LA GRANDE GUERRE DE 1914-1918
7. Les années Pétain (II)
1917 : La Gloire tragique
GÉNÉRAUX ET CHAMPS DE BATAILLES
Nous en arrivons à la partie la plus tragique de la grande guerre : l’année 1917.
En décembre 1916 – après deux ans et demi – le gouvernement français s’aperçoit enfin de l’incapacité de certains généraux :
– Joffre est liquidé, il reçoit le titre de maréchal, mais il est remplacé par Nivelle.
– M. Poincaré est toujours président de la République.
– M. Briand arrive à survivre malgré sa mollesse, en changeant de temps en temps son équipe gouvernementale.
– Foch, qui a donné peu de satisfaction sur la Somme, est relevé de son commandement.
– Castelnau, trop calotin pour plaire, est envoyé en Russie, mais reviendra bientôt.
– Pétain, Franchet d’Esperay et Castelnau deviendront les chefs des groupes d’armées du centre, du nord et de l’est.
– Le général Micheler est en réserve.
Dans tous les pays en guerre, la lassitude est générale. Les restrictions commencent, d’abord en Allemagne, puis en France. Le charbon anglais, par exemple, hésitera à traverser le Chanel à cause des sous-marins.
La propagande défaitiste s’exerce assez ouvertement dans les pays alliés. En Russie surtout, mais aussi en France. Les ouvriers se mettent en grève ou menacent de le faire. Des tentatives de paix séparée ont cours, certaines très positives, qui auraient dû être suivies ; d’autres tout à fait défaitistes, comme celles proposées par les partis socialistes d’Europe.
Hindenburg et Ludendorff cherchent comme les autres un projet qui se tienne. Ils se rendent compte de l’égalité des forces et savent que les alliées attendent le secours des Américains. Ils voudraient raccourcir leur front pour économiser leur armée.
C’est ainsi que dans les premiers mois de 1917, ayant préparé la chose de loin, ils vont, sans crier gare, retirer leurs troupes des lignes les plus avancées – ils étaient aux portes de Compiègne – et se rabattre sur la ligne de défense Hindenburg, qui est la jonction des lignes Wotan et Siegfried.
Mauvais point pour notre service de renseignement : cette opération passe inaperçue de nos troupes ! Un beau jour, on s’aperçoit qu’il n’y a plus personne dans les tranchées d’en face, sinon un rideau de soldats qui, un beau jour de février, décampe à son tour. Nos armées vont les poursuivre, mais cette reconquête n’offre pas le caractère d’une marche en avant victorieuse. Elle se heurte à la ligne Hindenburg, et le général Nivelle est alors trop occupé ailleurs pour exploiter ce théâtre d’opération.
Joffre, avant de recevoir son bâton de maréchal et quitter l’armée, le jour de Noël 1916, avait fait un grand plan d’attaque, entre Oise et Somme puis entre Arras et Somme, toute dictée par sa manie de l’offensive à tout prix, qu’il partageait avec Foch à la suite du général de Grandmaison.
Lui disparu, il faut le remplacer. Poincaré, après beaucoup d’hésitations, fixe son choix sur Nivelle, assisté de Mangin, deux généraux que nous avons vu à l’œuvre à Verdun, et qui partagent la même fièvre que leur prédécesseur.
Nivelle trace son plan à lui. Il est obligé de réduire les grands projets de Joffre. Il fera attaquer les Anglais d’une part, dans la région d’Arras – les Canadiens français s’y distingueront –, Mais l’effort principal portera au centre du font, ce sera la fameuse offensive du chemin des Dames.
LE CHEMIN DES DAMES
Il prépare les choses en janvier, espérant passer à l’action février. À sa manière très exubérante, très en lien aussi avec les hommes politiques, il veut créer une atmosphère d’optimisme supposée faire grand effet. On achemine huit ou neuf cents canons ; une très grande préparation d’artillerie doit permettre aux soldats de monter cette falaise de craie et d’emporter la position du Chemin des Dames. Ce sera fait en un jour, et le soir de ce premier jour, on sera à vingt kilomètres de là, dans la ville de Laon. C’est gagné d’avance ! (...)
Mais il y a du retard.
