Je meurs de ne pas mourir

De l'âme qui peine pour voir Dieu

CE poème se situe tout près de la Vive Flamme. Son caractère maniéré, presque précieux cache des vérités très profondes et nous élève aux derniers degrés de la perfection où l’âme vit tellement de Dieu qu’elle s’étonne et souffre d’être encore retenue en cette vie qui n’est qu’une mort, sans pouvoir s’abîmer dans son tout pour l’Éternité…

Je vis sans plus vivre en moi
Et mon espoir est de telle guise
Que je meurs pour ce que je ne meurs.

Toute ma vie naturelle et toute mon espérance sont tendues vers une autre vie qui suppose la mort. C’est l’état pitoyable décrit par l’épître aux Philippiens, « Pour moi, certes, la Vie c’est le Christ et mourir m’est un gain… » (I, 21) Mais l’âme est encore trop prisonnière, surtout de cette dernière toile qui unit encore l’âme au corps.

En moi, non, je ne vis plus,
Et sans mon Dieu, vivre je ne puis.
Car sans Lui ni sans moi demeurer,
Qu’est-ce qu’une telle vie ?
Mille morts elle vaudrait :
Je languis pour ma vie elle-même
Quand je meurs pour ce que je ne meurs.

L’âme s’est déjà quittée elle-même et elle a depuis longtemps rompu avec la vie naturelle. Cependant, elle ne vit pas encore en son Dieu et cet entre-deux est douloureux comme une mort. Seule l’espérance est sa force et cette désolation méritante est très favorable à l’âme pour sa purification. L’oraison desséchée et malheureuse est très bénéfique, car dans la mesure où elle souffre, l’âme jouit de son union à Dieu dans la Foi pure qui est germe de vie éternelle.

Vivre d’une telle vie,
N’est-ce pas être privé de vivre ?
C’est une mort qui ne finit pas,
Tant que je vive avec Toi.
Mon Dieu, entends-moi Te dire :
Point ne veux d’une pareille vie,
Car je meurs pour ce que je ne meurs.
Tant que je suis loin de Toi,
Que puis-je avoir en guise de vie,
Si ce n’est endurer une mort,
La pire qu’on vit jamais ?
De moi j’ai grand pitié,
Puisque je vis toujours à tel prix,
Que je meurs pour ce que je ne meurs.
Tiré de l’eau, le poisson
De son mal se trouve soulagé,
Puisque dans cette mort qu’il pâtit,
Il mérite enfin la mort.
Quelle mort vaudra jamais
La si pitoyable mienne vie :
Car tant plus je vis, tant plus je meurs ?

En l’absence de Dieu, la vie ne peut être que souffrance mortelle et pour l’âme, la pire désolation est de ne pas arriver à mourir. Comme le poisson aspire à retrouver l’eau, l’âme aspire au Cœur de son Dieu : alors qu’il meurt hors de l’eau, l’âme, elle, ne peut mourir malgré la privation de Celui qui est sa vie. C’est une agonie d’un genre nouveau, comme un combat, mais pour mourir.

Quand je pense me trouver
Soulagée de Te voir en l’hostie,
En plus grand déconfort je demeure :
Je ne puis jouir de Toi !
Et tout m’est plus grand tourment :
Point ne Te vois comme je le voudrais,
Et je meurs pour ce que je ne meurs.

Cette strophe nous jette au pied du Saint Sacrement, car l’âme mystique toute tendue vers l’Hostie voit augmenter encore son désir de Dieu. L’amour qui s’y intensifie ne fait qu’augmenter la plaie vive. Ça n’est pas de la rhétorique, pour saint Jean de la Croix comme pour nous : Voir l’Hostie, c’est voir Dieu, mais avec les yeux du corps seulement et l’amour insatiable du mystique n’est pas encore satisfait. Il lui faut l’union substantielle. Cette désolation, au même moment où l’âme est enflammée d’amour, tend à anticiper le moment de la consommation qui est la mort d’amour.

Et si je suis dans la joie,
Mon Seigneur, en espérant Te voir,
À voir que je puis Te perdre encore,
S’en redouble ma détresse.
Vivant en telle terreur,
Espérant d’une espérance telle,
Je me meurs pour ce que je ne meurs.

