L'Évangile de saint Marc

IX. La Passion de Notre Seigneur (I)

LE COMPLOT CONTRE JÉSUS

Venons-en à la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, aux événements qui l’ont immédiatement précédée.

141 La Pâque et les Azymes allaient avoir lieu dans deux jours, et les Grands Prêtres et les scribes cherchaient comment arrêter Jésus par ruse pour le tuer. 2 Car ils se disaient : “ Pas en pleine fête, de peur qu’il n’y ait du tumulte parmi le peuple. 

Le récit de Marc s’accorde presque parfaitement avec la chronologie selon Annie Jaubert.

L’ONCTION DE BÉTHANIE

« une femme vint, avec un flacon d’albâtre contenant un nard pur de grand prix. Brisant le flacon, elle le lui versa sur la tête. »

3 Comme il se trouvait à Béthanie, chez Simon le lépreux, alors qu’il était à table, une femme vint, avec un flacon d’albâtre contenant un nard pur de grand prix. Brisant le flacon, elle le lui versa sur la tête. – [...] C’était une conduite tout à fait exceptionnelle.

4 Or il y en eut qui s’indignèrent entre eux : “ À quoi bon ce gaspillage de parfum ? 5 Ce parfum pouvait être vendu plus de 300 deniers et donné aux pauvres. ” Et ils grinçaient des dents contre elle – Il y a là une opposition entre ce geste sublime de cette femme et le calcul avaricieux et probablement mensonger de ces gens qui regrettent la dépense à cause des pauvres, peut-être à cause d’autre chose, on le suppose !

 6 Mais Jésus dit : “ Laissez-la ; pourquoi la tracassez-vous ? C’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie sur moi. 7 Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous et, quand vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. Puis il ajouta cette parole vraiment extraordinaire. ­ 8 Elle a fait ce qui était en son pouvoir : d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. 9 En vérité, je vous le dis, partout où sera proclamé l’Évangile, au monde entier, on redira aussi, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire.  – Cette femme brise le vase d’albâtre contenant tout son trésor pour le répandre sur la tête et sur tout le corps de celui qu’elle aime immensément, et dont elle sait très certainement à ce moment-là, d’une foi qui commence à être surnaturelle, que c’est le Messie, le Fils de Dieu. L’acte de cette femme est un acte d’amour absolument transcendant et qui a quelque chose de cet épanchement d’amour par lequel une femme se donne à son époux et lui donne tous ses trésors. Cet acte est ainsi dressé par Jésus comme une sorte de monument, ce qu’on appelle un mémorial de telle manière que toutes les créatures à venir se retrouvent dans cet acte de religion. Cette dévotion au Corps même de Jésus est une réponse anticipée de ce don que Jésus va faire de son propre Corps, quelques jours plus tard au moment de la Cène. [...]

Une confidence : à un certain jour, j’ai vécu pendant deux jours avec la certitude que je serais assassiné le troisième et en même temps une persuasion intime que cela ne se ferait pas. J’avais absolument la sensation que j’avais un cœur qui était une urne pleine de sang et l’idée que ce cœur allait être transpercé me provoquait un sentiment, une découverte : quand un homme sait qu’il va être tué, s’il est religieux, se réjouit parce qu’il va répandre son sang. Et la similitude d’expérience entre ce cœur qui va répandre son sang et puis l’alabastron de Marie-Madeleine qui, le col brisé répand tout son parfum, maintenant m’éclaire parce que je comprends ce que c’est pour un homme de répandre son sang. Le Cœur de Jésus, c’est son alabastron à lui, et il va être transpercé parce que Jésus l’a voulu. Jésus l’a vécu d’une manière beaucoup plus intense que personne parce qu’il savait lui que cela se produirait et il en connaissait tout le détail de science divine et humaine. Il sentait son Cœur battre et désirait qu’il soit transpercé pour qu’en jaillisse toute cette liqueur qui donnerait la vie. Et donc Jésus était là comme ouvrant la plaie de son Cœur pour en faire jaillir son Sang sur la multitude, sur toute cette Église que son Sang allait purifier, sanctifier, enivrer.

