LA GRANDE GUERRE DE 1914-1918
9. Les années Pétain (IV)
La victoire avortée
JE vous ferai ce soir un petit cours de stratégie, d’une importance considérable pour notre connaissance de la guerre, mais surtout pour la connaissance de l’armistice et de la paix qui va suivre. Comme dirait Foch : de quoi s’agit-il ? Nous voyons qu’une invasion de l’Allemagne était prévue à partir de la Lorraine. Aulard nous le raconte, cela devait être le 14 novembre et, ajoute-t-il candide, les Allemands comprenaient qu’ils étaient perdus et donc ils ont conclu l’armistice. Quoi de plus naturel ?
En réalité, ce n’est pas aussi naturel que ça !
Il n’y avait pas que des “ fochistes ” dans l’armée. D’autres généraux se penchaient longuement sur les cartes et calculaient les stratégies les plus économes de sang humain. Pétain en était le meilleur exemple, mais il n’y avait pas que lui.
Comment se fait-il que, après la guerre de mouvement de 1914, les belligérants se soient immobilisés, enterrés et tenus mutuellement à la gorge pendant presque quatre ans sans jamais parvenir à relâcher cette étreinte et renouer avec une stratégie d’adresse et de mouvement ?
Jusqu’à la victoire de Verdun, en 1916, les contraintes du combat quotidien et le manque d’armement sont une explication suffisante.
Mais ensuite, de Joffre à Nivelle, de Nivelle à Foch, l’inertie reste la même, de plus en plus accusatrice. C’est la vie de Castelnau par le général Gras qui m’a ouvert les yeux.
LA CAMPAGNE DE FRANCHET D’ESPÈREY
J’ai découvert que dès 1914, un groupe de généraux dont Castelnau, Galliéni et Franchet d’Espèrey avaient émis l’idée d’une attaque de revers sur les Empires centraux, mais ni Joffre, ni Nivelle, ni Foch n’ont voulu entendre parler d’un débarquement.
Il y a eu la folle entreprise des Dardanelles dont je vous ai parlé, qui était vouée à l’échec parce que maritime, mais le projet de ces généraux était tout autre : ils voulaient un corps expéditionnaire français nombreux en Macédoine, qui puisse remonter par les fleuves jusqu’aux sommets des Balkans, redescendre par le Danube, porter secours à la Roumanie et prendre à revers l’Autriche-Hongrie. Le but était d’imposer un armistice séparé au plus faible de nos deux adversaires, qui nous était le moins hostile. Cela paraissait fou mais c’était une chose possible, et il a fallu attendre la fin de la guerre pour qu’on y revienne.
La chose eut lieu finalement en 1915. On décida d’envoyer Sarrail, général très mal vu de Joffre aussi bien que de Castelnau, avec mission de porter secours aux rescapés de Gallipoli, et en même temps d’implanter un corps expéditionnaire et d’ouvrir un nouveau front. L’idée faisait son chemin.
Après un an et demi et bien des difficultés diplomatiques, Sarrail a été rappelé, sans avoir reçu ordre de marche. Guillaumat a été renvoyé à son tour, remplacé par Franchet d’Espèrey, dont on voulait se débarrasser sur le front français. Il arrive en Macédoine en juin 1918, avec carte blanche. Foch, las de faire de la défensive sur le front de l’ouest, lui donne hommes et munitions pour tenter cette fameuse expédition.
Avec toute sa colonne, comprenant cavalerie, infanterie et artillerie transportables, il gravit les montagnes des Balkans à des hauteurs de 3 000 mètres dans la neige, ils arrivent au Vardar, qu’ils remontent jusqu’à Uksub, qui était alors aux mains des Bulgares, nos ennemis. Avec quelques troupes Serbes qui se sont jointes à nous, Franchet d’Espèrey prend Uskub et impose la paix à la Bulgarie. L’armistice est signé le 29 septembre. C’est un revers important pour les empires centraux qui perdent leur liaison avec la Turquie et se voient obligés de détacher sept divisions du front occidental pour renforcer leur front balkanique.
