Romance de l'amour divin

« Romancero »

CE poème est peu connu, peu célébré, on se méprend sur sa valeur. Saint Jean de la Croix y traduit les lumières reçues dans la contemplation infuse qui sont l’expérience d’un amour affectif en Dieu. C’est incomparable. Loin d’être un artifice de rhétorique, un tel poème nous donne à comprendre le secret de cette âme en conversation avec Dieu au sein d’une vie mortifiée, d’une solitude immense, que ce soit dans les souffrances inouïes du cachot de Tolède ou dans les tumultes du ministère. Non, ce n’est pas du « toc », il dit ce qu’il a vu : JE SUIS l’amour !

Le « Romancero » est une sorte de paraphrase du Prologue de saint Jean. Notre saint emploie la forme littéraire de l’épopée populaire afin de se donner quelques libertés par rapport aux formules dogmatiques et d'ajouter quelque chose de sa propre expérience, mais toujours selon les termes mêmes de l’Écriture Sainte, preuve que le Dieu qui se manifeste à lui est le même qui s’est révélé par les prophètes et les apôtres.

-1-
Sur l’Évangile « In principio erat Verbum »
concernant la Sainte Trinité.

Au principe demeurait le Verbe, et en Dieu vivait
Où son infini bonheur il possédait.
Le Verbe même était Dieu, puisqu’il s’est nommé le Principe
Il demeurait dans le Principe, mais il n’avait pas de principe.
Il était le principe même et pour cela de principe Il n’avait.
Fils est le nom du Verbe, puisque du principe Il naît.
Toujours Il l’a conçu et Il le conçoit toujours.
Toujours Il lui donne sa substance et Se la garde toujours.
Et ainsi la gloire du Fils est celle qu’en son Père Il avait,
Et toute sa gloire le Père en son Fils possédait.
Comme l’aimé en son ami, l’un en l’autre demeurait.
En cet amour qui les unit la même valeur possédait
Que l’un et l’autre et la même égalité.
Entre tous Trois il y avait trois Personnes et un être aimé.
Et un amour en Elles toutes un seul ami Les faisait,
Et l’ami est l’aimé en qui chacun d’Eux vivait.
Car l’être que les Trois possèdent, chacun d’eux le possède,
Et chacun d’Eux aime la personne qui possède cet être.
Cet être est chacune d’Elles et lui seul les unissait
En un lien ineffable que dire on ne saurait.
Ce pourquoi était infini l’amour qui Les unissait,
Car un seul amour ont les Trois qui leur « essence » se disait :
Car l’amour, tant plus il est, tant plus amour il se fait.

Dès le début, on remarque cette touche psychologique nouvelle que notre saint nous rapporte comme étant un trésor particulier de sa contemplation, obscure mais brûlante, de la Vie Trinitaire, à savoir CARITAS comme définition de Dieu, amour, sortie de soi pour rechercher l’Union à d’autres êtres. C’est un échange d’amour au sein de la Sainte Trinité, amour mutuel parfait où les Personnes sont à la fois « aimées » et « aimantes », chacune vivant en l’aimée et non plus en elle-même.

Cette révélation de l’Amour en Dieu est particulièrement intelligente dans saint Jean de la Croix et nous y retrouvons notre métaphysique relationnelle, à savoir la primauté des relations sur l’être ; En effet, comment cet être peut-il être le lien ineffable des Trois Personnes ? Psychologiquement, cela peut se comprendre sous l’aspect de l’Amour. Si cette essence est l’amour, nous la verrons courir d’une Personne à l’Autre et les rassembler dans une unité infinie, selon un amour infini. C’est ce que les Pères de l’Église appelaient la circumincession et qui, pour nous, est de contempler ce mystère vivant de Dieu comme Amour, parce que comme Amour, il éveille en nous une sorte d’expérience humaine capable de nous donner une vision confuse de ces Trois Personnes en une seule nature d’un Dieu vivant et aimant. Ici, à travers cette description balbutiante, on assiste au débordement, par l’expérience mystique de saint Jean de la Croix, de la révélation plus austère de saint Jean l’Évangéliste… Cette douce amitié entre le Père et le Fils, cet amour commun qui va de l’un à l’autre, c’est le Saint Esprit.

