L'Évangile de saint Marc
XIII. Conclusion apologétique
APRÈS avoir étudié ce texte, on se pose la question : tout cela est-il vrai ? Matériellement, d’où vient ce texte ? et formellement, qui l’a écrit et dans quelle intention ? Voilà deux questions qui se proposent à nous. Question d’historicité, question de véracité. [...]
Selon Papias, disciple de Jean le Presbytre, Marc “ écrivit exactement tout ce dont il se souvint mais non dans l’ordre de ce que le Seigneur avait dit ou fait. Car il n’avait pas entendu le Seigneur et n’avait pas été son disciple, mais bien plus tard, celui de Pierre. Celui-ci donnait son enseignement selon les besoins ”. C’est-à-dire qu’il racontait un miracle ou un discours, sans se préoccuper de mettre de l’ordre dans tout cela. Cependant nous trouvons que cet Évangile a un ordre magnifique. “ De sorte que Marc ne fut pas en faute, ayant écrit certaines choses selon qu’il se les rappelait. Il ne se souciait que d’une chose : ne rien omettre de ce qu’il avait entendu et ne rien rapporter que de véritables ”. Donc, il a concentré toute son attention à dire des choses justes parce qu’il les avait entendues de saint Pierre. Cet écrit de Papias est un texte fondamental en faveur de l’Évangile. Après Papias et Jean, nous avons Justin, Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie, les premiers Pères apologistes en plein IIe et IIIe siècles, qui ont témoigné de l’authenticité de l’Évangile comme étant l’œuvre de saint Marc apôtre devenu évêque d’Alexandrie et martyr.des
Qui était ce Marc ? Il était quelqu’un de très important, un homme modeste qui préférait les secondes places aux premières ; c’était un excellent auxiliaire ou coopérateur des Apôtres. Il se nommait Jean de son nom juif et quand il était chez les païens, on le prénommait Marc qui était un nom romain. Il était le cousin de Barnabé. Nous connaissons donc par Acte 12, 13 l’épisode de saint Pierre libéré de prison et qui va droit à la maison de Marie, mère de Jean, de ce Jean qui est Marc. Donc ce Marc, a beau être un enfant qui grandit dans Jérusalem, il est d’une famille très ouverte à la civilisation, et il parle araméen et grec, lit l’hébreu. Saint Pierre va le baptiser, dira qu’il est son fils, son fils spirituel parce qu’il l’a enfanté à la vie surnaturelle. Lorsque Barnabé et Paul partent pour leur premier voyage apostolique, Marc les accompagnera et fera le petit ministère pendant qu’eux prêcheront.
Barnabé repart avec son cher Marc pour Chypre. Ensuite, nous le retrouvons à Rome où il travaille avec Paul et Paul dit qu’il est sa consolation pendant qu’il est en prison. Il est à Rome avec saint Pierre et rédige son Évangile entre 44 et 46, l’Évangile sous sa forme actuelle, comme venu d’une seule rédaction. [...]
C’est un texte absolument vénérable, on connaît l’auteur, le moment durant lequel il a été écrit et la communauté où vivaient encore les Apôtres. D’où mon problème apologétique : comment prouver que cet Évangile est vrai ?
Marc a écrit en 44 environ, son Évangile sur Jésus-Christ le Fils de Dieu, très probablement à Rome, pour les Romains. Alors était-il possible que Marc lise un texte à une assemblée ayant déjà une expérience de la Tradition chrétienne, à des témoins oculaires de la vie de Jésus ou des disciples tout à fait immédiats et compagnons de voyage des Apôtres ou encore à des Juifs convertis et des païens nouvellement convertis ? Est-ce que Marc pouvait leur raconter n’importe quoi sans que des gens dans cette communauté se soient dressés ? Je dis : impossible ! Saint Marc était tenu. Et donc nous devons accepter ce texte comme exprimant véritablement ce que la communauté chrétienne savait. Dans ce temps-là, il était interdit de rien inventer, on gardait la moindre lettre, le moindre iota, c’était l’enseignement divin ! Donc pour détruire la véracité de cet Évangile, dans ce champ opératoire, l’ennemi doit faire la preuve. Il faudra apporter des arguments contraires irrécusables, par exemple sur l’impossibilité des événements racontés par Marc. La force essentielle de la preuve apologétique pour nous réside dans la canonicité, c’est-à-dire que l’œuvre nouvelle ayant été produite dans l’assemblée liturgique de Rome en l’an 44, a été adoptée par l’Église comme véritable. Sa narration concorde avec tout ce que les témoins oculaires ont vu et ce que les autres ont entendu cent fois. Cette canonicité montrait que la communauté reconnaissait la matérialité des faits et l’exactitude des discours. Mon axiome qui est le ressort de ma preuve, c’est qu’on ne peut pas inventer des histoires et les faire gober à toute une communauté unanime, surtout quand ces histoires sont loin d’être plaisantes mais que ces histoires sont vraiment très exigeantes, très surprenantes, très contraires aux désirs ou aux préjugés de la communauté à laquelle on s’adresse. Venons-en à sa démonstration.