L’opposition des généraux les plus experts grandit à mesure que tout se sait. Les Allemands sont au courant, ils ont pris, dans la poche de certains prisonniers, les plans et les dates de la bataille. Ils se sont fortifiés depuis le début de la guerre dans cette position imprenable, cette barre de rochers crayeux très étroite entre l’Ailette et l’Aisne, dans lesquels existent de vieux souterrains faciles à transformer en autant de blockhaus.
Nos soldats devraient enjamber l’Aisne et grimper la falaise pour, à peine là-haut, retomber dans les marécages de l’Ailette où les Allemands les attendent, bien cachés dans les ravins des deux côtés, avec leurs mitrailleuses, pour effectuer des tirs de flancs vers les soldats coincés au fond de la vallée. (...)
Pétain, et d’autres généraux avec lui, voient le désastre arriver et s’y opposent.
Le 3 avril, lors d’un comité de guerre, Painlevé demande leur avis à tous les généraux présents. Personne, même pas Castelnau, n’ose dire ce qu’il pense. Seul Pétain à sa manière très posée, fait quelques remarques très précises. Par exemple : « Nous pouvons prendre la première et la deuxième ligne, mais nous n’arriverons pas à prendre la troisième. »
Haig, l’Anglais, fait part de ses doutes.
Poincaré hésite. Il maintient l’ordre d’attaque.
Le 6 avril, nouveau comité de guerre. On est sur le fil du rasoir. Nivelle menace de démissionner, fait un peu de théâtre. Poincaré, en bon républicain, n’ose pas lui dire : « C’est fini, on arrête ! » Il dit : « Bon, faites ! Mais si ça ne réussit pas, dès le deuxième jour, il faut arrêter ça ! »
La République, c’est l’absence de tête.
Ribot a succédé à Briand comme Président du Conseil le 20 mars. Il a M. Painlevé comme ministre de la Guerre, qui a repéré la valeur militaire de Pétain et voudrait l’imposer. Mais Nivelle a toujours le dessus, car il est Protestant et ami des politiciens.
Le 9 avril, les Anglais montent à l’assaut du côté d’Arras, pour dérouter les Allemands. C’est un échec total, sauf à Vimy où les Canadiens remportent une victoire inespérée. (...)
Une autre attaque anglaise échoue vers Saint-Quentin, mais la diversion fait son effet.
Le 16 avril, le front s’ébranle. René Courtois (Le Chemin des Dames, Guides Historia Tallandier) montre bien les répercussions effrayantes de cette attaque. Tous ces soldats étaient de vieux routiers, ils faisaient bien la différence entre une attaque bien commandée, qui pouvait justifier parfois des pertes nombreuses, et une tuerie inutile et gratuite.
À l’approche du 16 avril le moral des troupes est encore bon. (...)
« Chacun est de bonne humeur. La bataille qui commence se continuera jusqu’à la Meuse. Ce soir, la cavalerie descendra dans la plaine de Laon. Le régiment doit enlever le plateau, descendre dans la vallée de l’Ailette, franchir le ruisseau et les marécages qui l’entourent, remonter l’autre versant et atteindre Martigny où la 38e division nous dépassera. (...) Avant midi, nous aurons atteint nos objectifs. Le colonel Maroix a prescrit aux musiciens d’emporter leurs instruments : ils joueront La Marseillaise en arrivant à Martigny. »
Avec le recul, on croit rêver en lisant ces lignes ! Au même moment, le général Fayolle écrivait dans ses Carnets Secrets : « On n’a tenu aucun compte de l’ennemi puisqu’on comptait passer sur lui en rouleau compresseur. (...) Tout se passe comme s’il n’existait pas. Nivelle disait avec Mangin : “ Il n’y aura pas d’ennemis. ” Il m’avait dit à moi-même, à Compiègne : “ Nous ferons cent mille prisonniers. ” » Mais l’ennemi, lui, existait. Dès le premier instant de l’offensive, il avait brutalement révélé sa présence et sa puissance. En quelques minutes, le rêve enthousiaste et illusoire de milliers d’hommes [de centaines de milliers d’hommes, ils étaient huit cent mille !] allait céder la place à la réalité la plus brutale et la plus sanglante.