-2-
De la communication des Trois Personnes

En cet immense amour qui procède des Deux,
Le Père au Fils disait propos grandement savoureux,
De si profond délice que nul ne les entendait.
Seul s’en éjouissait le Fils, à qui le Père les adressait.
Mais ce qu’on en peut entendre, Il le disait ainsi :
Rien ne me contente, Fils, hors ta compagnie
Et si quelque chose Me contente, c’est en Toi que Je l’aimerais.
Celui qui Te ressemble le plus, le plus Me satisferait
Et qui ne te ressemble en rien, rien en Moi ne trouverait ;
En Toi seul Je trouve mon gré, ô vie de ma vie.
De ma lumière Tu es la lumière, Tu es ma sapience,
L’image de ma substance en qui J’ai bonne complaisance.
Celui qui T’aimerait, Fils, à lui Je me donnerai Moi-Même,
Et l’amour que J’ai en Toi, celui-là même en lui Je mettrais,
Pour ce qu’il aura aimé Celui que J’aime tant Moi-Même.

Il nous est permis de nous figurer le Père et le Fils, l’Un sur le Cœur de l’Autre, heureux et satisfaits, échangeant des paroles savoureuses. Mais voici ce qui est propre à notre saint, écho de son expérience : « Seul s’en réjouissait le Fils. » C’est stupéfiant à imaginer. Le Père parle à son Fils comme d’une obsession divine née en son Cœur, un jour, mais de Toute Éternité ! Et que Lui dit-Il ? Des folies, des « futuribles »… Le mystique aurait-il assisté à pareil échange ?

« Celui qui Te ressemble le plus. » C’est ici la théorie platonicienne reprise par saint Thomas, selon laquelle l’amour naît de la ressemblance. Saint Jean de la Croix semble la partager, cependant, dans une lettre à sa dirigée Doña Juana de Pedraza, il écrit : « Voilà ce que fait Dieu avec celui de qui Il est aimé. Aussi on ne peut oublier l’objet aimé sans s’oublier soi-même. Mais on s’oublie soi-même pour l’objet aimé, car on vit plus en lui qu’en soi-même. » (10e lettre). Nous retrouvons nos « relations » : j’aime celui qui est quelque chose pour moi, qui m’apporte son propre être en supplément d’être. Dieu nous aime parce qu’Il nous associe à Lui et nous L’aimons parce que, touchant notre âme, Il se fait connaître à nous. Dieu est perçu comme existence qui se donne et enflamme l’amour en nous. La raison de l’amour est la complémentarité.

-3-
De la création

Une épouse qui T’aime, mon Fils, J’aimerais Te donner,
Qui, grâce à Toi, vivre avec nous puisse mériter,

C’est ici la plus belle strophe de toute la mystique humaine. La première relation dans notre expérience humaine comme dans l’expérience divine, c’est la relation de Père à Fils. Il n’y a point au monde de relation qui soit plus stable, plus noble, plus parfaite, plus intime, plus totale. Et c’est une erreur de croire que la relation d’époux à épouse passe au premier plan. C’est contre nature, contre Dieu, contre l’ordre de la Création parce que c'est contre l’ordre même de la procession des Personnes divines. L’amour conjugal n’est pas la perfection de l’union, ce serait du naturalisme. La perfection de l’union, c’est la génération du Fils par le Père et la reconnaissance du Fils qui tient tout de son Père. C’est sur cette relation-là qu’il nous faut d’abord nous extasier en contemplant l’amour du Fils dans le sein de son Père et le Père proférant sa Sagesse, sa Parole, projection spirituelle par laquelle Il exprime sa Vérité totale, sa Beauté totale et produit ce miroir de son propre Être qu’est son Fils. Esprit qui procède d’un autre Esprit.

C’est alors que Dieu « invente » quelque chose de nouveau, qui n’existait pas. Il tire du néant… des substances ? Non. Une autre relation qui n’existait pas en Dieu, dissemblable de Lui, pour justifier l’apparition de ces individus que nous sommes. Dieu veut donner à son Fils quelqu’un, un être, et Il « invente de faire de son Fils un Époux » ! Par rapport à cette épouse qu’Il va créer. Il ne crée pas Adam, Ève, des gens, mais… une épouse ! Ce mystère est confondant ! Ce lien est tout à fait spécial, car en Dieu il n’y a pas l’équivalent de l’homme et de la femme, il n’existe rien en Dieu qui soit comparable au mariage et le mariage est bien une « invention » de Dieu. Et si on voulait un mot qui indique la création dans sa totalité, ce serait ce mot de « mariage » qui dit l’union du Fils qui est tout avec ce quelqu’un qui n’est rien, que de la poussière créée et dont le Fils va faire une unité en forme d’épouse qu’Il viendra chercher pour la ramener à Lui par l’amour afin que se l’unissant, elle ne fasse plus qu’un avec Lui dans la Sainte Trinité. Telle est la première idée de Dieu dans la création.