Cet Évangile est vrai c’est-à-dire historique et sincère. Nous baignons dans la vérité, nous sommes dans la possession tranquille d’un texte que l’Église depuis des siècles a toujours lu avec vénération, avec respect comme étant le miroir de la vérité. Et quand nous lisons maintenant des gens depuis Loisy jusqu’à Xavier-Léon Dufour ou les autres, nous sommes saisis par cet injuste soupçon qui, gratuitement, pèse sur chacune des phrases. [...]
Ce livre témoigne d’une profonde connaissance directe des événements dans leur situation géographique, historique, sociale et religieuse.
Nous pouvons distinguer deux sortes de connaissances. Dans certains récits la connaissance géographique du nord de la Palestine c’est-à-dire de la Galilée, du lac de Tibériade avec les ports, toutes les petites anses et les criques ainsi que les usages de pêcheurs, montre que le narrateur est quelqu’un qui vivait sur le lac. Nous devinons la personne de Pierre. Il y a aussi une connaissance de la loi sociale, des usages des Pharisiens. Marc, lui, connaissait bien ce qui se passait à Jérusalem, son enfance s’y était écoulée. Alors l’un est narrateur et l’autre est rédacteur et chacun a ses connaissances propres. [...]
Une autre preuve singulière d’historicité est ce repère chronologique de la date de Pâques et de la semaine de Pâques. Saint Marc a voulu simplifier. Il a contracté le calendrier et va nous faire croire que le lendemain du repas pascal, le mercredi, est déjà le jeudi. Pendant longtemps, les chrétiens faisant confiance à saint Marc, ont dit : le jeudi soir Jésus a mangé le repas pascal ! Mais c’est impossible ! Si le repas pascal était le jeudi soir, c’était la parascève, donc le vendredi, Jérusalem était une ville morte. Or Jérusalem est en pleine agitation puisqu’on se rassemble le matin, on dit : livrez Barabbas, crucifiez Jésus etc. Ce n’est pas le Sabbat. Annie Jaubert en 1954 nous explique : “ j’ai découvert qu’il y avait deux calendriers et deux fêtes de Pâque, l’une commençait le mardi soir et durait pendant tout le mercredi, l’autre commençait le vendredi soir et durait le samedi ”. Ce sont les textes vénérables des témoins que nous retrouvons encore deux milles ans après et tout d’un coup, ils nous livrent la vérité. Alors arriver à trouver dans un texte le petit peu de choses qu’on nous a caché, c’est manifester la solidité de tout le reste. C’est prodigieux ! [...] Saint Marc ne ment pas, mais passe rapidement, comme quand il passe directement du soir de Pâques au jour de l’Ascension.
Autre preuve de l’historicité de Marc : l’onomastique c’est-à-dire l’utilisation des noms propres. Elle est extraordinairement riche chez Marc. Il parle des fils de Zébébée, Jean et Jacques. Il appelle Jésus : Jésus le Nazarénien, mot que prononçait saint Pierre. Il connaît Lévi le fils d’Alphée, appelé Matthieu. Il parle du Grand Prêtre Abiatar, de la région de l’Idumée, du pays des Géraséniens. Il appelle Joseph le fils de Marie, le frère de Jacques le Mineur, de son surnom Joset. De l’aveugle de Jéricho, il dit : c’était le fils de Timée, Bartimée. Cet aveugle de Jéricho est guéri chez Marc à la sortie de la ville, et Matthieu dit qu’il est guéri à l’entrée de la ville ! Loisy dit : vous voyez que c’est inventé. Pyro répond : À Jéricho, on voit les restes de l’ancienne ville et puis un kilomètre plus loin, la nouvelle ville. Et donc ça pouvait être à la sortie de l’ancienne ville et à l’entrée de la nouvelle ville. C’est historique ! Saint Marc connaît aussi Gethsémani, le Golgotha, Simon de Cyrène, père d’Alexandre et de Rufus. Cet Alexandre et ce Rufus sont donc connus, et tous savent quel est cet homme qui a été requis pour porter la croix de Jésus. Les femmes sont nommées avec leurs relations, cette Salomée qui est la mère de Jacques et Jean, cette Marie qui est la femme de Clopas, et a quatre garçons. De temps en temps il parle de l’un ou de l’autre pour varier, mais enfin il s’y connaît à fond. Donc saint Marc est un homme qui est très au courant de tout.
