Sans appui et pourtant appuyé
LE titre traditionnel : « Sans appui et pourtant appuyé », n’est guère élégant. En fils de marin, je proposerai l’image du bateau sortant du port après avoir largué les amarres, au risque de la tempête, mais solidement arrimé à un puissant Cuirassé. Il a fui les sécurités du port pour en trouver de plus puissantes...
Ce poème forme un ensemble bien composé : les trois vers du refrain annoncent les trois strophes qui suivent et résument toute l’œuvre de saint Jean de la Croix.
Sans appui et pourtant appuyé,
C’est le paradoxe du surnaturel, la foi, le NADA, suivi du TODO. Il faut se libérer du monde, de la chair et du démon pour être attaché à Dieu.
Vivant sans lumière et dans la nuit,
La contemplation infuse, qui est une nuit de la Foi dans une nuit de l’esprit et des sens, n’est pas exempte de consolation.
Je vais me consumant tout entier.
Avec la souffrance consommée croît l’amour consumant qui débouche sur la joie de la Vie Éternelle.
Détachement des créatures,
attachement de pure volonté au Christ-Dieu.
Libre est mon âme de tout lien
Qui tienne à chose créée,
Au-dessus d’elle-même élevée,
Menant savoureusement sa vie :
En son Dieu seulement appuyée.
N’est-ce-pas là déjà dire
La chose que je prise le plus :
Que mon âme ainsi se voie
Sans appui et pourtant appuyée ?
Il n’y a pas de Vie spirituelle tant qu’on n’a pas franchi ce seuil qui nous libère de nos tendances aux choses créées et aux affections. Cependant, cette délivrance est également une privation. Quand les liens sont rompus, l’âme se trouve « sans appui ». C’est alors qu’il faut avancer quand même, uniquement appuyé sur Dieu, « menant savoureuse vie », quoique privée de consolation. L’âme trouve une saveur dans cette solitude même. Cette douceur est très subtile, elle n’est ni sensuelle, ni intellectuelle, ni même cordiale. C’est au-delà, en pleine mer... Préliminaires de la vie de la Foi.
Détachement de sa raison propre,
fidélité à l’Époux.
Et, bien qu’en cette mortelle vie
J’endure des ténèbres,
Point si grand mon mal ne saurait être :
Si la lumière me manque,
Je mène une existence céleste,
Car l’amour de cette vie
Tant plus aveugle va demeurant,
Tant plus il tient l’âme rendue,
Vivant sans lumière et dans la nuit.
En pleine mer, certes, mais à côté du « bateau amiral ». C’est la vie d’oraison, de solitude... avec Dieu ! Cette foi au sein même des ténèbres est quand même une communication divine, une union à Dieu : « Je mène une existence céleste ». Quoique ne le voyant pas, je touche Dieu, et ce toucher de Dieu expérimenté dans la nuit et produit l’amour. Cet amour grandit à mesure que les idées, les raisonnements, les communications disparaissent. Voilà ce qui est capital pour notre vie d’oraison :
Ce n’est pas tout de quitter les biens sensibles, de se quitter soi-même. Il faut savoir que l’oraison va constituer en elle-même un martyre, une mise à mort, une agonie de l’esprit d’autant plus pénible qu’elle ne mène pas à la mort. Il faut s’attendre à endurer ces ténèbres mortifiantes.
Et pourtant, ce mal que j’estime comme une sorte d’enfer n’est pas si terrible, puisqu’au sein même de ces ténèbres, il y a quand même un contact avec Dieu, un toucher de l’Être de Dieu qui ne peut être qu’une source de Vie divine.
Ce contact divin, ce baiser nuptial qui donne la paix, la tendresse et la perfection, c’est l’Amour, d’autant plus élevé, fort et sanctifiant, qu’il se passe dans la nuit de l’esprit, c’est-à-dire sans qu’aucun concept, raisonnement ou souvenir ne vienne aider l’âme en oraison.
Transformation de l’âme-épouse en l’Époux crucifié
Voici l’œuvre qu’opère l’Amour,
Depuis que je le connais :
Que s’il trouve bien ou mal en moi,
Tout devient même saveur,
Et mon âme en soi-même il transforme.