C’est un lundi, ce 16 avril 1917. Les hommes sont debout, à 3 h 30. À 6 heures, sur tout le front, les troupes françaises s’élancent courageusement. La riposte est immédiate et foudroyante. Sans doute, la première ligne allemande, implantée dans la vallée même, est enlevée [mais cette première ligne n’était là que pour la frime, pour masquer ce qui se passait par derrière], mais le long des pentes du Chemin des Dames, les terribles tirs croisés des puissantes mitrailleuses allemandes, parfaitement abritées dans les creutes [les grottes] et les casemates bétonnées, font des ravages atroces. Certains régiments n’existeront plus au soir du 16 avril. De l’arrière, les ordres arrivent, toujours plus pressants : il faut avancer, avancer, coûte que coûte.
La nuit du 16 avril 1917 fut crucifiante pour des milliers d’hommes. Glaciale, neigeuse, elle tomba sur des soldats péniblement accrochés aux pentes, exposés au tir allemand autant qu’au tir français mal ajusté...
Du côté de la croix de Laffaux, l’artillerie française tirait sur les Sénégalais en croyant qu’ils avaient déjà franchi la troisième ligne. Les Sénégalais étaient mitraillés par une troisième ligne absolument intacte ! Le lieutenant député Ybarnegaray voyait cela à la jumelle, il a assisté au massacre de ces malheureux, écrasés pendant des heures sous les obus français et ravagés par les mitrailleuses allemandes.
Déjà, le rêve écroulé cédait la place au doute insinuant.
Dans son lointain quartier général, Nivelle s’obstine. « La victoire est toujours plus certaine », écrit-il au lendemain du tragique 16 avril. C’est l’ampleur de l’échec qui devient rapidement évidente. Paris s’inquiète et commence à réagir. Mangin est limogé le 30 avril...
Cela fait quatorze jours. Du 16 au 23, tous les jours, l’attaque a recommencé ! Des régiments qui avaient perdu les trois-quarts de leurs effectifs sont redescendus dans la plaine en deçà de l’Aisne et, à peine au repos, se sont fait dire de remonter en ligne. Deux fois, trois fois !
Nivelle, lui, s’accroche toujours. Il reprend l’offensive les 4 et 5 mai. Autres journées terribles qui permirent du moins d’enlever, après des pertes considérables, Craonne et le plateau de Californie.
C’est dérisoire ! Alors que Laon, l’objectif du premier jour, est à vingt kilomètres !
Même s’il est malaisé d’avoir des chiffres exacts – la censure militaire a toujours défendu de divulguer ces données –, on estime qu’en un mois, les unités françaises durent déplorer la perte de 270 000 hommes mis hors de combat (tués, blessés disparus). Les pertes allemandes, pour la même période s’élevèrent à 163 000 hommes, sur un front de trente kilomètres !
J’ai calculé : ça fait à peu près un homme et demi tous les mètres ! (...)
LES MUTINERIES
C’est cela qui a été au point de départ des mutineries.
Les mutineries n’ont pas été une affaire de révolutionnaires, de soldat sans courage et sans idéal, mais de troupes aguerries, qui voyaient bien l’ineptie criminelle de ces attaques. (...)
Un soldat du 57e de ligne, régiment d’élite, portant une croix de guerre avec plusieurs clous [c’est-à-dire plusieurs étoiles], autant de citations, deux brisques sur une manche, deux années de guerre dans les tranchées, un chevron de blessure sur l’autre, expliquait à des camarades : « J’en reviens, moi, de là-haut, dix-sept jours, les gars ! Dix-sept qu’on est resté en première ligne, et le dix-huitième, vous savez les gars ce qu’on a fait ? On a attaqué ! Pendant dix-sept jours, les marmites, les shrapnels, les corbées de tôle ondulée, les barbelés, la merde dans un tunnel crasseux, près de Beaurieux que c’était ! Et le dix-huitième, les mitrailleuses et les grenades ! Tous les copains, ils y sont restés ; le lieutenant, les sergents et les capots, tous ! Il n’y a plus que moi, ou presque. » Son régiment avait vaillamment combattu sur le plateau de Vauclair près de Craonne et au Chemin des Dames.