Allons plus loin, il y a des détails curieux, des petits faits vrais comme Jésus exclu des villes parce qu’il a touché un lépreux en le guérissant. Loisy se moque de la barque réquisitionnée. Mais saint Pierre, se rappelle que Jésus voulait que la barque soit toujours à sa disposition parce que sans ça il se faisait étouffer par les gens ! Il y a la maison de Pierre à Capharnaüm où il a l’habitude de venir. Il y a le coussin sur lequel dormait Jésus dans la barque, la frange du manteau que touche l’hémorroïsse. Jésus avait donc un manteau qui avait une frange ! Pierre a entendu Jésus qui confondait les Pharisiens avec cette histoire du Korban, de l’argent dédié à Dieu, donc pas pour les parents. Mais ça ne s’invente pas. Jésus embrasse les enfants, dans Marc, pas dans les autres, Pierre l’a remarqué, c’est touchant. C’est un petit point vrai qui subsiste. La question des Sadducéens avec la femme aux sept maris fait rire. Les scribes sont croqués sur le vif. On voit la scène de la veuve qui met sa petite obole et que Jésus loue. Mais encore fallait-il savoir qu’il y a une cour et un tronc extérieur pour que les passants dans cette cour puissent mettre leur obole, et qu’on ne pouvait mettre que des petites pièces, ou du moins qu’on avait l’habitude de ne mettre que des petites pièces. On n’en saurait rien sans Marc.
Et nous avons vu aussi le baiser de Judas, le reniement de saint Pierre, l’énigme de Marie de Magdala. Et il y en a bien d’autres.
Les récits embarrassants mettent beaucoup plus en jeu la véracité de l’auteur parce que si il avait voulu raconter des choses édifiantes, il aurait évité certains faits. [...] Donc Marc a écrit de nombreuses choses qui permettent à un moderniste quelconque de démontrer que Jésus était un homme. Pourquoi les a-t-il laissées, pourquoi est-ce que Pierre les a racontées ? Parce que c’était vrai ! Un homme qui meurt en disant : Mon Dieu pourquoi m’avez-vous abandonné, n’est ni le Messie ni le Fils de Dieu. À moins que... Mais quand Marc nous cite ce texte qui va provoquer l’incrédulité de tant d’hommes orgueilleux, rationalistes, il le cite sans essayer de nous convertir. C’est la vérité parce que Pierre l’a dit et qu’il est un saint témoin des miracles de Jésus, de la Sagesse de son enseignement.
Saint Marc rapporte, en outre, des gestes fous, des paroles contraires au thème du Fils de Dieu comme ce figuier maudit. Jésus y a cherché des fruits dans une saison où visiblement il n’y en avait pas ! Il dit aussi qu’il ne sait pas l’heure du Jugement. Une autre chose qui surprend est le thème du secret messianique. Jésus impose le silence aux démons et aux miraculés et quand saint Pierre va dire : tu es le Christ, il interdit qu’on en parle. Qu’est-ce que c’est que ce secret, pourquoi ce secret ?
Le thème central de l’Évangile est contraire à l’avantage de la prédication. Jésus sait qu’il échouera et au moment où il va vers le triomphe, il déconcerte les Juifs au soir de la multiplication des pains, il dit : “ arrière, Satan ! ” c’est une parole de fou à Pierre.
L’autre thème central est celui de l’incrédulité des Apôtres. Et le comportement de Pierre est encore pire. Saint Marc l’a raconté depuis le jour où il suivit Jésus jusqu’au jour où il a refusé de croire dans les apparitions autres que celles qui va lui être faites. Saint Pierre est un homme dont on pénètre très bien la psychologie, mais il n’a pas la foi, ne comprend pas, n’a pas de courage. Or ce même homme devient le successeur de Jésus, l’évêque de Rome où est prêché cet Évangile ! Au sommet de sa gloire, alors qu’il va être martyr, il confesse très humblement dans toutes ses prédications qu’il a été un pauvre type pendant tout le temps de la vie publique de Jésus. L’ayant trahi, il est sorti, il a éclaté en sanglots, il a pleuré parce qu’il avait trahi son maître une nuit, après avoir promis de mourir avec lui.
