Sur une extase de haute contemplation

C’EST le poème le plus difficile, car il traite du rôle central de la Foi dans cette contemplation infuse. Saint Jean de la Croix a expérimenté cette vie mystique, cette entrée en Dieu. Pouvons-nous y prétendre ? Oui, car dès le Baptême, nous avons en germe cette Foi qui mène à la contemplation, pourvu que nous soyons en état de grâce.

J’entrai, mais point ne sus où j’entrais,
Et je restais sans savoir,
Transcendant toute science.

Nuit obscure » n’a fait sortir l’âme que pour la faire « entrer » dans le mystère de Dieu. C’est un lieu qui échappe à l’univers sensible et au contrôle intellectuel… Cet état nouveau est la vertu théologale de Foi qui fait expérimenter Dieu même, mais en rupture avec nos habitudes mentales antérieures…

J’ignorais tout du lieu où j’entrais,
Mais lorsque je me vis là,
Sans connaître le lieu où j’étais,
J’entendis de grandes choses.
Point ne dirais ce que je sentis,
Car je demeurais sans rien savoir
Transcendant toute science.

« J’entendis ». La Foi vient à la parole du prédicateur entendue « ex auditu » par l’âme. Ces paroles, ces révélations me viennent comme de Dieu Lui-même par son Église. Cette Parole de Vérité féconde mon esprit et y fait surgit une affection nouvelle : « Je sentis ». Expérience mystique inexprimable que ma raison ne domine pas. C’est l’entrée dans l’univers de Dieu.

De la paix, de la bonté aussi,
C’était science parfaite,
Dans une profonde solitude
Le droit chemin vu bien clair.
Pourtant c’était chose tant secrète,
Que je demeurais balbutiant,
Transcendant toute science.

Cette parole mystique entre Dieu et l’âme est comme une Parole de Sagesse du Verbe qui pénètre dans cette âme et dont l’effet est un envahissement de paix et de tendresse, partagée, communiquée et d’où résulte une volonté absolue de servir l’Époux. La comparaison biblique du baiser nuptial traduit tout naturellement cette expérience mystique aussi bien chez Sainte Thérèse d’Avila que chez Saint Jean de la Croix, car il faut bien « balbutier » en termes inadéquats une expérience à la fois riche et confuse. Ce sont les stalactites !

J’en étais à ce point imprégné,
Absorbé, sorti de moi,
Que je demeurais dans tous mes sens
Dénué de tout sentir
Tandis que l’esprit reçut en don
De pouvoir entendre sans entendre,
Transcendant toute science.

Ce baiser de Dieu à l’âme est un don qui produit en elle l’extase et la sortie de toute vie naturelle. Il suspend toute sensibilité, tout raisonnement et plonge cette âme dans un océan de bonté, de tendresse, de fidélité, de docilité, de paix et de douceur qui ne vient pas d’elle, mais qui est une communication de Dieu l’instruisant de son mystère.

Tant plus haut je m’élevais ainsi,
Et tant moins je comprenais
C‘est là ce nuage ténébreux
Qui rend la nuit toute claire,
Or, pour ce, qui vient à le connaître
Demeure toujours sans rien savoir,
Transcendant toute science.

Plus haute est l’expérience, moins la raison peut suivre. L’âme pénètre dans le mystère divin, mais non selon sa raison naturelle. La Foi ne peut se traduire en images qui parlent à l’esprit ou à l’imagination. Le moyen de la Foi, c’est l’ouïe et non la vision, c’est le sens des paroles, mais qui ne peut non plus être enserré dans les prises intellectuelles. Ce que Dieu me révèle comme une lumière, mon esprit, sa partie naturelle restant dans la nuit, ne peut que le savourer.

Celui qui pour de bon parvient là,
Se voit défaillir à soi,
Tout ce qu’il connaissait autrefois
Qui paraît chose si basse
Et tant s’accroît en lui la science
Qu’il demeure sans plus rien savoir
Transcendant toute science.

L’âme élevée au-dessus d’elle-même, en contact avec les mystères divins qu’elle est incapable d’exprimer, prend des mœurs divines tandis que tout l’humain défaille en elle. C’est une dislocation.

Ce savoir du non-savoir
Recèle un si haut pouvoir,
Que les sages et les arguments
Ne le peuvent jamais vaincre
Car leur savoir ne saurait atteindre
À n’entendre pas en entendant,
Transcendant toute science.

L’abîme se creuse entre la science de jadis (le savoir) et cette sagesse de la Foi qui est un don de Dieu. Dans cet état de communication avec Dieu, elle goûte une sagesse inaccessible au doute et participe à son infaillibilité. Elle est dans l’au-delà de tout raisonnement humain.