Cette nouveauté de l’épouse, temple du Saint-Esprit, c’est l’Église en tant que personne mystique faite de myriades d’êtres distincts que le Christ unifie par son amour qui en est l’âme, le principe unificateur, vivifiant et structurant ce corps. Mais il n’est pas faux de dire que la Trinité, c’est le Père, le Fils et la Vierge Marie à condition de la voir comme demeure du Saint Esprit où le Christ s’est incarné.

Encore une fois, saint Jean de la Croix est catholique. Il se veut membre de ce Corps qu’est l’Église, son « moi » est enrichi de tous les autres êtres de la création et sa relation avec « Dieu » baigne dans l’Amour du Père et du Fils.

Et manger à la même table du même pain dont Je Me nourris,
Pour qu’elle connaisse les biens que J’ai en un tel Fils,
Et que de ta grâce et de ta vigueur avec Moi elle s’éjouisse.

De quel pain se nourrit le Père ? De son Fils, à la même table. Cette invention psychologique est extraordinaire. L’union d’amour dans la communion est ce que fait le Père de toute Éternité en se « repaissant » de son Fils. Ce qui fait la joie du Père, c’est que l’épouse connaisse les beautés, les vertus, les perfections de son Époux et qu’elle s’en réjouisse avec le Père, lui tenant compagnie et mangeant avec Lui.

Je T’en rend grâce, ô Père, le Fils Lui répondait.
À l’épouse que Tu Me donneras, la mienne clarté Je donnerai,
Pour qu’elle puisse voir tout le prix de mon Père,
Et comment l’être que je possède, de son être Je l’ai hérité.
Sur mon bras Je la pencherai : de ton amour elle s’embrasera entière,
Et en éternels délices elle exaltera ta bonté.

Le Fils ne songe qu’à correspondre au dessein de son Père en donnant à son épouse sa lumière, sa Sagesse, tout Lui-même pour l’amener à son Père sachant bien qu’Il tient tout ce qu’il lui donne de son Père. Ce « retour » au Père est magnifique. C’est par la grâce, « la force de ce bras » sur laquelle elle s’appuie que l’épouse s’élève jusqu’au Père et peut exalter sa Bonté qui lui est alors révélée.

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De la création (suite)

C’est la réalisation du projet sous cette forme de romance populaire, mystère médiéval, geste divine. Tous les mystères vont défiler et notre saint va puiser avec liberté dans l’Écriture. Cependant, nous dégagerons ce qui lui est personnel, ce qu’il ajoute par son expérience mystique du cachot de Tolède.

Ainsi donc soit fait, dit le Père, ton amour bien le requiert.
Et disant cette parole, Il avait créé l’univers.
Palais pour l’épouse, en grande sapience fait,
Lequel en deux logis, haut et bas, se divisait,
Le bas logis Il composait de différences infinies ;
Mais le haut Il embellissait d’admirables pierreries.
Pour que l’épouse connût l’Époux qu’elle avait,
Dans le haut Il logeait, des anges, la hiérarchie.

Déjà nous a été révélée cette vie d’amour du Père et du Fils spirant leur amour qui est le Saint Esprit, puis ce lien typique de la création, cette « invention » du mariage. Quand Dieu imagine quelque chose, Il la crée. L’Épouse, c’est l’Église, c’est la Très Sainte Vierge pour qui sont créées les choses du Ciel et de la terre. Quant aux anges, ils sont montrés comme une partie de l’épouse. Dès le début des temps, il fallait que le Fils puisse se réjouir dans son épouse.

Mais l’humaine nature Il plaçait dans le bas logis,
Car, en sa tissure , un peu moindre valeur elle avait.
Et bien que l’être et les lieux Il leur partageait pour lors,
Néanmoins de cette épouse, ils sont tous l’unique corps.
Car l’amour d’un même Époux, une seule épouse les faisait :
Ceux d’en haut l’Époux dans l’allégresse possédaient ;
Ceux d’en bas, en une espérance de foi qu’Il leur versait,
Leur disant qu’un temps viendrait où Il les exalterait.