Un chasseur, la fleur de l’infanterie française, déclara posément à un officier qui s’indignait : « Mon lieutenant, faut pas nous en vouloir, d’ailleurs je vois bien que vous en descendez, vous aussi. »
Chose remarquable, les mutins n’en avaient absolument contre pas les officiers qui étaient avec eux dans les tranchées, auxquels ils vouaient une admiration sans borne. Quelque fois ils les voyaient se mettre en travers de la route et leur dire : « faites pas ça, les gars, c’est une connerie, ça va vous coûter cher ! » Ils passaient, faisaient même le salut militaire, et disaient : « Vous, on sait que vous êtes de notre côté, laissez-nous passer ! » Ils allaient prendre le train pour Paris, dire aux députés ce qu’ils pensaient !
Plus ils adoraient leurs officiers, plus ils méprisaient les autres, les galonnés du G.Q.G. qui ordonnaient ces offensives désastreuses, bien callés derrière leur bureau. (...)
Du côté de Craonne et de Berry-au-Bac, on avait déployé des tanks pour la première fois. On leur avait dit : « Avec les tanks, on va aller jusqu’à Laon ! » Pensez ! à travers les marais de l’Ailette !... (...)
Le moral était cassé.
Encore une histoire, qui est précieuse parce que l’abbé Bergey y figure, un grand, grand aumônier militaire, comme il y en avait beaucoup d’autres.
Un soir, nous voyons arriver le 18e régiment de la division qui se rassemble dans un terrain vague qui touche la batterie. L’abbé Bergey s’adresse à ces hommes, qui vont monter en ligne : « Mes amis, vous allez monter de nouveau sur ce Chemin des Dames que vous avez vu plusieurs fois, mais je ne vous cache pas que la situation sera difficile. Il y aura probablement des casques de trop au retour, je demande à ceux qui veulent recevoir l’absolution de leurs fautes d’enlever leurs casques et d’observer une minute de silence. » Tous se découvrent, l’abbé Bergey donne l’absolution. Cet instant vécu ne s’oubliera jamais. (...)
Après trois jours et trois nuits, où le 18e régiment d’infanterie avait repris le plateau des Casemates et repoussé toutes les dures contre-offensives allemandes, le régiment fut relevé et mis au repos à Fismes, à quelques kilomètres à l’arrière du Chemin des Dames. Les pertes éprouvées durant ces trois jours étaient terribles : 580 morts et 530 blessés !
Au repos, les rescapés attendent les permissions et les décorations promises. Ils espèrent aussi le temps de se refaire. Et voilà qu’un soir, un ordre arrive : il faut remonter à Craonne pour y reprendre les tranchées par eux conquises et de nouveau perdues. Le vin avait coulé généreusement au cours de cette journée. La colère monte. Des cris s’élèvent. Un bataillon refuse de se rassembler. Mais, quelques heures plus tard, l’ivresse apaisée, ces hommes rejoignent le front et reprennent le terrain perdu. Mais, avant de repartir en ligne, les gendarmes avaient repéré quelques soldats plus excités. Parmi eux, le caporal Moulia. Cette quinzaine de “ mutins ” est immédiatement traduite en conseil de guerre et jugée. Quatre sont condamnés à mort et les autres à la déportation en Guinée. Les exécutions ont lieu à Maizy. (...)
Mais Moulia avait entre-temps disparu. Ce caporal était un soldat hors de pair. Déjà médaillé militaire, il était volontaire pour tous les coups durs. Devinant sa condamnation à mort, il avait profité d’un bombardement pour s’échapper et s’évader en Espagne. Il semble certain que le caporal Moulia soit toujours en vie et réside aujourd’hui en France.
J’insiste pour que vous compreniez à quel point c’était effrayant.
Eh ! bien, il y en avait un qui comprenait déjà tout c’était Pétain. Il voyait bien que ce n’étaient pas des révoltés, des hommes méprisables. Il a dit aux généraux : « Ce sont nos soldats ; s’ils sont dans cet état, il faut que nous examinions notre conscience pour voir si ce n’est pas nous, les coupables. Ce sont des martyrs. » Martyrs du front ! (...)
LE MIRACLE PÉTAIN
Georges Blond, après son terrible bilan du commandement de Nivelle, va nous raconter l’arrivée de Pétain. C’est un très bon aperçu de sa méthode.
Le 15 mai, enfin, révoqué à son tour, Nivelle est remplacé par Pétain qui hérite, au pire moment, de l’échec d’une opération qu’il avait toujours déconseillée.
