Retraite d'automne 1984

LES POÈMES MYSTIQUES DE SAINT JEAN DE LA CROIX

Introduction

Rappel historique.

Deux saints de Contre-Réforme :

Jean de la Croix
Saint Jean de la Croix,
« le plus grand mystique »

C’EST à l’automne 1567 que fray Juan de Santo Matia, jeune carme de 25 ans croise à Médina del Campo, la Madre Teresa de Jésus, de trente ans plus âgée. Il aspire à une vie plus austère, elle cherche un saint religieux pour mener de conserve avec elle la réforme du Carmel. De cette sainte rencontre, Juan d’Avila écrira : « Ils se comprirent dès les premiers mots ». Désormais la vie de nos deux saints est indissociable.

Depuis sa « conversion » en 1555, devant une reproduction de l’Ecce Homo, la Madre a déjà fondé plusieurs petits colombiers, sous la règle primitive, avec l’autorisation du Père Rubeo, général de l’Ordre et la faveur du roi Philippe II. Ainsi participe-t-elle à l’œuvre de Contre-Réforme, menée par ce roi très chrétien et par les papes du Concile de Trente soutenus par l’Ordre des Jésuites, qui épargnera à l’Espagne les « guerres de religion ». Saint Jean de la Croix apportera la solution sublime à l’invasion protestante. Il est le Docteur de la vraie foi catholique contre Luther, faux mystique, homme du juridisme et de l’auto-suggestion...

Très différents de caractère, les deux fondateurs s’accordent parfaitement et ce sont 8 ans de grande fécondité.

En 1572, le carmel de l’Incarnation d’Avila accepte enfin la réforme. Aussi Sainte Thérèse demande-t-elle au Père Juan de la Cruz d’être le confesseur de ces quelques 160 carmélites, parfois réticentes et tout se passe en douceur. Cette même année, la Madre reçoit la grâce du mariage spirituel tandis que frère Juan se montre en tout d’une sagesse consommée.

La nuit obscure.

Mais quand Dieu veut la persécution pour ses saints, Il en trouve les moyens : rivalités de juridiction, malentendus administratifs, vanités humaines…En 1575, le chapitre de Palencia décide de supprimer les carmels réformés ! La Madre Teresa est chassée de l’Incarnation. À Avila, c’est la tempête, les sœurs fidèles à la réforme sont excommuniées et dans la nuit du 3 au 4 décembre 1577, leur père spirituel, fray Juan de la Cruz est arrêté et emmené, yeux bandés, à Tolède où il va passer neuf mois dans un infect cachot subissant avanies, humiliations, flagellations de la part de ses frères carmes, dans une parfaite sérénité…Purifications…Nuit mystique traversée de lumière céleste.

Enfin Notre-Dame du Carmel vient le tirer de son angoisse et lui donne son plan d’évasion. À sa lueur, il s’échappe, « de nuit », serrant sur son cœur le petit carnet sur lequel il a griffonné des poèmes sans équivalent et qui portent l’expression sublime de l’expérience la plus haute qui soit, celle de l’union à Dieu dans la lumière. Désormais toute sa charité sera d’en livrer le commentaire à ses frères et à ses sœurs surtout avec lesquelles il parle sans retenue. Il vit alors dans une extase calme.

Vive flamme et mort d’amour.

Cependant, une nouvelle persécution survient. Après avoir occupé des fonctions importantes, une dissension cruelle l’oppose à ses propres frères de la réforme. Il est trop sage, trop saint pour eux. Au Conseil, il dit parfois son désaveu face aux désordres et aux innovations. Le père Gratien et le père Doria sentent cette résistance et en conçoivent une animosité froide. Destitué de ses fonctions, il offre de partir au Mexique mais il tombe malade et choisit un couvent d’Andalousie à Ubeda dont le supérieur lui est hostile…Joie de souffrir pour le Bien-Aimé ! Il ordonne que l’on brûle le petit dossier de calomnies qu’il tenait caché sous son oreiller et pardonne à ses persécuteurs. Enfin, le 13 décembre 1591, à 49 ans, usé par la souffrance, il se fait lire le Cantique des Cantiques et meurt dans ce chant d’amour divin dans une tendresse immense, au dernier coup de cloche qui appelle à l’office, pour « aller chanter matines au Ciel avec Notre-Dame », comme il l’avait annoncé.