L’Autriche, se sentant menacée, a offert la paix à la France dès le 14 septembre. Mais Clemenceau a refusé, parce que l’Autriche-Hongrie, qui est catholique et royaliste, doit être forcée à la capitulation, pour être mieux démembrée par la suite. Cette attitude n’avait rien pour étonner Franchet d’Espèrey, qui avait déclaré, peu après son départ :
En France, la guerre est menée par qui ? Dieu le sait, en tout cas par des gens qui n’ont jamais reçu un coup de fusil dans le nez. Je l’ai dit à Clemenceau en partant : une des facultés indispensables à un chef c’est l’imagination. Elle a jusqu’à présent fait défaut à ceux qui conduisent notre barque et ils en voulaient à ceux qui osaient en avoir, quitte à appliquer leurs idées quand il était trop tard. M. Clemenceau se désintéresse de l’Orient, il a tort ! Ce n’est qu’ici qu’on peut terminer vite la guerre.
Clemenceau se désintéresse-t-il vraiment ? Il veille plutôt au grain pour casser cet élan victorieux : le 7 octobre, il divise en trois l’armée de Franchet d’Espérey : une partie va en Roumanie, l’autre en Turquie. Ceux qui restent continuent néanmoins leur route. Ils sont ivres de succès, et les Serbes avec eux, ils descendent la Morava jusqu’au Danube, prennent Belgrade le 24 octobre et poursuivent en direction de Budapest.
Clemenceau ne voulait pas qu’on lui parle de l’Orient. Quant aux Britanniques, ils refusent leur concours. Ou plutôt, feignant l’inattention, ils consacrent leurs troupes et leur matériel à la conquête de la Palestine, avec l’arrière-pensée d’occuper également l’Égypte, l’Arabie et la Mésopotamie et d’empocher leurs immenses champs pétrolifères. Ce sera leur prise de guerre, et ils y réussiront trop bien.
Le discours de Castelnau et de Pétain depuis 1914, était le même que celui de Franchet d’Espèrey avec cette différence que, au lieu de parler de l’Orient, ils parlaient tout simplement de la Lorraine. C’est ce que maintenant nous allons voir.
PROJET DU GÉNÉRAL PÉTAIN
Pour Pétain les intérêts de la France ne sont pas en Flandres et il serait vain de vouloir mener une bataille où les Britanniques joueraient le premier rôle et les Français le second. Une telle stratégie ne peut être brutalement dévoilée ; c’est en manœuvrant, en dissimulant, en rusant, que Pétain la prépare et s’y prépare.
Au fond, ce n’est pas entre le 21 et le 26 mars [c’est la rencontre de Doullens] que les divergences stratégiques sont apparues entre Pétain et Haig, c’est dès l’automne 1917. Haig reste tourné vers les Flandres. L’autre, sans abandonner bien sûr l’indispensable coopération avec les Anglais s’oriente vers la haute Alsace et la Lorraine.
L’Angleterre veut jouer en Belgique une partie qu’elle estime décisive. Elle veut mettre la Belgique sous son protectorat. Au fond, la stratégie anglaise cherche des gages en Belgique. C’est celle que Pétain entend mener en Lorraine et surtout en Alsace.
Je ne reproche pas aux Anglais de travailler pour eux, comme d’habitude. Mais nous, les Français, nous n’avions pas à en rajouter.
Le 17 septembre, le 3e bureau achevait l’étude imposée par la directive du 15 août du général Pétain. Il examinait l’orientation stratégique à donner à la campagne de 1918. « Si notre effort réussit, il y a intérêt à ce qu’il nous procure des gages territoriaux qui facilitent les négociations au cas où, dès cette époque, l’Allemagne se résignerait à traiter à des conditions honorables pour nous. Il faut poser un principe qu’il vaudra mieux pour nous à l’heure des premières ouvertures de paix, posséder des gages en territoire ennemi que d’avoir récupéré une partie du territoire français occupé. À ce moment, être en Alsace, à Mulhouse, la droite du Rhin, être en Lorraine, à Morhange et à Sarrebourg, serait pour nous un avantage plus sérieux que d’avoir reconquis une partie encore plus considérable du territoire français. Par suite, les théâtres rationnels pour notre effort principal en 1918 sont l’Alsace et la Lorraine. »
Le général Pétain a pris ces conclusions comme base de ses décisions. Le 7 octobre, il choisissait la haute Alsace comme zone de l’effort principal français en 1918. Et, le 27 novembre, après l’échec définitif des sondages de paix, après la rencontre avec le maréchal Haig, à Amiens, le 18 octobre, rencontre au cours de laquelle celui-ci lui avait confirmé son intention de se battre dans les Flandres en 1918, Pétain donnait ses instructions au général de Castelnau. C’est la première fois depuis le début de la guerre que l’Alsace apparaissait au cœur des préoccupations stratégiques du haut commandement. C’était aussi la première fois qu’un tel plan est établi sous la pression d’impératifs politiques.