La crainte de pécher est une raison de cette peine qui dure autant que la vie mortelle. Elle n’apparait pas souvent chez notre saint, tellement abîmé en Dieu que tout péché avoué disparait dans le Christ Crucifié. Cependant, le mystique connait sa fragilité. La Foi de saint Jean de la Croix est catholique, elle n’est pas simpliste : Il y a Dieu et tout l’univers de Dieu et dans l’autre hémisphère, il y a moi et tout l’ordre de la création. Or, ce bel exemple, harmonisé par l’état de grâce peut être cassé par le péché. C’est cette éventualité qui jette saint Jean de la Croix dans l’angoisse, ce qui va contre le quiétisme : Plus l’expérience d’aller Te voir augmente ma joie, plus s’accroît cette crainte filiale et sponsale de Te perdre ! C’est encore une agonie.

Tire-moi de cette mort,
Mon Seigneur, et donne-moi la vie,
Ne me tiens davantage empêchée
Dans des rets de cette force.
Vois, je peine pour Te voir,
Et tant mon mal a tout envahi,
Que je meurs pour ce que je ne meurs.

Libera me Domine. C’est une supplication à Dieu. Il n’est plus un seul endroit de mon être naturel qui ne meurt (en aspirant à la vraie Vie) de ne pas mourir. Il faut que ce soit Dieu qui délivre l’âme, mais en augmentant son amour à elle, pour que ce soit tous les deux qui, d’un même geste amoureux, déchirent la toile. Je me meurs en tout moi-même, plus un seul endroit en moi qui ne soit encore vivace et quand il n’y aura vraiment plus rien à consumer de ma vie naturelle, à ce moment il faudra bien que je meure... J’y arriverai bien quand même...

Ma mort, je m’en vais pleurer,
Je vais me lamenter sur ma vie
Tout le temps qu’ici-bas je serai
Par mes péchés entravée.
Ô mon Dieu ! À quand ceci ?
Quand Te dirai-je sans félonie :
Je vis enfin, car plus je ne meurs ?

L’âme répand son chagrin devant Dieu pour provoquer la rencontre. C’est le cri du saint écartelé : « Qui me délivrera de cette chair de mort ? » Supporterez-vous, mon Dieu, que celle qui vous aime demeure en cet état où elle peut encore pécher ?

Bien sûr, entre mon inertie et cette brûlure d’amour, il y a tout l’espace qui sépare une âme médiocre de celle parvenue à l’ultime degré de la sainteté. Cependant, nous sommes créés par Dieu, rachetés par le Christ et comblés des dons du Saint-Esprit pour vivre ainsi et non pas pour demeurer dans notre sécheresse et notre tiédeur. Lisons donc et relisons ces poèmes pour mettre un peu quelque chose de cette soif et de cette inquiétude en nous.

CONCLUSION

Nous avançons dans la compréhension de ce qu’est la Foi selon saint Jean de la Croix : C'est le choc de l’expérience amoureuse de Dieu. « Dieu », c’est-à-dire tout le Mystère qui se présente tour à tour à l’âme selon les aspects que désigne la Parole entendue de l’Église. C’est JE SUIS L’AMOUR . Et nous avons vu que cette Foi est la Vérité qui nous est donnée par Dieu dès le Baptême, ce qui s’oppose à l’illuminisme.

D’où l’importante résolution d’un doute sur le choc amoureux de l’expérience mystique de JE SUIS L’AMOUR, qui s'oppose au quiétisme.

La Foi selon notre saint, c’est l’expérience immédiate de la Vérité : Dieu est vrai. Mais, à cette Vérité, se joint une expérience de Bonté et de Beauté qui saisit le cœur et fait naître l’amour. Pourquoi ?

Explication thomiste : lorsqu’il y a ressemblance, il y a amour : « la racine de l’amour est la similitude qui existe entre l’amant et l’aimé ». (commentaire du Livre des Sentences, III. q. 27.) Pour aimer, il faut être semblable. Il est vrai que pour qu’il y ait amour, il faut avoir quelque chose en commun, ne serait-ce que l’être, il faut exister, il faut un certain moyen de connaissance, mais ce n’est pas cela qui fait l’amour !