Ces créatures sont toutes l’unique corps de l’épouse du Fils. C’est par cet unique amour du Fils que cette humanité est soudée, rassemblée dans l’Unité…

Et que leur bassesse Il élèverait,
En sorte que nul plus ne la mépriserait.
Parce qu’en tout semblable à eux Il se ferait,
Qu’Il viendrait avec eux, qu’avec eux Il demeurerait
Et que Dieu homme serait et que l’homme Dieu serait,
Qu’Il vivrait avec eux, qu’avec eux Il mangerait.
Et qu’avec eux pour toujours Il allait demeurer,
Tant que ce siècle fluant vienne à s’achever.
Qu’alors ils se réjouiraient ensemble, en éternelle mélodie,
Pour ce qu’Il est la tête de l’épouse qu’Il s’est unie.

Pour saint Jean de la Croix, plus que du péché, il faut parler de la bassesse de la nature humaine qui lui vient de la diversité de ses éléments ; faite de chair et d’esprit, c’est ce qui lui donne un certain retard pour entrer dans la béatitude du Ciel. Comment cette épouse méritera-t-elle de manger à la table de Dieu ? Parce que Dieu viendra manger à sa table Lui-même. Selon la maxime des Pères : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu. »

À laquelle tous les membres des justes Il joindrait
Qui sont le corps de l’épouse, et qu’Il la prendrait,
Lui, dans ses bras tendrement, et là son amour lui donnerait,
Et qu’ainsi, tous en un, au Père Il la conduirait.
Où, du même délice dont Dieu s’enivre, elle pourrait s’enivrer.
Car, comme le Père et le Fils et Celui qui d’eux vient procéder
Vivent l’un dans l’autre, ainsi l’épouse serait :
Absorbée en Dieu, vie de Dieu elle vivrait.

Saint Paul dit : le Christ est la tête (le chef) et l’épouse est le corps. C’est aussi la représentation du mariage spirituel où l’épouse s’enivre aux mamelles de son Époux… C’est vertigineux ! Même au plan naturel, la prise de conscience de notre propre existence comme être qui n’est pas Dieu est tellement surprenante qu’il y aurait de quoi perdre la raison. Tous les philosophes qui prétendent expliquer l’être sont des gamins. C’est inexplicable. Que Dieu existe, c’est accessible à notre raison, mais que nous existions, en dehors de Dieu, c’est inexplicable. Mais dans la contemplation, dans la métaphysique qui transcende toute science, dans le toucher divin, la révélation s’écoule du sein du Père et du Fils dans le sein du mystique qui comprend qu’il existe comme épouse de Dieu, appelée à devenir Dieu, épouse dans le sein du Fils pour la gloire du Père. D’où la déraison du mystique, d’où sa docte ignorance, d’où la Foi de saint Jean de la Croix qui nous dit que cela n’a rien à voir avec la chair, ni avec l’entendement. Détournez-vous des affections sensibles, des raisonnements, si vous voulez faire oraison et vous laisser envahir par ces mystères sublimes.

-5-
Des désirs des saints Pères

Avec cette bonne espérance qui d’en haut vers eux descendait,
Le dégoût de leurs travaux plus léger se faisait.
Mais l’espérance qui tardait et le désir qui croissait
De s’éjouir avec leur Époux, sans cesse les affligeait.
C’est pourquoi avec oraisons, avec soupirs et agonie,
Avec larmes et gémissements, nuit et jour ils Le priaient
Qu’Il se décida enfin à leur donner sa compagnie.
« Oh ! si l’allégresse en mon temps allait être ! » les uns disaient.
D’autres : « Achevez, Seigneur ; envoyez Celui que vous devez envoyer. »
D’autres : « Oh ! Si vous alliez rompre les cieux, et si je voyais,
De mes yeux que vous descendez, mes sanglots cesseraient. »
« Nuées, faites pleuvoir d’en-haut Celui que de donner la terre vous prie.
Qu’Il consume enfin la terre où les épines seules nous naissaient,
Et qu’elle produise cette fleur dont elle sera fleurie ! »
D’autres disaient : « Oh ! heureux celui qui en tel temps vivra,
Qu’il mérite de voir Dieu avec ses yeux à lui,
De Le toucher de ses mains et d’aller en sa compagnie,
Et de jouir des mystères que pour lors Il disposera ! »

C’est plus facile ! Saint Jean de la Croix voit les anciens comme des Mystiques semblables à lui, qui ont eu la même expérience quand ils attendaient que vienne l’Époux pour se réjouir en Lui. C’est toute l’attente du Messie dans l’Ancien Testament. Ces « préparations » sont tout à fait parallèles à notre cheminement personnel comme à celui de l’Église.

