Super flumina Babylonis
IL y a un parallèle entre ce poème et celui du « Pastoureau ». Saint Jean de la Croix suit le Psaume 136, mais il y ajoute sa propre expérience, en particulier celle de son exil au cachot de Tolède, lieu où il écrivit ces vers, tel l’exilé loin du Temple de son Dieu et qui lance son cri d’amour. On pourrait dire que c’est la plainte amoureuse de l’enfant de cette Pastourelle infidèle qui se languit de son Sauveur et qui aspire à retrouver Celui qui est son tout. La Pastourelle, c’est cette Babylone, image de l’humanité anti-Christ.
Dessus les rives des fleuves qu’en Babylone je vins à trouver,
Là je m’assis, et de mes pleurs la terre j’arrosais,
Me souvenant de toi, Sion que j’aimais.
Douce m’étais ta souvenance et tant plus me faisait pleurer.
Laissant les vêtements de fête, je pris ceux de labeur,
Et je pendis aux saules verts la harpe que je portais.
La déposant dans l’espérance de ce qu’en Toi j’espérais,
C’est là que l’amour me blessa et m’arracha le cœur.
Je lui dis qu’il me tuât puisqu’en telle guise il navrait.
Dedans son feu je me plongeais, sachant qu’il m’embraserait,
Justifiant l’oiseau qui dans le feu se consumait.
Je me mourrais en moi-même et en toi seul je respirais.
En moi je me mourrais pour toi, et pour toi je revivais,
Car ta souvenance donnait la vie et l’enlevait.
En liesse étaient les étrangers chez qui j’étais captif.
Ils me demandaient des chants, ceux-là même qu’on chantait en Sion :
« Chante un hymne de Sion. Quel est leur air ? Voyons ? »
Dites ? Comment donc en terre étrangère, où pour Sion je pleurais,
Chanterais-je l’allégresse qu’en Sion je trouvais ?
Je la mettrais en oubli, si en terre étrangère je m’éjouissais.
La langue qui me sert à parler, qu’elle s’attache à mon palais,
Si en la terre où je demeure, oublieux de toi je devenais.
O Sion, si pour les verts rameaux que Babylone me donnait,
Si de toi ne me souvenais, de ce qui me réjouissait le plus,
Que ma droite me laisse en oubli : c’est ce qu’en toi j’aimais le plus !
Et si je connaissais des fêtes et si sans toi je les célébrais.
O fille de Babylone, misérable et de jours mauvais !
Heureux celui en qui repose mon espoir,
Qui te doit donner le châtiment que de tes mains je dus recevoir,
Et qui réunira ses petits et moi-même (pour ce qu’en toi je pleurais)
À la pierre qui est le Christ, pour lequel je te délaissais !
À Dieu seul est due la vraie gloire
Saint Jean de la Croix dans son cachot, prisonnier de ses frères carmes mitigés et dans les ténèbres de « cette terre étrangère », n’en reste pas moins cœur à Cœur avec Jésus. Il se sent mourir à petit feu, mais la flamme qui le consume est sa vraie vie et il sait qu’ainsi, il console le Sacré-Cœur de Jésus.
Rien ne le fera céder à la tentation des mondains qui font la fête. Il se garde de tomber dans la même infidélité que la Pastourelle, sa mère… Tentation de la mitigation qui lui vaudrait un salut temporel.
Cependant, notre saint modifie la dureté implacable de la fin du Psaume en se souvenant du Pastoureau miséricordieux dont l’amour triomphe de la vengeance. Le Père reprendra tous les enfants de Babylone pour la nouvelle Jérusalem, Il les remettra sur la bonne voie du Carmel originel. Ce Cœur sera « victorieux de tous ses ennemis ».
Abbé Georges de Nantes
S 73 : Les poèmes mystiques de saint Jean de la Croix,
retraite automne 1984, 18 h (aud)