Dans la « Contemplatio ad amorem », saint Ignace prétend, au contraire, que chacun donne à l’autre ce qu’il a afin que l’un et l’autre acquiert ce que l’autre n’a pas. L’amour doit amener à l’égalité des biens, l’amour fait la ressemblance entre l’Amant et l’aimé, écrit saint Jean de la Croix dans la Montée (I, 4). L’amour aboutit à la ressemblance. La ressemblance est au terme de la transformation et non au point de départ.

Mais pourquoi aime-t-on ?

À cause du toucher amoureux. Il suffit que Dieu se montre pour que l’âme soit embrasée d’amour car ce toucher est une sollicitation, un appel, une séduction.

Au couvent de Los Martires à Grenade, fray Alberto de la Virgen, le portier, se meurt. Soudain, en extase, il s’écrie : « Je l’ai vu ! Je l’ai vu ! » Et frère Jean de la Croix de lui souffler à l’oreille : « Qu’avez-vous vu, frère Alberto ? - L’amour ! ». Et il demeura en extase un moment avant d’aller rejoindre... l’Amour.

Dans l’extase mystique et la contemplation infuse, toujours très obscures, l’âme entre en contact avec Dieu. Comment se fait-il que ce contact avec l’Être de Dieu embrase le cœur et déclenche l’amour ? Le philosophe répond : « Parce que l’Être de Dieu est bon... » Qu’est-ce qui vous le prouve ? Pourquoi l’âme humaine est-elle invinciblement attirée par Dieu ? À cause de ce toucher.

Et c’est pourquoi, au commencement, Dieu a créé les sexes, voulant manifester qu’il est l’Être et que la créature n’est que néant. L’homme touche la femme et la femme prend feu. Le toucher de l’Être de Dieu même nous indique son Amour à Lui et produit l’amour en nous. Quand Dieu touche l’âme dans l’acte mystique de Foi, il se produit une double relation :

  • Relation de création : Dieu qui EST se manifeste comme Être parfait, infini, à moi, créature qui ne suis pas.
  • Et don d’amour : Il me propose les épousailles dans ce toucher d’amour. Comment refuserai-je ? Mon amour est intéressé ? Oui. Et voilà qui va contre le quiétisme. Je veux jouir de Lui dans la Vie Éternelle et son bonheur, c’est moi qui peux le lui procurer, amour jouisseur, amour intéressé ; au même moment où il s’affirme le plus généreux, il est encore un redoublement de désir d’être aimé soi-même et de participer à cette joie au Ciel.

Le « pur amour » du quiétisme lui, sonne faux. Cette froideur qui raisonne sur l’amour avec des sophismes, comme dire que la créature est prête à aller en Enfer par amour de son Dieu ! Cela s’écrit, mais un cœur humain qui aime ne peut pas le dire ; le prétendre, c’est n’avoir aucune vie mystique, aucune expérience de l’amour, n’avoir jamais aimé. Madame Guyon est une femme qui s’habille en homme, c’est-à-dire une créature qui s’habille en Dieu. Car Dieu pourrait se passer de nous aimer, Il nous aime dans une totale générosité. De même, l’homme vertueux aime qui il veut, quand il veut, c’est dans l’ordre de la nature. Il est l’image de Dieu qui vient visiter sa créature.

Sous prétexte d’être établi dans l’état de « l’amour pur », le quiétiste ne s’embarrasse pas d’œuvres, de sacrifices, de prières. Saint Jean de la Croix, au sommet de la vie mystique est dans la « vertu d’amour » et brûle de passer aux actes méritoires, aux oraisons, aux mortifications, car il craint encore de pécher.

Si j’aime mon Dieu, c’est pour mon plaisir, pour mon bonheur ; l’amour de Dieu ne peut être dissocié du bonheur que je trouve en Lui. Saint Jean de la Croix flambe dans son oraison de cette Vive Flamme qui est la jouissance de la créature sous l’effet de l’Esprit-Saint et c’est la jouissance de Dieu, aussi !

Le but, c'est de prendre la résolution de faire oraison avec un grand désir « d’étreindre Dieu ».

Abbé Georges de Nantes
S 73 : Les poèmes mystiques de saint Jean de la Croix,
retraite automne 1984, 18 h (aud)