synode
NOUS arrêter quelques minutes à l’heure de midi et réciter l’Angelus, ce sera faire retour à Nazareth. Puissions-nous y trouver notre place, y vivre dans l’émerveillement des « miséricordes du Seigneur », y découvrir avec émotion de quel amour nous sommes aimés, pour recevoir enfin, et surtout, les plus douloureuses épreuves avec la constance des saints comme les meilleurs dons de notre Seigneur crucifié.
L’heure de midi avec sa courte halte, au milieu du labeur quotidien et avant le repas, me paraît bien choisie pour rejoindre la Sainte Famille à Nazareth. Rapide visite, comme à la dérobée, à ceux que nous aimons pour retrouver près d’eux les douces certitudes de l’amour divin. À Nazareth Jésus a passé trente ans. Il a voulu nous montrer là que la suite indéfinie des jours calmes où il n’arrive rien est très favorable à la Louange Parfaite. Plus une âme avance dans la contemplation, moins elle cherche ailleurs de grandes actions ou des circonstances extraordinaires, pour trouver enfin le silence et les travaux quotidiens plus propices que tout à la débordante plénitude de la prière. Après avoir cherché son Bien-Aimé sur les places publiques, l’âme revient se fixer définitivement à Nazareth, y trouver le ciel sur la terre.
Il est cependant nécessaire pour cela de ne pas buter contre l’obstacle de sèches considérations sur la vie de la Sainte Famille. J’imaginais naguère, par une vue très artificielle de la vie parfaite, une maison de silence profond, parfois rompu seulement par d’augustes prières. Tout cela n’avait plus rien de naturel, plus rien d’humain et c’était bien mal comprendre le Saint Évangile. Et comme je me représentais Nazareth d’une manière tout à fait irréelle, je cherchais la contemplation dans des attitudes forcées et je l’attendais de conditions irréalisables. La lecture de l’Histoire d'une âme, de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, m’a guéri de ce goût des fausses grandeurs. J’y trouvai l’image exquise de ce que devait être Nazareth, une extrême profondeur d’âme tout à fait à l’aise dans la simplicité très humaine de la vie quotidienne, un amour de Dieu qui décuple la tendresse des cœurs et trouve dans les mille riens de chaque journée une ample occasion de louange à Dieu et de progrès spirituel.
J’y ai réappris avec bonheur que les saints parlent autant que les autres hommes et, s’ils sont enfants, babillent. Ils s’aiment, et de quelle affection ! Leur délicatesse trouve indéfiniment ce qui plaît et ce qui touche le cœur des autres. C’est une ingéniosité de tous les instants, mais toute spontanée. Notre cœur, en comparaison de celui des saints, est de bois ! Les souvenirs fragiles qu’évoque sainte Thérèse font parfois sourire, et pourtant son âme en a reçu une empreinte profonde. Là où Dieu agit librement, tout revêt une importance singulière, tout relance la prière, tout instruit des mystères auxquels les savants n’ont pas accès. On remarque à peine dans cet enchantement, que les divertissements du monde ne franchissent pas le seuil de cette maison bénie, et qu’on y est indifférent à ce qui trouble et remue les autres hommes. Sans mépris, sans refus, mais un peu à part, la Sainte Famille trouve son rassasiement en elle-même. Elle est prompte à laisser s’épancher sa joie sur les quelques rares personnes qui en approchent, mais le monde passe à côté de ces demeures célestes, l’œil fixé sur de trop éclatants mirages, et bien peu s’arrêtent. Que trouve là celui qui entre ? des cœurs que la pensée de Dieu occupe sans ennui, avec des joies fulgurantes mais secrètes, une famille tout appliquée à la vertu par un effort intérieur qui ne se remarque plus au-dehors que par la perfection de ses effets.
Prenez, lisez, à toute page vous verrez le tableau attirant de ce que devait être Nazareth et vous comprendrez mieux la place que vous pouvez y tenir.