Comparez sur votre carte cette vision stratégique avec la manœuvre en rouleau compresseur décrétée par Foch : la rencontre frontale de toute la ligne Hindenburg, où les Allemands sont installés depuis des années, parfaitement ravitaillés par de nombreuses voies ferrées.
Voyez comment, ce premier obstacle étant détruit à grandes pertes, on se heurtera à la deuxième ligne de défense Herman. Voyez comment les Allemands, acculés aux Ardennes vers Maubeuge, auront tendance à glisser vers Mézières et à vouloir passer dans le goulot d’étranglement, à Metz qui leur appartient encore, et ainsi rentrer en Allemagne.
Il est déjà évident qu’une fois à Mézières, les Allemands voudront conclure la paix pour rentrer en Allemagne avec fifres et tambours, disant – et c’est ce qui s’est passé – qu’ils n’avaient jamais été vaincus, mais trahis par leur gouvernement.
UNE PAIX FRANÇAISE SUR LE SOL FRANÇAIS
Mais les cartes sont trompeuses : elles laissent dans l’oubli toute une grande partie du front, depuis Nancy jusqu’à la frontière suisse, jusqu’à Thann et Mulhouse, région complètement négligée, où l’on ne se battait plus depuis 1914 parce que tout l’effort de guerre s’articulait autour des Anglais. Les Allemands voulaient attaquer les Anglais pour briser notre coalition, et Foch voulait soutenir les Anglais pour laisser le moins possible d’hommes à Pétain, de sorte qu’une accumulation de troupes formait une sorte de varice au nord et au centre du front, tandis que le front Est était ridiculement vide.
Nancy, Sarrebruck, Mayence, la voie était grande ouverte.
« C’est à l’est, disait Pétain, à partir de Verdun, qu’on trouvera les fronts les plus faiblement tenus, les points les plus sensibles des communications ennemies, enfin des gages politiques importants. »
Comprenez qu’au même moment, les Anglais moissonnaient leurs gages politiques à eux : ils n’avaient pas que les Flandres, ils étaient aussi en Palestine, en Mésopotamie, en Arabie, autant de régions qui tomberaient dans leur giron quand on se partagerait enfin les dépouilles de la Turquie.
Ce que Pétain voulait pour nous, c’était des acquis en Allemagne afin de pouvoir imposer à l’Allemagne une paix française, là où l’enjeu de la guerre avait été le sol français :
L’honneur de porter le coup décisif est réservé à l’armée française.
Mais la France commençait déjà à ne plus compter dans la tête de Clemenceau et de Foch. Prisonniers de leurs intrigues, ils vont sacrifier notre armée et la France elle-même, l’un pour l’amour de la République laïque, l’autre pour le service de l’Angleterre.
Ils rejettent donc le projet d’offensive en Lorraine en 1917 puis, de nouveau, en juin-juillet 1918.
Pétain, toujours discipliné, se soumet à l’autorité de Foch, il apporte sa contribution à son « rouleau compresseur », emporte quelques victoires – qui trompent encore les gens sur ses véritables options stratégiques –, mais il ne renonce pas à son projet, au contraire : il continue de le peaufiner en secret, anticipant le piétinement, voire l’enlisement de Foch.
Il se produit exactement ce qu’il attendait : au bout d’une semaine, Foch piétine, s’impatiente et, sous la pression du Parlement et les critiques de Clemenceau, décide un beau jour de s’emparer du projet de Lorraine. Nous sommes dans les premiers jours d’octobre. Pétain lui remet le dossier, qui est déjà tout prêt. Foch le récupère et s’en attribue l’idée et la mise en œuvre ! Le 10 octobre, Pétain serait prêt à passer à l’offensive immédiatement.
Une trentaine de divisions françaises sont rassemblées sur un front de 60 kilomètres devant Nancy. C’est exactement comme en août 1914, avec Castelnau, mais avec cette différence que cette fois-ci l’attaque sera massive : 28 divisions d’infanterie, 3 divisions de cavalerie, 600 chars d’assaut et plus de 1000 avions. C’était prodigieux comme perspective ! On allait foncer vers Morhange – comme en 14 ! – en direction de Trèves et de Mayence, sur le Rhin.
Évidemment, Morhange fait problème à Foch...
