Pour toute la beauté

CE poème, le plus humain des poèmes de saint Jean de la Croix, est un Magnificat où notre saint laisse parler l’être de chair avec ses appétits de beauté, de jouissance et l’être d’intelligence avide de savoir, avec toutes ses facultés. Saint Jean de la Croix est un grand esthète, en même temps qu’un esprit de haute volée, mais dans ces vers émanés d’un grand humaniste, tout est transformé, transfiguré, transcendé.

Non jamais, pour toute la beauté,
Jamais je ne me perdrai,
Mais pour un je ne sais quoi
Que l’on vient d’aventure à gagner.

Selon l’Itinerarium de saint Bonaventure, l’intuition de la beauté conduit à Dieu. C’est aussi la démarche de notre Esthétique mystique où l’âme va à Dieu par le goût de la beauté, d’une manière plus sûre, plus confuse, mais plus riche que par l’intuition même de l’Être et de l’intelligence du Vrai. Cependant, la beauté est tentatrice au point de perdre l’être humain tant qu’il n’a pas découvert la trace de Dieu en elle ; ce « je ne sais quoi » qui touche l’âme, par grâce, à travers ces beautés, certes, mais au-delà : d’où cette maxime 168, stupéfiante : « Le cœur puise en toute chose une connaissance de Dieu, chaste, savoureuse, pure, spirituelle, pleine de joie et d’amour. »

La saveur d’un bien qui doit finir,
À quoi donc peut-elle atteindre ?
À lasser tout au plus le désir
Et à gâter le palais.
Et ainsi pour toute la douceur
Jamais je ne me perdrai,
Mais pour un je ne sais quoi
Que l’on vient d’aventure à trouver.

La première expérience que je fais dans ces saveurs sensibles, c’est leur limite. Saint Jean de la Croix est implacable pour l’attachement aux tendances désordonnées : Montée du Carmel I, 4 à 10, III, 20 à 25, avis 22 à25. Notre saint n’est pas manichéen pour autant. Il ne condamne ni le corps, ni la nature, mais la passion désordonnée qui empêche de recueillir la révélation de la vraie Beauté, qui est Dieu, dans le respect des créatures.

Jamais pour un cœur de bonne race,
Il n’est de soucis d’arrêter
Quand il peut encore passer outre,
Si ce n’est au plus ardu ;
Rien ne lui peut apaiser sa faim
Et sa foi monte si haut
Qu’il goûte un je ne sais quoi
Qu’on vient d’aventure à trouver.

Même s’il s’agit de la beauté des biens spirituels, la connaissance de la Vérité, la quête du secret des choses, des lois de la nature ? Vient le moment où le savant, l’esprit le plus sublime buttera sur l’inconnaissable. Tandis que par la Foi, dans l’oraison et la contemplation infuse, toute cette science, que saint Jean de la Croix ne méprise pas, s’anime et laisse entrevoir ce « je ne sais quoi » au-delà de la connaissance, saveur de la divine Vérité révélée et non découverte par son propre esprit, mais donnée par grâce même à l’ignorant. C’est la sainteté.

Celui qui pour l’amour a douleur,
Épris de l’être de Dieu,
En voit tellement changé son goût
Qu’à tous les goûts il défaille.
Pareil au fiévreux qui, consumé,
Dégoûté de tous les mets,
Désire un je ne sais quoi
Que l’on vient d’aventure à trouver.

Celui qui a expérimenté une fois ce contact de l’Être de Dieu même (ce « je ne sais quoi ») a contracté un divin mal d’amour. Il est comme un fiévreux dégoûté de toute autre saveur. Ici, cet amour ne va pas à la Beauté, mais à l’Être même. Saint Jean de la Croix reprend un commentaire de saint Thomas sur la béatitude : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. »

Qui donc peut mériter la vision de Dieu ? Il faut distinguer deux sortes de pureté : celle qui consiste à épurer les affections et les tendances sensibles, condition sine qua non pour acquérir la vision de Dieu, mais aussi cette pureté de l’esprit qui vient du don d’intelligence et qui écarte toutes les erreurs, les hérésies...

En termes existentialistes, il existe une double vision de Dieu : l’une est parfaite et c’est celle en laquelle l’intelligence reçoit le don de JE SUIS ; l’autre est imparfaite, c’est la purification de l’esprit de toutes les idées sur Dieu qui réduisent l’Être divin à des catégories humaines. Ce n’est pas la pure contemplation, mais s’il advient que je suis saisi par ce toucher divin, toutes les idées sont chassées en un instant et l’âme se trouve dans la Foi pure qui est le commencement de la vision.