Passons aux points positifs. Jésus s’avère un prophète dans les petites et dans les grandes choses. [...] Jésus a prévu sa Passion et prédit la croissance de son Royaume. Il a prédit sa venue prochaine en puissance, ce qui voudrait dire que Dieu mettrait tous ses ennemis sous ses pieds. C’est ce qui s’est produit pour les Juifs de Jérusalem qui se sont révoltés contre lui, et aussi comme le dira l’Apocalypse, pour l’Empire romain persécuteur, le Sénat romain païens. Rome a été détruite et c’est la papauté qui l’a remplacée. Jésus a prédit le martyre de Jacques et de Jean, la destruction de Jérusalem, [...] la renommée de Marie Madeleine dans des termes cosmiques. Dans le monde entier on parlera de cette femme. C’est absolument vrai, mais au moment où il a prononcé cela, à la veille d’être livré à la justice de son pays et tomber entre les mains des hommes, d’être condamné comme un esclave, à un supplice absolument ignoble, comme un maudit de Dieu, comment pouvait-on imaginer que les paroles de cet homme pourraient être vérifiées dans les siècles suivants !
Nous arrivons là à une preuve scientifique. Ces prophéties qui se sont réalisées nous laissent pantois. Nous n’avons plus qu’une chose à faire : c’est croire !
En même temps Jésus est conscient de son mystère. Saint Marc rapporte des paroles tout à fait semblables aux paroles les plus hautes de saint Jean. Ce sont ces mots d’esprit où Jésus, sous prétexte de dire des choses simples dit des choses tout à fait sublimes. Quand il est sorti de Capharnaüm, Pierre le poursuit. Jésus lui dit alors : Je suis sorti pour autre chose que Capharnaüm. “ Je suis sorti ” est un mot d’esprit qui veut dire aussi : je suis sorti d’où je viens. Jésus est sorti d’auprès du Père et il vient parce qu’il est Dieu et il le sait dès le premier moment. Quand enfin on lui pose la question par laquelle on va pouvoir le condamner comme blasphémateur à la plus horrible des morts : “ Es-tu le Christ, le Fils du Béni ? ”, il répond : “ Ego eimi ”, c’est-à-dire “ Je suis ”. C’est le nom de Dieu qu’il s’attribue comme en saint Jean. Dans saint Jean, ce “ Ego eimi ” est vraiment la révélation du Christ la plus immédiate de son mystère total. Et c’est déjà dans Marc.
Jésus conduit les événements d’une manière que les modernistes trouvent tout humaine parce qu’il va vers un échec. [...] Il les conduit vers l’accomplissement des Écritures selon lesquelles il doit donner sa vie en rançon pour la multitude. Il annonce ce qui va venir, au rebours de tout intérêt humain, de tout vice humain, de toute gloire humaine, c’est extraordinairement impressionnant. Il prépare ses Apôtres à sa chute et en même temps, à travers cela, il prépare cette chute en vue de la victoire. Car s’il controverse si fortement avec les Juifs de Jérusalem, il sait que dans un premier temps, cela va les amener à une haine tellement ardente qu’ils le mettront à mort, mais il le fait pour qu’après, dans les siècles, on sache bien qu’il a soutenu toute la vérité de son message.
La conclusion de ma conférence est toute simple : le Jésus de Marc dit la vérité, et c’est une vérité contrôlable au moment où il l’a dite. Toute l’Église l’accepte, quoique cette vérité soit d’une part scandaleuse et surprenante, elle est d’une autre part tellement admirable, convaincante, que tous ces gens ne pouvant discuter les faits, l’authenticité des paroles, n’avaient plus qu’une chose à faire : tomber à genoux et dire : je crois en Jésus le Christ, le Fils de Dieu. Nous sommes au seuil de l’apologétique qui est de reconnaître l’authenticité du témoin, par cette honnêteté de Marc et de Pierre, le premier narrateur. C’est de dire : Eh bien, nous sommes là au contact de Jésus qui est un être stupéfiant, un être très mystérieux. Jamais les sciences ne pourront expliquer cela. On ne pourra jamais faire ce que l’on appelle la réduction de cet ensemble à des faits naturels. Donc il ne reste qu’une chose à faire : croire. Mais l’apologétique arrête avant cet acte de foi ; pour croire, il faut une lumière supérieure, il faut produire un jugement qui excède la raison naturelle, qui va au-delà de la démonstration scientifique. En refusant de croire parce que c’est un effort qui dépasse la possibilité de la nature, on risque beaucoup de tomber dans l’incrédulité. et Jésus a dit à la fin : “ Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé. Celui qui ne croira pas sera condamné ”. Les conclusions scientifiques de notre enquête nous mènent devant une énigme à laquelle on ne peut pas répondre par le scepticisme, le kantisme, le modernisme etc. Il n’y a que deux réponses : j’y crois ou je refuse de croire. On ne peut pas passer toute sa vie à côté de Jésus sans savoir si cet homme est un imposteur ou s’il est le vrai Fils de Dieu comme il le dit et comme il le prouve !
Abbé Georges de Nantes
S 90 : L'Évangile selon saint Marc, retraite automne 1986