Or quand Marie-Madeleine fait son geste, c’est la réplique de cette même expérience, c’est l’épouse qui devine la proximité de l’événement annoncé, elle sait qu’elle va perdre son époux. Qu’est-ce qu’elle fait, comment peut-elle lui manifester tout son amour ? Elle a un alabastron plein d’un parfum très précieux, un trésor à lui tout seul. Elle décide l’acte de sacrifice total et c’est son amour qui s’exprime, c’est le don de sa vie si on peut dire, c’est son cœur qui éclate : elle prend le vase et elle vient sur la tête vénérée de celui qui est son amour, elle brise le col et elle verse tout son parfum. Il est tout inondé et tout enveloppé de ce parfum qui envahit la maison. Eh ! bien ce parfum rayonnant du Corps de Jésus va aller jusqu’aux extrémités du monde. [...]

Cette femme n’est pas nommée par ce qu’elle représente l’Église, l’épouse dans le Cantique des cantiques. Lui est Dieu, le Messie, le Fils de l’homme qui est envoyé du ciel pour libérer son peuple par un sacrifice qui est le sacrifice de son Sang. Et elle, c’est celle qui a été inspirée par l’Esprit Saint pour accomplir le geste de l’épouse manifestant l’amour total, le don total d’elle-même qui d’avance répond au sacrifice. C’est le sacrement de la compassion ou de l’amour reconnaissant de l’Église pour son époux, répondant à la Passion de son Époux, passion désirée par lui pour qu’il puisse répandre son Sang sur celle qu’il aime, faire le sacrifice de sa vie pour son salut. Cela répond parfaitement à la vocation de l’homme qui dans l’acte le plus haut de sa vocation conjugale répand sa semence dans les entrailles chastes de sa femme pour y susciter de nouvelles vies si Dieu le veut. Jésus ne donne pas sa semence corporelle pour susciter des enfants à une épouse particulière mais il donne le Sang de son Cœur à boire, parce que ce Sang répandu par amour est purificateur et il purifie l’être qui le reçoit, à savoir cette Église qui est son Corps, qui est son Épouse et il lui assure en même temps une grande fécondité.

L’Évangile prend alors une dimension incroyable. C’est pourquoi Notre Seigneur dit : “ Ce geste qu’elle vient de faire, on le célébrera dans le monde entier en mémoire d’elle . Comme lorsqu’il instituera l’Eucharistie, il va dire qu’il faudra refaire son geste in memoriam, en mémoire de lui. Ce sera son mémorial, c’est-à-dire chaque fois qu’on le célébrera, ce sera comme un nouveau don du Sang de son Cœur à ceux qui en feront mémoire. Mais chaque fois que l’Église chantera cet Évangile et fera mémoire de cette femme, l’Église s’identifiera à cette femme et recouvrera, inondera le Corps de Jésus de tout son parfum, c’est-à-dire de toute sa prière reconnaissante, de son action de grâce. A lieu alors le parfait échange de l’époux qui donne sa vie pour son épouse et de l’épouse qui lui rend en hommage le plus précieux de ce qu’elle possède. Ce n’est pas son sang mais son parfum, ce qu’elle a de plus expressif de la délicatesse de son amour.

Nous sommes en pleine lumière et savamment saint Marc va nous mener dans le récit de cette Passion d’ombre à lumière et de lumière à ombre. Cette femme, c’est le symbolisme de l’Israël pécheur, converti et attaché au Christ et sauvé par le Christ d’une damnation certaine et lui étant immensément reconnaissante de son pardon. D’autres vont mener leur combat dans l’ombre tout au contraire.

LA TRAHISON DE JUDAS

10 Judas Iscarioth, l’un des Douze, s’en alla auprès des Grands Prêtres pour le leur livrer. – Vous voyez l’inclusion : de l’onction de Béthanie entre les deux noirceurs :

  • celle des Grands Prêtres et des scribes qui cherchent comment arrêter Jésus sans savoir comment. Il leur faut agir par ruse, ils ne peuvent pas le faire en public parce que le peuple aime trop Jésus.
  • et celle de Judas Iscarioth. Quand il a vu comment les choses tournaient, Judas qui aimait l’argent, abandonne Jésus. Le geste de cette femme, sa prodigalité l’a choqué, l’a détaché à jamais de Jésus. C’était la goutte qui a fait déborder le vase de sa haine, de son avarice, de son ambition déçue.