Quand je m’applique à méditer les articles du Credo, je sais bien que ces énoncés sont limités et je désirerais bien passer au-delà de ces évocations pour que mon âme jaillisse vers Dieu. Il peut arriver alors que je sois saisi au point de voir les yeux de mon Bien-Aimé. C’est le contact amoureux, la Foi infuse et une seule fois expérimentée cette touche divine, j’ai la certitude que c’est là la source de ma vie, mon amour unique seul rassasiant.

Point ne vous doit laisser étonné
Ce goût tellement changé,
Parce qu’à tout le reste étrangère
Est la cause d’un tel mal.
Ainsi se voit-il à toute chose
Devenu comme étranger
Et goûte un je ne sais quoi
Que l’on vient d’aventure à trouver.

Qu’est-ce qu’être mystique ? C’est d’être comme Dieu, étranger au monde et à la créature tandis qu’on goûte, dans les choses du monde, ce « je ne sais quoi », cette Présence amoureuse de Dieu, ce contact qui n’a rien de commun avec quelque appréhension physique ou intellectuelle.

Puisqu’épris demeure son vouloir
De la Beauté de Dieu-même,
Rien ne le peut désormais payer
Sinon la Beauté de Dieu.
Mais puisqu’une beauté telle, en foi
Seule se voit, il la goûte
Au sein d’un je ne sais quoi
Que l’on vient d’aventure à trouver.

Pour un tel amoureux, dites-moi,
Peut-il y avoir douleur,
Puisqu’il ne connaît plus la saveur
De tout ce qui est créé ?
Seul alors, sans forme et sans image,
Sans trouver fond ni appui,
Il goûte là un je ne sais quoi
Que l’on vient d’aventure à trouver.

Après les sens, les sciences, l’amour des choses de la terre, que devient la volonté dans cette transformation ? Attirée aussi par cette Beauté divine, elle ne veut la goûter que sous le mode de la Foi. D’où la solitude désirée par le mystique où elle connaîtra l’extase de la Foi, libérée de toute formes et figures parce qu'elle est intérieurement nourrie par ce contact divin.

Sachez qu’au cellier secret de l’âme,
Dont le prix est bien plus grand,
Joie et liesse ne naissent plus
Des saveurs de cette terre.
Mais au-dessus de toute beauté,
De ce qui est ou sera ou fut,
D’en haut il goûte un je ne sais quoi
Que l’on vient d’aventure à trouver.

Il en résulte une intimité mystique. Ce sont tous les caractères de l’être contemplatif qui nous sont donnés : « saveur », « d’en-haut », « par grâce », « je ne sais quoi ».

Celui qui se veut avantager,
Qu’il mette tout son souci
En ce qui reste à gagner encore,
Plutôt qu’au gain déjà fait.
Et ainsi pour atteindre plus haut,
Plus que tout préférerai-je
Toujours un je ne sais quoi
Que l’on vient d’aventure à trouver

Bienheureux celui qui ne s’arrête pas en chemin. C’est le progrès infini de la contemplation amoureuse de Dieu, car dans cette connaissance confuse, obscure, mais si béatifiante, il y a toujours un piège… Même dans les dons de Dieu, car il y a toujours plus en Dieu que ce que l’âme en voit et si elle s’arrête à ce que Dieu lui donne, elle se limite à cela qui devient un souvenir, qui encombre sa mémoire, que les pensées, les fantasmes, les raisonnements humains peuvent corrompre. Suprêmement, il faudra attendre le Ciel pour le véritable face à face... Je ne reviendrai donc pas sur ce que j’ai compris ou senti, je passerai outre pour porter mon âme, par la Foi, à goûter ce qui est au-delà de cette figure, de cette formule, de cette lumière, je la disposerai dans la nudité de la Foi à recevoir ce « no sé qué » qui me fait savourer Dieu !

Pour tout ce que le sens ici-bas
Peut en ses prises saisir,
Et pour tout ce qui se peut entendre,
Si sublime que ce soit,
Pour nulle grâce, nulle beauté,
Jamais je ne me perdrai,
Mais pour un je ne sais quoi
Que l’on vient d’aventure à trouver.

C’est le serment d’amour ou l’expression d’un vœu perpétuel. Non, pour rien au monde, mais pour ce « je ne sais quoi »... Et je me livrerai plutôt à la mort pour gagner cette apparition de Dieu révélé un instant à mon regard.

Abbé Georges de Nantes
S 73 : Les poèmes mystiques de saint Jean de la Croix,
retraite automne 1984, 18 h (aud)