La Nuit obscure

C'EST le poème le plus connu, le premier de saint Jean de la Croix, celui qui retrace tout l’itinéraire spirituel de l’âme vers Dieu.

Le départ, la vocation.

À l’ombre d’une obscure nuit,
D’angoisseux amour embrasée,
Oh l’heureux sort qui me conduit,
Je sortis sans être avisée
Le calme tenant à propos
Ma maison en un doux repos.

Un événement providentiel, volonté de bon plaisir de Dieu, a jeté mon âme dans ce vide soudain qui me fait tout quitter pour un bien absolu et total, but convoité, mais que je ne connais pas encore. Chance unique à ne pas manquer ! La rupture avec mon univers mondain et les êtres connus est cependant paisible, car la paix est la marque des grandes aventures mystiques. Une force amoureuse me porte vers l’objet de ma Foi, mais c’est dans une nuit totale qui touche le lieu où je suis, le but et le chemin.

À l’obscur mais hors de danger
Par une échelle fort secrète
Couverte d’un voile étranger,
Je me dérobai en cachette,
(heureux sort !) Quand tout à propos
Ma maison était en repos.

Après l’évasion des passions sensibles, c’est la rupture avec nos certitudes naturelles, notre bagage intellectuel, notre mémoire, notre esprit raisonneur, nos objections pour entrer dans la Foi qui dépasse toute science et qui, paradoxalement, met mon âme en sûreté, car elle s’appuie sur des certitudes surnaturelles, quoiqu'obscures. Sous ce « voile étranger » qui marque un changement intérieur, je ne discute plus, mais gravis un à un les degrés des articles du Credo, autant d’actes de Foi faits dans la nuit. C’est un trajet intellectuel où l’esprit se fait disciple, humble et non plus outrecuidant. L’âme pénètre « dans l’épaisseur ».

Le voyage, heureuse aventure.

En secret, sous le manteau noir
De la nuit, sans être aperçue
Ou que je puisse apercevoir
Aucun des objets de la vue,
N’ayant ni guide ni lueur,
Que la lampe ardente en mon cœur.

L’âme goûte la libération qui s’accomplit en elle et la joie de l’effort spirituel. Elle recherche désormais la solitude… Elle ferme ses sens corporels et s’arrache à toute curiosité. Oubli de soi, des créatures, du monde. Pour avoir le courage d’avancer dans cette nuit redoutable, j’ai ce feu intérieur qui m’embrase, foi brûlante de charité, espérance, qui sont mon trésor.

Ce flambeau luisant me guidait
Plus sûr que la torche allumée
Du plein midi où m’attendait
Celui que j’avais en pensée,
La où nul vivant sous les Cieux
Ne se présentait à mes yeux.

Cette strophe chante les beautés de la Nuit mystique qu’est la Foi. C’est ici toute l’expérience de saint Jean de la Croix : cette lumière ténébreuse est le seul moyen proportionné pour atteindre le Ciel. Aussi cette nuit m’est-elle plus aimable que le commencement de la vision béatifique, en ce sens qu’elle est la participation méritoire de l’être humain à la Volonté de Dieu. C’est dans ce sens que le curé d’Ars pleurait de communier pour la dernière fois. Cette nuit est déjà unifiante et transformante. L’âme entre déjà dans la jouissance de son Époux.

Le terme. Béatitude.

Dans mon sein parsemé de fleurs
Qu’entier soigneuse je lui garde,
Il s’endort, et pour ses faveurs ;
D’un chaste accueil je le mignarde
Lors que l’éventail ondoyant
D’un cèdre le va festoyant.

Dans le Cantique des Cantiques, les mamelles de l’épouse sont sa tendresse et sa charité envers son époux, et les fleurs sont les vertus dont l’orne le Bien-Aimé. Ce sein gardé pur, c’est le triomphe de la charité, de la chasteté corporelle, spirituelle et cordiale d’un amour qui n’a depuis longtemps que Dieu pour unique Objet. L’épouse jouit alors de la présence calme et amoureuse de son Époux, mais elle ne reste pas inactive. Elle manifeste son amour par des caresses et des baisers. Ce sont ses actes de dévotion, croix (le cèdre) et bonnes œuvres par lesquels elle rafraîchit l’Époux, elle le console.

L’aurore par ses doux zéphirs
Ayant épars sa chevelure,
Mis sa main pleine de saphirs
Sur mon col, flattant ma blessure,
Lors sa douceur tint en suspens
L’entier usage de mes sens

Toute la beauté du Christ se déploie sous l’influence de l’Esprit-Saint, de ses mystères et de ses perfections. L’âme reçoit alors des grâces d’une privauté extraordinaire. Ses sens corporels, mais aussi spirituels sont suspendus et la touche divine de Dieu à l’âme produit l’extase, qui se solde par un « profit » où l’être de Dieu se déverse dans l’être humain sous forme de dons et de vertus.

Mariage spirituel.

Je me tins coi et m’oubliai
Penchant sur mon ami ma face,
Tout cessa, je m’abandonnai
Remettant mes soins à sa grâce,
Comme étant tous ensevelis
Dans le beau parterre des lys.

Dans cette extase l’âme consent à ce qui se produit en elle. C’est le comble de l’amour, l’entrée dans la béatitude. Le voyage a cessé, l’âme n’est plus que cœur et regard, toute remise à son Époux et à ses intérêts, enivrée par son odeur, ses perfections et ses beautés. C’est l’oraison contemplative de plus en plus unitive.

NOTE : La traduction choisie, celle du Père Cyprien de la Nativité est de 1641, est en ancien français classique et plutôt infidèle à la sobriété de la langue castillane.

Abbé Georges de Nantes
S 73 : Les poèmes mystiques de saint Jean de la Croix,
retraite automne 1984, 18 h (aud)