11 À cette nouvelle ils se réjouirent et ils promirent de lui donner de l’argent. Et il cherchait une occasion favorable pour le livrer. – Donc maintenant à côté de Jésus, l’un des douze cherche à le trahir, Jésus le sait très bien.

L’ANNONCE DE LA TRAHISON

17 Le soir venu, il arrive avec les Douze. – Et de nouveau, les ombres succèdent aux lumières – 18 Et tandis qu’ils étaient à table et qu’ils mangeaient, Jésus dit : “ En vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera, un qui mange avec moi.  – C’est une allusion au psaume 40 où il est dit : “ L’ami intime, celui qui mange avec moi me trahira ”. Cela se réalise littéralement.

19 Ils devinrent tout tristes et se mirent à lui dire l’un après l’autre : “ Serait-ce moi ? ” – Vraiment là, l’atmosphère est pesante. 20 Il leur dit : “ C’est l’un des Douze, qui plonge avec moi la main dans le même plat.

21 Oui, le Fils de l’homme s’en va selon qu’il est écrit de lui ; mais malheur à cet homme-là par qui le Fils de l’homme est livré !  – Jésus ne prononce pas de son propre fond une malédiction, mais il révèle le malheur déterminé de tout temps de cet homme-là pour la trahison qu’il accomplit. Ce mot de “ livré ” représente le crime maximum que l’un puis l’autre et puis les autres vont commettre en série jusqu’à la mort du Christ.

« Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître ! » Cela indiscutablement est la révélation de la condamnation à la damnation éternelle de Judas. [...]

INSTITUTION EUCHARISTIQUE

22 Et tandis qu’ils mangeaient, il prit du pain, le bénit, le rompit et le leur donna en disant : “ Prenez, ceci est mon corps.  – L’explication de l’onction à Béthanie redonne le sens de la grandeur infinie de cet événement. Dire à des gens : « Prenez, ceci est mon corps » et leur donner ce qui était à l’instant avant du pain, mais un pain qui a été rompu et qui leur est distribué est prodigieux. Donner son corps à manger est un acte d’amour, l’amour le plus fou, qui voudrait dévorer l’être aimé, pour ainsi dire l’absorber, ne faire plus qu’un avec lui. Symboliquement, dans l’amour, il y a des gestes semblables. Jésus a voulu le donner et il était pressé de répandre son sang. Il était pressé d’entrer dans ses Apôtres, de les habiter corporellement. Cela dépasse l’imagination. Tellement uni à eux, il ne ferait qu’un avec eux, atteindrait le summum, l’idéal de l’amour irréalisable dans ce monde. [...] 3

« Et tandis qu’ils mangeaient, il prit du pain, le bénit, le rompit et le leur donna en disant : “ Prenez, ceci est mon corps. ” »

Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna, et ils en burent tous. – Jésus sur le pain a dit : « Prenez, ceci est mon Corps ». Or il est impossible aux hérétiques, aux protestants de tous les temps de dire autre chose. Il fallait bien qu’il prenne des apparences de nourriture pour arriver à ses fins, et comme il voulait entrer dans leur être intérieur, qu’ils se nourrissent de lui, il a pris les apparences du pain. Mais c’est son corps qui les a, ces apparences, ce ne sont pas les apparences qui flottent à côté de son corps. « Ceci est mon Corps ! »

Cette communion au Corps, c’est une sorte d’union d’être à être, de l’homme Jésus, de sa Personne vivante à la personne de ses Apôtres, pour leur être si intime, pour qu’ils connaissent le sentiment brûlant de l’amour de Jésus pour eux, de ce Jésus vivant. Il n’est pas question ici de sacrifice, il est question de don d’amour, de l’Incarnation. Jésus s’est vraiment incarné pour devenir notre frère. Que Judas l’ait reçue ne choque pas. Il semble que c’est le dernier don d’amour de Jésus à cet homme pour le faire essayer de revenir à son dessein. [...]