Le passage du commandement ne s’est pas fait d’un coup. C’est un 13 mai que Painlevé a sollicité Pétain de prendre le commandement. Nivelle cependant s’est accroché à son poste, a fait le siège de Poincaré et de Ribot qui l’ont maintenu avec Pétain comme chef d’état-major général. C’était à condition qu’ils s’entendent...
Or l’entente n’a pas duré ! Pétain voulait qu’on ne fasse pas massacrer les gens et Nivelle ne faisait que ce qui lui chantait. Le 15 mai, Nivelle est enfin écarté, Pétain prend les rênes et les choses commencent aussitôt à se stabiliser. Il ne pourra pas arrêter toutes ces attaques sans que beaucoup de sang coule encore et c’est simplement vers le 25 mai que le retournement de la situation sera visible.
Comment a-t-il fait ? C’est le miracle de Pétain, le miracle de la grande guerre !
Il a commencé par donner raison aux soldats, il a fait savoir aux chefs, avec infiniment de modestie, infiniment de discrétion, qu’ils ne faisaient par leur devoir. Il a fait un rapport général sur les causes du malaise de l’armée, stigmatisant surtout les attaques menées sans préparation d’artillerie ou sans se douter que la préparation d’artillerie avait été complètement annulée par les casemates et autres. Il a ensuite promis aux soldats et à tous les officiers des tranchées : « Il n’y aura plus d’offensive suicide ! Maintenant, nous allons nous fortifier là où nous sommes, attendre que les canons, les tanks et les avions arrivent, et à ce moment-là, nous ferons des offensives raisonnables. »
Tous les livres, même les plus à gauche comme l’Histoire de la grande guerre de Aulard, font l’éloge du général Pétain à ce moment-là.
Chose intéressante : l’une de ses premières décisions comme généralissime a été de décorer de la grande croix de la Légion d’honneur et la croix de la valeur militaire le général Lanrezac, celui que Joffre, furieux d’avoir été pris en flagrant délit de sottise, avait liquidé au début de la guerre. Pétain n’avait pas oublié. Ici comme partout, il répare l’injustice.
Il a tout de suite pris des mesures pour que les hommes aient des vrais repos, loin du combat, qu’ils n’entendent plus le bruit du canon jour et nuit pendant les temps de repos, qu’on ne les fasse pas remonter en lignes après leur avoir promis du repos, qu’on leur donne des permissions, qu’on les nourrisse de bon pain et de soupe chaude, qu’on leur donne du vin, plutôt que de les laisser en acheter très cher aux mercantis et se soûler, qu’on surveille les gares, les chemins de fer... Bref, tout y passe, tout ce qui est du moral et du matériel de la troupe.
Mais ouvrons notre Georges Blond, et laissons-nous prendre par la magie de cette chose admirable.
Toutes ces mesures ne sont pas des manifestations de génie militaire. Les prédécesseurs de Pétain au commandement en chef n’y avaient même pas pensé, persuadés que leur affaire à eux était la grande stratégie. Nombre de généraux trouvaient que le généralissime avait des préoccupations terre à terre. Serrigny, en trente ans avec Pétain, consacre deux lignes à ses réformes. Avoir su qu’elles étaient nécessaires témoigne de la part de Pétain de la même vigueur intellectuelle qu’il avait manifestée en organisant le champ de bataille de Verdun sous la pression la plus terrible de l’ennemi.
Ce fut le 15 juin 1917 que Pétain décida que le moment était venu pour lui d’aller prendre personnellement contact avec les soldats.
Chaque jour, accompagné de plusieurs officiers, il quittait le G.Q.G. de Compiègne dans sa voiture de commandement, en route pour le bivouac ou le cantonnement d’une division. Dès son arrivée, il voyait d’abord le général commandant l’unité, les généraux de brigade et les colonels. « Vous savez pourquoi je viens ici. Je désire savoir où en sont vos troupes en ce qui concerne la discipline. Je désire tout savoir. Je veux que vous me signaliez aussi toute difficulté à laquelle il vous apparaît que je pourrais dès maintenant porter remède. » Deux officiers d’état-major notaient tout comme des script-girls. Ensuite, Pétain voyait la troupe, non pas toute la troupe, c’eût été impossible ; un groupe important de soldats, de sous-officiers de chaque bataillon, plus les officiers subalternes et les officiers de bataillon. Pétain, debout sur une estrade ou sur une souche d’arbre ou dans sa voiture, de manière à être vu ou entendu de tous, prononçait d’abord une sorte de conférence. Voici les points qu’il traitait :
- Il n’y aura plus de grandes attaques, mais seulement des offensives à objectifs limités, jusqu’à ce que les troupes et le matériel américains soient assez nombreux en France pour assurer aux alliés une supériorité incontestable.
