Ravi d'un transport d'amour

POUR interpréter ce texte, on peut prendre l’image moderne du satellite qui se débarrasse successivement des étages inutiles au cours de son ascension jusqu’à porter la capsule dans la stratosphère.

Ravi d’un transport d’amour,
Pauvre d’espoir point n’était !
Si haut, si haut je volai
Que j’atteignis ce que je chassais.

Saint Jean de la Croix chante ici pour lui-même, son Magnificat. Le combustible qui l’entraîne, c’est la Foi, mais une Foi pleine d’un amour capable de jeter la créature hors d’elle-même dans l’espérance certaine d’atteindre sa « proie ».

Nuit des sens

Pour qu’atteindre ainsi je puisse
Jusqu’à ce transport divin,
Tant voler il me fallut
Que me perdisse de vue.
Et pourtant en cette transe
Mon vol demeura trop court
Mais l’amour si haut vola
Que j’atteignis ce que je chassais.

Le premier vol est celui du renoncement à soi-même en tout ce qui satisfait la sensibilité. Il ne s’agit pas de rompre avec toute les créatures ni de rejeter toutes les choses, mais de mortifier notre attachement désordonné aux plaisirs de la terre, y compris à nos propres vertus morales si on s’y complaît. On commence par s’y appliquer et bientôt, Dieu lui-même nous y aide en nous plongeant dans cette nuit qui inquiète tous les « commençants » : l’âme déjà purifiée dans sa sensibilité ne trouve pas encore sa consolation dans les choses divines. C’est un moment critique où l’amour prend le relai…

Nuit de l’esprit

Tant plus haut je m’élevais,
Tant plus ébloui j’étais
Et la plus forte conquête
Dedans la nuit se faisait
Mais l’amour me transportant,
Yeux clos je fis un saut noir
Et si haut, si haut j’allai
Que j’atteignis ce que je chassais.

Bien peu arrivent au bout de cette première étape. Et déjà la fusée prend son deuxième essor, le compartiment suivant est « mis à feu ». L’esprit fixe ce point obscur et lumineux qui est Dieu, c’est la contemplation infuse à la fois éblouissante et douloureuse pour l’esprit qui en demeure écrasé. L’âme voit et ne voit pas, elle est en agonie, c’est Dieu Lui-même qui pénètre dans l’esprit et réduit à néant toutes ses idées infirmes sur Lui. L’âme croit reculer alors qu’elle avance. C’est la brûlure de la Foi et c’est « vertigineux ». Toutes les connaissances sont ébranlées et l’âme se sent plongée comme dans un athéisme forcené. C’est le « largage » de l’entendement, de la méditation, de la théologie spéculative, c’est l’acte purement surnaturel du bond dans la Foi, mais une Foi pleine d’amour qui seule dépasse les clartés de l’intelligence.

Nuit du cœur même…

Tans plus, montant, je m’approchais
De ce sublime transport,
Tant plus bas je me trouvais,
Rendu et anéanti.
Je dis : « Nul n’y atteindra ! »
Et tant et tant je m’abaissai
Que si haut, si haut j’allai
Que j’atteignis ce que je chassais.

Nouvelle étape critique où le désespoir guette l’âme réduite à l’impuissance. Ses efforts lui paraissent vains, il lui semble qu’elle n’a encore rien fait et surtout qu’elle n’aime pas. La connaissance de son néant qui détruit toute présomption est l’excellent indice que la grâce de Dieu l’a envahie. La ressource de cette âme est dans l’humiliation, aveu d’impuissance totale à aimer. Cet état de kénose ou abaissement l’unit à Jésus mort et ressuscité, car alors vient la récompense : la Foi devenue si pure atteint son but, l’Amour flambe !

Achèvement du vol. Nuit de l’Espérance.

D’un seul vol j’en passais mille,
Oh ! quelle étrange manière !
Car l’espérance du Ciel
Autant obtient qu’elle espère.
J’espérai ce seul transport,
Et déçu ne fut l’espoir
Car si haut, si haut j’allai
Que j’atteignis ce que je chassais.

Le soleil va paraître. Plus besoin de « combustible ». L’Espérance, fruit de l’amour et de la Foi est habitée par ce mouvement divin qui est le désir de l’Union. L’âme voit que ce n’est plus sa force qui agit mais la flamme qui l’a pénétrée. Mystère d’un être devenu divin et qui se précipite vers son but. Dieu dans l’âme est avide de Dieu. C’est la consommation de l’union, objet du désir de l’âme… C’est vertigineux !

Saint Jean de la Croix a vécu toutes ces étapes dans le cours de sa courte vie. Dans ce vol animé par la flamme de l’amour divin, il a accompli son désir au terme de la nuit. Loin d’être quiétiste, il nous dit que l’être humain doit répondre à la grâce divine et, de minute en minute, passer d’œuvre en œuvre de plus en plus méritoire qui s’engendrent, mais comme en un seul vol unique et miraculeux. Une formule résume cette trajectoire : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu. » C’est la divinisation de l’homme ? Oui, mais pour cela, il faut que l’être humain soit entièrement consumé.

Quant à comprendre cette apparente négligence du Christ, de la Vierge et des saints que j’objectais au début, saint Jean de la Croix l’efface avec autorité : « Il est bon que l’âme s’applique à ne rien comprendre si ce n’est Dieu Lui-même qui est l’objet de notre Foi et de notre Espérance. Quant à l’objection selon laquelle il y a de l’orgueil à repousser ces représentations si elles sont bonnes, j’affirme, moi, au contraire, que c’est un acte d’humilité. » ( Montée, III,13.)

C’est-à-dire que si l’on se complaît dans ces figures et que par elles, on est retenu à la terre, on empêche Dieu d’opérer dans l’âme l’union qu’elle désire. Mais si la créature devient néant par l’humain et renonce à se croire estimable en face de Dieu, sa récompense est un incendie d’Amour.

Abbé Georges de Nantes
S 73 : Les poèmes mystiques de saint Jean de la Croix,
retraite automne 1984, 18 h (aud)