Dans sa flamme savoureuse,
Que je sens ainsi brûler en moi,
Vite et sans que rien ne reste
Je vais me consumant tout entier.
La récompense ? C’est encore une mort du cœur et de l’être tout entier, mais dans la saveur des dons, de l’onction du Saint-Esprit. L’âme qui fait si saintement oraison est divinisée par l’Amour qui fait feu de tout bois : tentations, échecs, maladies, récompenses, réussites, tout est redressé et rendu agréable à Dieu. L’être substantiel lui-même devient à la ressemblance de Dieu, œuvre de la Vive Flamme de l’Esprit-Saint, qui change toutes les plaies en plaies d’amour. (Strophe 2 de la Vive Flamme et commentaire).
CONCLUSION DU POÈME
Une résolution à prendre : entrer dans la famille des âmes d’oraison.
Nous, religieux, moines ou moniales, nous sommes créés et consacrés pour cela. C’est un devoir sacré sans lequel nous ne saurions vivre. « Courage, ma fille, adonnez-vous beaucoup à l’oraison ; oubliez cela et le reste ; car enfin nous n’avons pas d’autres biens... ni d’autre appui, ni d’autre consolation que l’oraison... » lettre à Mère Éléonor de Saint Gabriel.
Comment être obéissant, chaste et pauvre si je ne fais pas oraison ?
Notre âme en oraison est féminine, elle est en attente du toucher divin et quête cette union. Les grands saints ont un cœur de femme, car la créature en face de Dieu est humble, pauvre, passive, soumise comme l’épouse devant son époux. L’homme qui fait oraison abdique son autorité, son esprit possessif et dominateur, il est comme Marie-Madeleine aux pieds de Jésus. C’est difficile, crucifiant, héroïque et sanctifiant, mais cela règle tous les problèmes.
Mais comment faire oraison ?
Je cherche un lieu, une solitude à l’écart du monde, des distractions, évitant l’endroit trop confortable, esthétiquement plaisant. Je puis commencer par une prière vocale.
- Dans un premier temps, l’âme fait le vide des sens et du cœur... Bienheureux celui qui y parvient en une minute ! Il est bon de repérer les distractions avant de commencer pour qu’elles ne me surprennent pas et que je puisse leur dire, dès qu’elles paraissent : dehors ! Au terme de cette première partie qui peut être brève, l’âme se trouve totalement vide et accordée à la Volonté divine. Si quelque chose s’oppose encore à cette volonté, inutile de pénétrer plus avant. C’est une loyauté fondamentale.
- Le regard de l’âme purifiée s’applique à Dieu. Je regarde, j’écoute... « transporte-toi au jardin de l’agonie ou au pied de la Croix... » Je fixe mon regard sur une image et là, je commence à « user » mon esprit rejetant encore tout ce qui se présente d’importun. C’est la « lime sourde » qui attaque notre science, notre orgueil, lesquels se repaissent dans les paroles, les discours, les raisonnements... C’est l’oraison sèche qui unit à Dieu, contemplation aveugle, douloureuse, je répète quelques mots, un mot : « Ô Amour infini ! » « Ô mon Sauveur ! »
- L’âme recueille le fruit de sa contemplation, le lait, le vin, le miel sur les lèvres de son Bien-Aimé, puis elle se force à faire passer la contemplation du cœur à la volonté. Elle se force à la paix, à la joie. Le moine qui sort de son oraison se sait bien dans sa vocation, bien à sa place, en bon rapport avec son Dieu et cette paix de l’âme est bientôt suivie d’une joie impalpable comme une brise silencieuse. C’est la saveur de la Clémence divine.
Le moine, la religieuse, toute âme d’oraison peut se dire : « Je suis dans la joie, même si je ne le sens pas, mais achevant ainsi mon oraison, je me trouve plein de force et de courage, d’abnégation dans le bien et le mal qui vont m’arriver aujourd’hui et tout dans ma journée sera transformé en amour. »
Mais comment l’objet de la Foi se touche-t-il et se montre-t-il à celui qui fait oraison ? Le poème suivant va nous l’apprendre...
Abbé Georges de Nantes
S 73 : Les poèmes mystiques de saint Jean de la Croix,
retraite automne 1984, 18 h (aud)