Chose si hautement excellente
Est ce souverain savoir
Qu’il n’est ni faculté ni science
Qui le saurait entreprendre
Celui qui soi-même se vaincra
À l’aide d’un non savoir savant,
S’en ira toujours plus outre.

L’âme comprend qu’elle ne pourra jamais, par elle-même, atteindre à cette sagesse suprême si Dieu ne l’y élève. C’est l’humilité qui précède la gloire : ici, c’est le renoncement volontaire de l’intelligence qui sera le plus sûr moyen de préparer ce don divin. Saint Jean de la Croix oppose radicalement l’effort humain ( des sens et du raisonnement) à l’abaissement volontaire où la Foi, se faisant science de l’ignorance naturelle, élève l’âme à la contemplation. Dieu ne donne pas une belle grâce à la suffisance et à l’orgueil humains encombrés de concepts étroits et inadéquats.

Et que si vous le voulez ouïr,
Cette science suprême
Réside en un sublime sentir
De l’essence de Dieu même
Et c’est bien l’œuvre de sa clémence
Que l’on demeure sans rien entendre
Transcendant toute science.

Dans cette contemplation infuse, l’âme n’analyse plus le contenu des articles de la Foi, elle se laisse envahir par Dieu au-delà de toute sensation, de tout raisonnement… Ce n’est pas un discours, mais un « sublime sentir ». C’est la manifestation de JE SUIS dans l’âme, expérience de la présence, de l’Être même de Dieu dans son immédiateté. C’est le toucher de l’Être Divin, œuvre de « clémence », de condescendance. C’est une œuvre d’union nuptiale, une invasion de l’épouse par son Époux, baiser de Dieu à l’âme. Les mystiques parlent de ce « toucher » qui est une intervention de Dieu non spirituelle. Le toucher est de tous les sens le plus charnel, le moins intellectuel et ce mot employé à dessein dit que l’âme jouit, sans rien comprendre de cet Être de Dieu présent en elle et dont elle ne sait rien sinon qu’Il est là. Cette strophe est une merveille à l’état pur et nous prépare à une question centrale de notre retraite :

LA FOI SELON SAINT JEAN DE LA CROIX

Une expérience que tous peuvent comprendre… Un jour, j’ai eu l’expérience, le choc de l’existence de quelqu’un, d’où il s’en est suivi un embrasement d’amour excessif, à en perdre le sens ! C’était une femme… Ah ! direz-vous, je l’aurai parié, et de raisonner à la manière freudienne soupçonnant l’attrait sensuel bien connu. Or, il n’en est rien, rien de sensible ici, NADA. Alors sans doute cette personne était-elle très intelligente ? artiste ? sainte ? non non non, ces bavardages à la manière de Heideger remuant des abstractions n’ont rien à voir avec cette expérience.

Cette femme était âgée, elle avait les cheveux blancs et c’est en regardant son cou, ridé, que j’ai eu ce choc existentiel : cette existence m’a saisi dans ce fait qu’un jour elle n’existerait plus, cet être fragile, unique, allait mourir… mais aussi expérience relationnelle qui m’embrasa d’amour, car cette personne était ma mère… Là, tout le monde comprend. Mais, si j’ajoute ensuite : « C’était la Vierge Marie », ou « C’était Dieu », cet incendie d’amour est tout pareil mais décuplé… À la lumière de cette comparaison, l’expérience de Dieu, que saint Jean de la Croix appelle la Foi, s’éclaire.

L’expérience amoureuse de JE SUIS

Tout croyant baptisé, en état de grâce, possède en lui ce germe qu’il peut ensuite faire fructifier, plus ou moins intensément, car la Foi est le choc de l’existence de quelqu’un qui est Dieu. Dire : « Je crois », c’est la révélation sans pudeur de l’expérience amoureuse de JE SUIS, suivie d’un incendie d’amour, d’une fidélité de volonté au-delà de toute connaissance.

Arrière la sensualité, la sensibilité, l’esthétisme, Dieu s’expose à votre âme dans la nudité de la Foi pure et simple, comme existence, son Être même et non pas les sentiments de Lui, première étape du NADA. Ce choc est supérieur même à tout énoncé de la Foi, tout discours sur Dieu. La seule vérité qui saisit et sidère l’esprit, c’est qu’il est et qu’il baise l’âme, l’empêchant de parler. NADA de l’esprit qui fait place au TODO.