« À cette époque personne ne m’avait encore enseigné le moyen de faire oraison ; j’en avais cependant bien envie, mais Marie me trouvant assez pieuse, ne me laissait faire que mes prières. Un jour une de mes maîtresses de l’Abbaye me demanda ce que je faisais les jours de congé lorsque j’étais seule. Je lui répondis que j’allais derrière mon lit dans un espace vide qui s’y trouvait et qu’il m était facile de fermer avec le rideau et que là « JE PENSAIS – Je pense au bon Dieu, à la vie... à l’ÉTERNITÉ, enfin, JE PENSE... » La bonne religieuse rit beaucoup de moi, plus tard elle aimait à me rappeler le temps où je PENSAIS me demandant si je PENSAIS encore... Je comprends maintenant que je faisais oraison sans le savoir et que déjà le Bon Dieu m’instruisait en secret »...Vie de Nazareth, vie des âmes choisies.
On commence à s’expliquer comment une enfant si éloignée des expériences du monde, dans les très menues occupations de ses journées, a trouvé le désir puissant de l’éternité et une si exacte notion de la destinée. Dans son univers de petites fleurs, d’oiseaux et de poupées, elle est prête, à l’âge des jeux, aux plus dures épreuves. Car elle n’est pas épargnée. Il semble que plus une âme est tendre est sensible, gardée du monde par une délicatesse extrême, plus lourde est sa Croix. Dieu ose la frapper comme s’il ne craignait rien de cette faiblesse, comme si vraiment se trouvait en elle une force indomptable et c’est bien le cas de sainte Thérèse. On est saisi d’émotion devant cette suite presque ininterrompue de cruelles séparations et de peines, on admire le calme profond des âmes qui acceptent la souffrance et apprennent chaque fois à la désirer plus ardemment.
Il n’y a guère de différence entre l’angoisse de Marie et de Joseph à Jérusalem, quand ils recherchaient l’Enfant-Jésus, puis leur douloureuse attente dans la suite des jours, et la vision de sainte Thérèse, qui lui perça le cœur, de son père la tête recouverte d’un voile annonciateur de la maladie terrible dans laquelle il sombrerait plus tard. Thérèse ne faiblit pas : « C’ÉTAIT BIEN LUI, PORTANT SUR SON VISAGE VÉNÉRABLE, SUR SA TÊTE BLANCHIE, LE SIGNE DE SA GLORIEUSE ÉPREUVE », écrit-elle. Nous apprenons là comme une nouvelle dimension de l’amour, qui de ces âmes exquises que furent saint Joseph et la Vierge Marie, lorsque revenus de Jérusalem ils se souvenaient de ces paroles mystérieuses qui leur annonçaient d’avance la mission douloureuse qu’il faudrait voir Jésus accomplir un jour selon les prophéties. Et la souffrance de Jésus, nous la retrouvons combien de fois lorsque Thérèse raconte sa peine d’imposer à son père, son Roi chéri, de nouveaux renoncements.
Pourtant toujours, infailliblement, la volonté de Dieu s’accomplit. Les sœurs de Sainte Thérèse quittent tour à tour la maison paternelle, sans un regard en arrière et celles qui restent surmontent leur tristesse pour désirer suivre un jour celle qui s’en va vers la montagne du Carmel. Ainsi c’est dans les familles les plus unies, les plus resserrées sur elles-mêmes que le sacrifice pénètre le mieux, cette tendresse n’étant qu’une suite humaine de l’amour de Dieu. C’est aussi dans les âmes les plus vibrantes que Jésus reproduit le plus profondément son mystère, tout d’amour et de joie, mais scellé par la souffrance. Et l’âme qui fréquente Nazareth n’en est pas surprise. Quand la souffrance entre chez elle, elle la considère et bientôt la désire farouchement comme la meilleure union à son Seigneur crucifié. Ainsi la Sainte Famille avançait, « suaviter ac fortiter »,dans la suavité et la force, dans le calme sourire des jours et les vives angoisses de l’avenir, tout abandonnée à la volonté de Dieu.
Nous arrêter quelques minutes à l’heure de midi et réciter l’Angelus, ce sera faire retour à Nazareth, y retrouver tout ce qui nous fait vivre. Puissions-nous y trouver notre place, pour y vivre dans l’émerveillement des « miséricordes du Seigneur », pour découvrir avec émotion de quel amour nous sommes aimés, pour recevoir enfin, et surtout, les plus douloureuses épreuves avec la constance des saints comme les meilleurs dons de notre Seigneur crucifié.
Abbé Georges de Nantes
Lettres à mes Amis tome 1, n° 7, janvier 1957