Ses poèmes

Réponse à quelques objections.

Saint Jean de la Croix est-il platonicien, plotinien, aristotélicien au point d’exclure la chair, l’histoire et d’exalter l'épanouissement du « moi » en face d’un Dieu indicible, contemplation à laquelle il faut tout sacrifier ? Même l’humanité du Christ ? Même la Sainte Vierge ? Les saints ? Le prochain ? Les œuvres ?

Une première réponse se trouve dans la présentation même de l’œuvre écrite de notre saint, rebutante au lecteur moderne s’il s’en tient aux premiers Traités scholastiques. Ces traités sévères visent à contrer tout illuminisme et toute fausse mystique chez ses frères carmes. Mais quand on en arrive au Cantique Spirituel et à la Vive Flamme, c’est au contraire le « todo » de la vie mystique exprimé en termes nuptiaux à l’intention des très pures carmélites de Beas ou de ses dirigées. Ces poèmes, avec d’autres plus courts, seront la source essentielle de cette retraite et ils suffiront à faire fondre nos objections.

Pour comprendre ce « Dieu et moi », il faut rejeter la fausse réponse du « nada nada ». Quand saint Jean de la Croix dit « Dieu », loin d’exclure les Personnes divines ni les créatures, il saisit toute l’immense coupole des cieux et les rayons émanés de Dieu qui en jaillissent éclairant tout l’orbe terrestre, s’y réfléchissent pour remonter aussitôt à leur source vivante qui est Dieu. Quand notre saint dit « moi » ou « l’âme », il pense à tout l’univers terrestre, ses affections et la communion des saints. Ainsi ces deux univers s’éclairant mutuellement comme deux miroirs paraboliques, notre saint peut s’écrier à la manière de saint Paul : « Les cieux sont à moi et la terre est à moi ; à moi les nations, à moi les justes, à moi les pécheurs. Les anges sont à moi et la Mère de Dieu est à moi. Tout est à moi et pour moi puisque le Christ est à moi et tout entier pour moi ! » (prière de l’âme embrasée d’amour.)

Une troisième réponse consiste à regarder ce saint :

Dans sa vie monastique de parfait religieux sous une apparence d’égoïsme sacré : « Aie pour tous les hommes un égal amour et un égal oubli »

Dans sa vie contemplative : rien ne l’intéresse que ce qui proclame Dieu, et toutes les merveilles contemplées ramènent à leur Source : « O de combien de trésors jouirons-nous quand nous verrons la Sainte Trinité ! »

Mais la vie charitable n’est pas absente de cette solitude, elle jaillit de cette source divine : on aimera alors chacun selon que Dieu nous donnera de le connaître et comme Dieu nous le donne à aimer. Et par exemple son père spirituel ? « En ce qui regarde l’âme, sa meilleure voie pour être en sécurité est de n’avoir d’attache à rien mais de l’avoir très véritable et entière à qui revient de la guider… » (lettre à Doña Ana de Peñalosa, 28 janvier 1589.). « Les âmes amies de Dieu, avec qui on parle de Dieu et qui font aimer Dieu davantage, aimez-les autant que vous pourrez. »

Reste la « vie dévote » que notre saint a vécue, pratiquant toutes les dévotions. Il voit Dieu dans les sacrements et les sacramentaux, à la Messe et au Chemin de Croix, dans les statues. Il danse de joie avec un petit Enfant-Jésus et s’extasie devant une statue de la Vierge Marie : « Je partirais bien dans un désert avec seulement cette statue ! »

Livrons-nous donc à l’étude de ces poèmes afin d’en faire le lait et le miel de notre contemplation. Ils sont ce que notre saint avait de plus précieux, l’expérience de toute sa vie et son Magnificat. À chacun d’en prendre ce qu’il pourra. Mais dès avant la fin de cette retraite, toutes les objections ayant fondu, il faut dire que saint Jean de la Croix est le Docteur mystique sans égal, absolument humain autant qu’il est divin, le plus grand mystique de tous les temps.