- Toute attaque, même peu importante, n’aura lieu qu’après un appui d’artillerie supérieur à tout ce qui a été fait jusqu’alors.
- Le service de santé va être incessamment amélioré.
Le service de santé, à la bataille du Chemin des Dames, n’existait pas, parce que Nivelle avait dit : « Dès le premier jour, nous serons à Laon, donc les hôpitaux de Laon nous serviront d’hôpitaux de secours ! » Comme on n’était pas allé à Laon et qu’on avait avancé de cinq cents mètres sur ce Chemin des Dames, cela a fait des dizaines de milliers de blessés, on ne savait pas où les mettre, ils s’entassaient par terre à même le sol, dans les ravins, à l’abri des tirs de mitrailleuses ! C’était effrayant !
Ceux qui arrivaient à Paris dans cet état, sans avoir été lavés, leurs vareuses comme des blocs de boue, avaient l’air de gens qui sortaient de l’enfer.
Pétain continue :
- Voici ce qui a été fait concernant les permissions et le confort des permissionnaires : les camps de repos, l’amélioration de la nourriture.
Pétain s’adressa ensuite aux officiers devant les hommes. Ils les adjuraient solennellement de réprimer sévèrement tous les actes d’indiscipline [car il fallait tout de même arrêter ça !]. Ils pouvaient pour cela être assurés de l’appui du G.Q.G. Il demandait non moins solennellement aux officiers d’être attentifs aux besoins de leurs hommes, de ne jamais ignorer leurs difficultés et aussi d’être pour eux des modèles en toute circonstance, comme un père doit être un exemple pour ses enfants.
Philippe Pétain était à cette époque, non seulement au sommet de sa puissance en tant que chef militaire, mais aussi au sommet de toutes ses facultés physiques et intellectuelles. Sa silhouette, sa tenue, son beau visage impressionnaient. Il s’exprimait d’une voix forte et claire. Il s’adressait aux soldats en phrases directes, sans dureté ni démagogie, exactement sur le ton humain que peut prendre un homme de qui l’autorité naturelle est très grande. À la fin de son allocution, tous ses auditeurs l’écoutaient avec un visage ouvert, même ceux qui étaient venus là sans aucun enthousiasme. Il arrivait, il arrivait même souvent, qu’on vit de ces hommes émus par la présence quasi royale, quel pouvoir n’avait-il pas ? du généralissime, émus d’entendre ce grand chef dire publiquement ce qu’il voulait faire pour les soldats et ce qu’il attendait d’eux. Il arrivait qu’on vît de ces hommes pleurer. Pétain, c’était aussi son rôle, savait profiter de cette émotion. Tourné vers les officiers, il leur disait : « Voyez ces hommes, ce sont de vrais soldats ! Ils ne demandent qu’à suivre un exemple. Avancez, et ils vous suivront. »
Ensuite : « Quelqu’un a-t-il des questions à me poser, ou désire-t-il... »
C’est une instruction pour chacun d’entre nous : Pétain travaillait, Pétain préparait ses attaques des mois avant, il étudiait les ressorts de l’action, les armes nécessaires, les acheminements, les horaires à prévoir que les soldats aient leur soupe, qu’ils dorment, qu’ils soient relevés à mesure que les pertes étaient considérables ; bref, il travaillait son affaire comme un architecte travaille la construction d’une maison !
Si bien que dès le 15 juillet, c’en était fini des mutineries sur le front tout entier. Il avait tellement bien agi que les Allemands ne se sont jamais douté de l’ampleur de la crise ! Même à Paris, les parlementaires n’en ont rien su. Heureusement, sinon c’était la débandade et la France subissait le même sort que la Russie, qui sombrait au même moment dans la Révolution rouge. Il a vraiment sauvé la mise.