-6-
Des désirs des saints Pères (suite)

En ces requêtes et autres telles, un long temps s’était passé.
Mais grandement croissait la ferveur en les dernières années.
Quand le vieil Siméon ardait tout en désir,
Requérant Dieu que de lui laisser voir ce jour Il eût bon plaisir.
Et ainsi l’Esprit-Saint au bon vieux répondait,
Engageant sa foi que la mort il ne verrait
Avant de voir la vie qui de là-haut descendait,
Et que lui, en ses mains mêmes, Dieu même prendrait,
Et qu’il Le tiendrait en ses bras, et en ses bras L’étreindrait.

Les temps sont venus, longtemps attendus selon une ferveur croissante. C’est toute la vie humaine.

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De l’Incarnation

Or, étant advenu le temps où se faire convenait
Le rachat de l’épouse qui en rude joug servait,
Dessous la loi que lui départit Moïse,
Le Père, en tendre amour, disait en cette guise :
Tu vois bien, Fils, que J’avais fait ton épouse à ta semblance.
Semblable à Toi, à Toi elle a bonne convenance.
Mais elle diffère en la chair qui en ton être simple n’est admise.
Or, en les parfaites amours, cette loi est requise :
Que l’ami se fasse semblable à l’aimé,
Car plus grande semblance, plus grand délice tient caché.
Et sans doute en ton épouse, le délice grandement croîtrait,
Si comme elle vêtu de chair elle Te voyait.
Et le Fils répondait : Ma volonté est la Tienne,
Et ma seule gloire est que ta volonté soit la Mienne.
À Moi convient, Père, ce qu’a dit ton Altesse,
Car de cette guise, mieux se verra ta tendresse,
Se verront ta grande puissance, justice et sapience.
J’irai les dire au monde et lui baillerai science
De ta beauté et douceur et magnificence.
J’irai chercher mon épouse et sur Moi prendrai
Ses fatigues et travaux où tant elle peinait.
Et afin qu’elle vive, pour elle Je mourrai,
Et la tirant de la fosse, à Toi Je la rendrai.

Continuons à mettre en relief ce que saint Jean de la Croix ajoute de sa contemplation à ce que l’Église lui donne par sa Révélation. Le rachat est évoqué, mais le joug dont il est question est celui de la Loi. Ce qui rend l’épouse différente du Fils, c’est qu’elle a une chair et que Lui est un pur Esprit. Mais de péché, il n’est toujours pas question… Et sur ce point, saint Jean de la Croix rompt avec saint Thomas pour qui la raison de l’Incarnation, c’est le rachat du péché, « propter nostram salutem ». Nous voyons ici Dieu décider, pour le plaisir, d’associer une épouse à son Fils. Il n'y a pas d’autres raisons à la création que cette surabondance d’amour du Père voulant donner à son Fils un supplément de joie et l’acceptation du Fils pour donner à son Père un supplément de gloire en Lui présentant une épouse digne de Lui… Or, cette épouse, cette humanité a péché ! Cela semble secondaire. Cela nous choque ? C’est que nous sommes occidentaux, marqués par la théologie de saint Paul, « agravée » de celle de saint Augustin. Il faut savoir qu’il existe une autre théologie, celle de saint Jean, reprise par les Pères grecs où l’amour prime sur le péché, sur l’expiation. Saint Jean de la Croix baigne dans cette théologie plus « optimiste ». Plutôt qu’un Christ expiant les crimes de l’humanité sous le poids de la colère de Dieu, Victime offerte en holocauste, cette ligne « orientale » considère plutôt la Croix comme une manifestation suprême de l’Amour de l’Époux pour son épouse, ce qui est très apaisant. Saint Jean de la Croix a réintroduit dans la théologie occidentale cette contemplation béatifique de Dieu, de sa Sagesse et de son Amour. Est-ce que cela commande de notre part une insouciance pour le péché ? Oui. Est-ce-que cela autorise une vie sans sacrifice ni expiation ? Non, car souffrance et croix ont leur place, mais moins comme une nécessité de justice que comme une volonté de l’épouse pour imiter son Époux et lui ressembler et ainsi plaire au Père.

Redisons-le, la ressemblance est au terme de l’amour, elle en est le fruit, mais pour l’acquérir, l’épouse doit se configurer à son Époux Crucifié par la souffrance et le sacrifice.