Explication existentialiste

Un jour survient ce choc de l’expérience amoureuse. Sainte Thérèse d’Avila l’a attendu pendant quarante ans. C’est le choc de l’existence de Dieu, de JE SUIS. Je n’éprouve alors qu’un seul sentiment : « C’est vrai ! » J’entends, je touche JE SUIS. Cette existence me subjugue parce qu’elle est vraie. L’acte de Foi est un don de Dieu au Baptême, qui fait dire à l’homme : « Je crois ». Il est antérieur au catéchisme. Don qui devient de plus en plus conscient et qui prend sa plénitude lors du mariage spirituel où tout l’être de Dieu se déverse dans sa créature.

Explication relationnelle

Lorsque j’éprouve ce choc de l’existence, mon cœur s’embrase comme infiniment. Pourquoi ? Parce que cette personne va mourir ? Non. Parce qu’elle existe ? Cela ne suffit pas. Pourquoi le toucher d’un autre être produit-il en moi l’amour plutôt que la répulsion ?

À cause de la relation.

Par son existence, cet être m’apporte un « plus être ». Tout baiser est déjà une donation, tout toucher une livraison. Au moment même où il révèle sa présence, l’autre se donne à moi. C’est pourquoi je fus ému d’amour pour cette vieille personne. Je pensais : « Elle est là, elle est à moi et un jour, quand ? je ne sais, elle ne sera plus à moi… »

Quand Dieu se manifeste dans la Foi par ce baiser mystique d’Époux, le choc affectif est certes, le résultat de la présence d’un être qui est mon bien ineffable. La Foi infuse, c’est le don d’une existence qui aussitôt m’apparaît être le bien. L’esprit est paralysé, il ne peut plus ni discuter ni analyser, les sens sont dans la nuit, alors le cœur s’emballe parce que, sous l’aspect du bien, le cœur jaillit hors de lui-même pour reposer dans son objet. Saint Thomas le dit, tous ses disciples et jusqu’à Karol Woytila.

Selon ma métaphysique relationnelle, cette présence de Dieu, c’est qu’il se donne à moi et c’est fou de penser que mon être se double, se centuple, s’accroît à l’infini de cette présence de Dieu en moi. C’est le choc d’une existence donnée. C’est un rassasiement qui me fait espérer ne plus jamais perdre cette présence, c’est la soif, le désir de Dieu, l’Espérance.

La Foi m’embrase de Charité pour Dieu et elle me lance sur cette voie droite qui est d’occuper ma vie à Le poursuivre afin de Le gagner tout entier. Ce n’est que sorti de cette contemplation infuse que le mystique cherchera les énoncés pour traduire son expérience en langage humain, mais au lieu de grimper jusqu’à Dieu par les articles du Credo ou par son catéchisme (stalagmites), c’est à partir de son expérience massive et inintelligible du toucher de Dieu qu’il trouvera à exprimer les mystères divins et ce seront ces paroles stupéfiantes qu’on lit dans la Bible et que tous les mystiques emploient comme d’instinct, allégorie du mariage spirituel, du baiser nuptial, du toucher divin. Ce sont les « stalactites », absolument étrangères à toute expérience naturelle, charnelle. C’est la Foi.

Saint Jean de la Croix nous dit que la Foi est la seule « semejanza esencial » (ressemblance essentielle) de l’homme à Dieu, car l’homme est dans sa nature même, dans son essence, dissemblable à Dieu. Pour qu’il ait une ressemblance avec Dieu et que le toucher, le baiser puissent s’échanger, il faut que l’homme reçoive le don de la Foi, cette disposition fondamentale à la ressemblance qui va permettre le contact, l’union de l’homme avec son Dieu, telle est la « science transcendante », don divin dans une immédiateté et d’un genre spécial qui est déjà le commencement de la vision béatifique.

C’est une audition des paroles essentielles de l’Être divin. L’apôtre parle des choses de Dieu et tout à coup, un choc se produit : l’âme adhère. Alors, le don divin survient, l’âme est en présence de Dieu Lui-même ; elle n’en perçoit pas l’essence, la Vérité démontrée, mais c’est comme une communion spirituelle à l’Être total où tout ce qu’elle entend trouve vie et vérité débordant les sens et l’intelligence. Immédiatement, la Vie, la Vérité et la Voie sont trouvées dans un don qui surpasse toute science, mais qui envahit du sentiment de la clémence de Dieu et qui procure à l’âme paix, tendresse et Espérance ferme.

Abbé Georges de Nantes
S 73 : Les poèmes mystiques de saint Jean de la Croix,
retraite automne 1984, 18 h (aud)