POLITIQUE RÉPUBLICAINE
Curieusement, au même moment où Pétain devient généralissime, le 16 mai, Foch refait surface, comme chef d’état-major général. Peut-être pensait-on qu’il avait été trop durement sanctionné. Foch faisait aussi beaucoup d’intrigues politiques. C’était cependant un poste plus honorifique que réel, on y garait les gens qu’on ne voulait pas sur le front. Pétain lui-même l’avait occupé au moment de sa disgrâce. Peut-être s’est-il dit : « Tant que Foch sera à ce poste, je ne l’aurai pas en travers de ma route pour m’empêcher de reconquérir la confiance de mes soldats. »
Mais c’est de là que Foch va bientôt relancer sa carrière.
C’est le moment aussi où les socialistes essaient de faire une paix séparée. On parle beaucoup d’une réunion de tous les socialistes d’Europe, à Stockholm, qui serait le point de départ d’une paix blanche. Au gouvernement, beaucoup d’hommes se montrent accessibles à ces propagandes.
Joseph Caillaux est l’un d’eux, dont vous vous rappelez peut-être qu’il avait quitté la France et s’était éloigné à la suite de l’attentat commis par sa femme contre Calmette, le directeur du Figaro. Ce Caillaux intriguait en faveur des Allemands, en Suisse, en Argentine, puis en Italie.
L’Action Française avait toujours été, grâce à Daudet, un obstacle à la trahison et au pacifisme de la presse parisienne. Elle poursuivait tous les traîtres qui, au sein du gouvernement, plus ou moins payés par l’Allemagne, travaillaient contre le moral des troupes et donnaient aux Allemands des renseignements sur la marche de la guerre. Jusqu’au ministre de l’Intérieur Malvy qui fut acculé à la démission le 30 août.
PÉTAIN PASSE À L’ATTAQUE
Mais revenons sur le champ de bataille.
Le général Pétain, après avoir rétabli la discipline, lance une série d’attaques bien préparées, à objectif limité.
Le 31 juillet, il porte secours aux Anglais du côté d’Ypres. Le général Gough, autre partisan de l’offensive a tout prix, avait relancé là une grande attaque qui devait aller jusqu’à Bruxelles en une ou deux journées. Piétinement, enlisement, carnage, le scénario du Chemin des Dames allait recommencer. Il a fallu que Pétain envoie de ses meilleures troupes pour les appuyer par le sud.
Le 20 août, à l’est, attaque de Samogneux, qui devient l’extrême pointe du front au nord de Verdun. Nos soldats reprennent le Bois des Caures où Driant s’était illustré. Ils reprennent aussi le Mort-Homme et la cote 304, de part et d’autre de la Meuse. Ils s’aperçoivent qu’ils sont capables d’emporter des victoires, et le moral revient.
Le 23 octobre : attaque du fort de Malmaison. Pétain a voulu cette attaque, sur le théâtre même des mutineries du mois de mai, après avoir donné le temps à son armée de refaire ses forces et son courage, de reprendre confiance avec les deux victoires précédentes. Cette attaque est un bijou de stratégie parfaitement préparée, débouchant sur une victoire décisive. Le général Maistre emporte le fort de Malmaison et le moulin de Laffaux, réputés imprenables et dont les soldats avaient encore le cauchemar. Ils font ce jour-là une avancée de 3,5 km et atteignent l’Ailette le lendemain. Imaginez la joie des soldats !
Quand Paris apprend la nouvelle, on se demande pourquoi on s’arrête là. Puisqu’ils ont percé, ils n’ont qu’à continuer : « Allez ! Poussez jusqu’à Laon ! »
Non ! Pétain donne l’ordre de stopper. Il a prévu son offensive pour jusque-là, et au-delà rien n’est prévu, on n’a pas les relais d’artillerie et d’aviation nécessaires.
D’ailleurs, l’essentiel est acquis, car la Malmaison, avec son artillerie et ses mitrailleuses, prend en enfilade tout le Chemin des Dames. Les Allemands qui effectuaient des travaux dans leurs tranchées sont pris tout à coup par des rafales de mitrailleuses. Après des pertes considérables, cette nouvelle situation désarçonne complètement Lüdendorff, qui va finir par dégager la place. Tout est reconquis avec le minimum de pertes.
Ces trois victoires de Pétain ont donné aux Anglais l’idée de repartir à l’assaut pour reconquérir Cambrai, mais ce sera encore une erreur.