Le repas juif a été célébré, Jésus et les Apôtres l’ont fait mais il a été l’occasion de lancement du nouveau repas pascal ; Quand Jésus prononce sur cette coupe les paroles stupéfiantes : « Ceci est mon Sang », c’est comme si son Cœur d’avance était transpercé et que tout son Sang jaillissait dans cette coupe. Jésus fait le don de sa vie, il annonce le Sang de l’Alliance. Il institue un mémorial éternel, et parle de la Nouvelle Alliance. Il n’a jamais employé ce mot, il ne l’emploiera plus dans tout l’Évangile. L’Ancienne Alliance était le tout de la vie des Juifs, le lien avec Dieu et cette alliance promise à Abraham, Isaac et Jacob s’était réalisée sur le mont Sinaï. Quand Jésus ainsi parle du Sang de son Alliance, il n’en asperge pas ses disciples comme dans l’Ancien Testament, c’est un sang trop précieux, mais il leur en donne à boire.

24 Et il leur dit : “ Ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude. – La multitude, cela veut dire pour tous, chez les Hébreux, Jésus est mort pour tous. Peut-être tous n’en profiteront pas, mais il est mort pour tous. En buvant ce Sang, ils communient à la victime du calvaire, en le recevant en eux, ils en sont purifiés, renouvelés. Pour Jésus, son Cœur est déjà ouvert, et son Sang est déjà répandu. [...]

25 En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus du produit de la vigne jusqu’au jour où je boirai le vin nouveau dans le Royaume de Dieu.  – À ceux qu’il va quitter, Jésus donne son Corps et son Sang, fruit de son sacrifice et preuve de son amour qui va produire en eux une fécondité en bonnes œuvres et en conquête des âmes à travers les siècles. Le royaume de Dieu est instauré. Jésus se promet de reboire du vin nouveau dans le royaume de Dieu c’est-à-dire quand il reviendra pour établir son royaume à la fin des temps et cette joie a toujours été décrite comme un banquet d’allégresse. Voilà pourquoi l’Eucharistie est à la fois le souvenir de la Cène, le mémorial de la Passion et l’anticipation de ce repas où de nouveau Jésus, mais dans son Corps glorieux, se fera présent au milieu de l’assemblée et boira la coupe d’action de grâce avec les Apôtres dans une commémoration éternelle de la Pâque.

ANNONCE DE L’ABANDON DES DISCIPLES

26 Après le chant des psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers. 27 Et Jésus leur dit : “ Tous vous allez succomber, car il est écrit : Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées. [...] 28 Mais après ma résurrection, je vous précéderai en Galilée.  – C’est l’heure de ténèbres, mais Jésus déjà fait briller, ce sera trois jours plus tard, une nouvelle idylle. Le prophète Osée avait prophétisé : quand Jérusalem serait ramenée au désert comme elle était autrefois, fidèle à son premier Époux, elle retrouverait la pureté de son premier amour. Or c’est exactement ce que Jésus leur dit. Le retour en Galilée devait faire briller dans leur cœur une espérance de nouvelles joies, et cette fois, c’est pour un royaume qui ne connaîtra ni échec ni décadence, ni persécution, ni tribulation.

29 Pierre lui dit : “ Même si tous succombent, du moins pas moi !  30 Jésus lui dit : “ En vérité, je te le dis : toi, aujourd’hui, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. ” 31 Mais lui reprenait de plus belle : “ Dussé-je mourir avec toi, non, je ne te renierai pas. ” Et tous disaient de même. – [...] Cette première conférence sur la Passion du Christ se termine par ce constat affligeant : les Apôtres, ces hommes qui manifestent un foi intrépide sous la menace d’être livrés aux bêtes ou crucifiés sont là pour dire : en ce temps-là nous étions des lâches. Quel enseignement pour nous ! Il ne faut pas faire les fiers avant d’être passés par le creuset de l’épreuve et dans l’épreuve, ce n’est pas tout de communier, mais il faut comprendre ce qu’est ce sacrement. Il faut mettre à profit cette union intime de nos âmes avec ce Corps, cette Âme et cette Divinité du Christ pour être très présent à lui qui est présent à nous et puis il faut reconnaître, dans l’acceptation du Sang du Christ, qui nous purifie et qui nous enivre, un don d’amour infini auquel il faut répondre dans l’action de grâce comme Marie-Madeleine. Ainsi soit-il.

Abbé Georges de Nantes
S 90 : L'Évangile selon saint Marc, retraite automne 1986