-8-
De l'Incarnation (suite)

Lors Il appela un archange à qui Gabriel nom était,
Et l’envoya à une pucelle qui Marie se nommait,
Laquelle consentante se faisait le mystère,
Au sein de qui la Trinité vêtit le Verbe de chair.
Les trois cette œuvre firent : mais en un seul elle se fit.
Et incarné demeura le Verbe au sein de Marie.
Et Lui qui n’avait qu’un Père eut depuis une Mère,
Mais tant différent de celle qui d’homme concevrait !
Car de ses seules entrailles Il recevait sa chair,
Ce par quoi Fils de Dieu et Fils de l’homme Il se disait.

Les Trois Personnes conviennent de cette œuvre ad extra, mais elle se fait dans le Fils uniquement. Et c’est par cette naissance miraculeuse de cette seule Vierge Mère qu’Il peut se dire Fils.

-9-
Nativité

Or, étant advenu le temps où naître Il devait,
Comme un Époux de son lit Il sortait,

Il faut s’arrêter sur cette théorie des Pères grecs que nous ne partageons pas. Les Pères de l’Église ont repris ce verset du Ps.18 à partir duquel ils voient le Christ sortir du sein de la Vierge ayant consommé son union avec… la nature humaine. Le Concile Vatican II en tirera que la Personne divine du Fils assumant dans son union hypostatique une nature humaine, tous les hommes sont déjà contenus dans cette nature humaine du Christ ! Du Christ, homme parfait ?

Il est vrai que Dieu s’est uni une humanité, mais ce n’est là qu’une manière d’être dans le Christ. Cette humanité n’est pas l’épouse du Verbe. Il ne s’agit pas d’une idée d’humanité, mais d’êtres radicalement distincts de la Personne du Christ et si le Fils, en prenant notre nature est devenu l’un d’entre nous, je veux bien qu’il y ait déjà des contacts comme d’une tête aux membres de son corps, une certaine familiarité de tous les êtres humains avec le Christ, mais on ne peut pas dire que « par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni à tout homme » (Gaudium et spes, 22, 2). Nous ne le sommes même pas « en droit » puisqu’il y faudra le mystère de la Croix. Ce n’est que dans le genre humain idéalement conçu qu’il y a, le jour de la Nativité, une union entre le Christ et nous tous.

Étreignant son épouse qu’en ses bras Il enserre :
Et en une crèche Le déposait la gracieuse Mère,
Parmi d’aucuns animaux qui d’aventure là se trouvaient.
Les hommes disaient chansons, les anges mélodie chantaient,
Faisant fête aux épousailles qu’entre deux tels il y avait.
Or Dieu, en la crèche, là pleurait et gémissait :
C’étaient des joyaux qu’aux épousailles apportait l’épousée.
Et à voir un tel troc, la Mère était pâmée :
Les pleurs de l’homme en Dieu et la liesse en l’homme,
Ce qui, à l’un et l’autre, tant étrange était en somme !

À Noël, on peut dire que commence l’Union de la Personne même du Fils de Dieu avec la Vierge Marie qui est à la fois sa Mère et son épouse parce qu’ils sont unis l’un à l’autre, comme une mère avec son enfant, une épouse avec son époux. C’est cela que l’on peut célébrer dès la Conception de l’Enfant-Jésus lors de l’Annonciation et qui se voit mieux dès que la Vierge tient dans ses bras Celui qui est à la fois son Fils et son Époux. Union consommée au pied de la Croix où la Vierge Marie sera configurée à son Époux de Sang, par Amour.

La spiritualité essentielle qui se dégage d’un tel poème est celle de l’amour. Si elle avait été mieux connue et vécue dans notre France du XVIIème siècle, nous n’aurions pas subi le jansénisme ni le quiétisme, car il n’y a rien de plus opposé à ces erreurs que cette doctrine de la souffrance par amour et par configuration au Christ prêchée par saint Jean de la Croix. C’est le meilleur remède à offrir aux âmes tourmentées, obsédées par le péché et qui pourrait faire tant de bien aujourd’hui aussi.

La mystique de saint Jean de la Croix n’est pas la mystique du NADA ni même celle du TODO, c’est la mystique de l’Amour qui paraît sur la Face du Christ crucifié et dans son Cœur transpercé.

« Oh ! si l’on finissait par comprendre qu’il est impossible de parvenir à la profondeur de la Sagesse et des richesses de Dieu sans pénétrer dans la profondeur de la souffrance, de mille manières, l’âme y mettant sa joie et ses désirs… » Cantique spirituel (commentaire de la strophe 35).

Abbé Georges de Nantes
S 73 : Les poèmes mystiques de saint Jean de la Croix,
retraite automne 1984, 18 h (aud)