Il faut que j’abrège, mais l’année n’est pas finie. En octobre, c’est la grande défaite des Italiens à Caporetto. Il faut leur porter secours. Un plan est élaboré par Foch dans ses bureaux de l’état-major. Il part le 28 octobre avec son ami Duchêne, mais quelques jours sont à peine passés qu’ils rentrent tous les deux à Paris et envoient Fayolle... qui réussit à stabiliser le front.
Toujours le même contraste entre les intrigants sans valeur qui ne songent qu’à faire parler d’eux et les vrais officiers méritant qui travaillent dans l’ombre et réparent les pots cassés. (...)
CLEMENCEAU ENTRE EN LICE
L’année 1917 s’achève et nous ramène dans la politique.
Painlevé et Pétain formaient une équipe bien accordée et efficace. Painlevé n’était pas un homme de chez nous, c’était un radical, ancien membre de la ligue des droits de l’homme et dreyfusard, mais il aimait la France et comprenait le général Pétain.
C’est lui, le premier, qui a fait des démarches auprès de Lloyd Georges pour la création d’un commandement interallié. L’idée était de conserver à l’armée française son rôle primordial dans la coalition. Il pensait évidemment à Pétain, qu’il a emmené à Londres pour les premières négociations.
Il lui a aussi accordé une commande de 3500 chars Renault, de 4000 avions et d’une masse d’artillerie lourde pour l’été 1918.
Ces deux hommes, qui s’entendaient si bien pour épargner le sang français, vont être eux-mêmes victimes d’un étrange complot, le “ complot des panoplies ”.
Cela commence le 18 septembre, alors que Painlevé est Premier ministre et que la Chambre est favorable, L’Action française a alors le vent en poupe et dénonce la trahison installée dans les ministères. Painlevé reçoit Daudet et Maurras et cherche à s’entendre avec eux.
C’est alors que Clemenceau entre en lice. Il comprend qu’il y a là pour lui une manière de se propulser au premier rang. Il soutient la propagande de Daudet et de l’Action Française et réclame contre les traîtres des peines considérables. Paris s’émeut, une grande agitation dont on ignore l’origine exacte.
Quelqu’un agissait dans l’ombre, c’est certain. Il semble qu’il y avait, au ministère de l’Intérieur et dans les ministères, des ennemis qui se déguisaient en amis. Toujours est-il que Painlevé est conduit à faire sa “ perquisition ” : il appréhende en même temps les royalistes et les gens d’extrême-gauche. Du coup, L’Action française, prise à parti, se retourne contre lui, il est discrédité, mis en minorité à la Chambre par l’union des extrêmes, il doit démissionner le 14 novembre.
À peine est-il parti que Clemenceau se plante pour être son successeur. Lui, l’antimilitariste de toujours. Painlevé, Ribot, Briand sont jetés dehors avec violence. Il compose son ministère avec des gens falots. Il a ce qu’il voulait : le pouvoir absolu. C’est l’époque Clemenceau qui commence, qui sera la dernière phase de la guerre.
Pendant un an, nous serons sous la domination de cet homme et de son plus proche ami et confident, Ferdinand Foch.
Cependant Pétain, grand sauveur de la France en 1917, avait déjà prévu dès cette année les mesures essentielles qui conduiront à la victoire en 1918. L’unité du commandement, la poursuite contre les traîtres, le plan des dernières offensives. Il avait même déjà ses plans de paix.
On l’a dépouillé, lui et Painlevé, de toute cette gloire, pour s’en revêtir à leur détriment. C’est la chose la plus funeste qui soit. Au lieu d’une paix solide qui nous aurait assuré vingt ans de domination tranquille de l’Europe dans l’alliance avec l’Autriche et d’autres pays, nous avons eu une fausse paix, déjà lourde d’une nouvelle guerre et d’une nouvelle défaite, comme Bainville le remarquera aussitôt.
C’est le lot de la France tant qu’elle ne se retournera pas vers son Dieu.
Mais il y a un intersigne au centre de cette histoire, le 13 mai 1917. Guy Pédroncini lui-même le signale, dans son livre sur Pétain : le jour où Painlevé vient solliciter celui-ci de prendre le commandement suprême, c’est ce même jour que la Sainte Vierge apparaît aux enfants de Fatima et leur dire que la guerre cessera bientôt, moyennant leurs prières !
Abbé Georges de Nantes
Conférence du mardi 17 mai 1994 (F43)