Surtout : c’est Pétain qui commandera l’action puisque l’armée française est seule impliquée. Alors Foch n’en veut pas. Pendant dix jours mortels, du 10 au 20 octobre, le dossier de Lorraine reste là sous son coude. Ce sont des journées perdues. Quand, enfin, il décide de déclencher l’offensive, il modifie le plan pour mettre Mangin, qui est son homme, à la pointe extrême du dispositif. Encore 8 jours de perdus !
Enfin le jour est fixé : ce sera le 15 novembre. Devant l’urgence d’intervenir, dans des armées allemandes qui sont en train de connaître les pires défaites, il faut se dépêcher si on veut faire le verrou qui permettra de prendre tous les Allemands dans la nasse et ensuite rentrer tranquillement en Allemagne. Eh bien, Foch fait changer encore les choses et l’offensive est ramenée au 14... parce qu’il y a urgence !
LA TRAHISON CONSOMMÉE
C’est là que survient la trahison. À lire les livres, on est saisi d’une horreur, je ne sais comment dire, il faut vous rendre compte de ce qui se joue : d’un côté Castelnau et Pétain, parfaitement maîtres de la situation vont rentrer en Allemagne avec leur musique militaire, vont occuper les villes d’Allemagne, de la Rhénanie, infliger aux Allemands une défaite qui les tiendra tranquilles pour trente et cinquante ans.
Le 9 novembre, Pétain donne ses dernières instructions à Castelnau, et se rend à Rethondes où se tiennent d’inquiétantes négociations diplomatiques.
Deux semaines plus tôt, le 25 octobre, Foch l’avait convoqué avec Haig et Pershing à Senlis. On parlait déjà d’armistice, et il voulait en fixer les conditions militaires en accord avec les commandants en chef. Pétain avait été rédhibitoire : « Quelque fortes que soient les conditions imposées à l’ennemi, elles ne doivent pas remettre en cause l’offensive de Lorraine ».
À Rethondes, il adjure Foch de surseoir à la signature de l’armistice. La scène est tellement grandiose qu’elle mérite d’être lue en entier :
Le même jour du 9 novembre, sans qu’il soit possible de préciser à quel moment exact, se produisit une étonnante conversation sur laquelle a longtemps pesé un secret absolu. [ce n’est pas Foch qui s’en est vanté !] Pétain, torturé par ce qui se passait, se présenta à Rethondes et fut reçu par Foch. [bien forcé !] Il lui demanda si l’armistice allait vraiment être signé. Foch répondit que, selon toute vraisemblance, les combats cesseraient le surlendemain. Alors, Philippe Pétain, le silencieux, parla. Il parla une demi-heure. Il essaya d’expliquer à son interlocuteur l’immense différence qu’il y aurait entre une guerre terminée d’un commun accord sur les positions actuelles, où les Allemands s’étaient retirés en ordre, et une victoire éclatante, française, remportée sur le territoire même de l’Allemagne. Marquant une hésitation, sinon un trouble, Foch ralluma sa pipe – était-il persuadé de ce qu’il disait ? –, il marmonna entre ses dents : « Je ne puis continuer à laisser tuer des soldats français, si l’armistice me donne tout ce que je pouvais espérer de la victoire. »
Vous voyez ce je, je, je, tout ce que je pouvais espérer de la victoire. Il ne tiendra rien, n’aura rien dans les mains quand l’armistice sera signé. Pétain lui répond :
« Il faut penser non pas aux soldats qui peuvent tomber dans notre dernière offensive mais aux 1 500 000 morts qui sont déjà tombés et qui ont bien droit à une paix à la hauteur de leur sacrifice. »
« Je comprends que Wilson et Lloyd George ne veuillent pas d’une victoire française trop éclatante. Mais Clemenceau ? Que pense-t-il au fond de lui-même ? Ne pourriez-vous m’autoriser à lui parler directement ? » [Le téléphone est là !] Foch écarta la suggestion en s’abstenant d’y répondre. Il se contenta de dire : « En signant l’armistice, je crois accomplir mon devoir d’homme et de chef. [il dit ça devant Pétain !] Je regrette pour vous, mais il faut faire votre deuil de votre offensive. »
Voilà comme on juge les autres par rapport à soi : Foch, dévoré d’ambition, suppose chez Pétain la même ambition que lui !
Pétain fut si désespéré de l’attitude du généralissime, par rapport à la conception qu’il avait des intérêts de la France, que ce conducteur d’hommes, marmoréen, maître de lui, pleura devant son chef. « Chose unique dans ma vie de soldat », avouera-t-il plus tard. Foch ne pouvait pas ne pas être ému, gêné peut-être par ce spectacle. [Imaginez : les larmes de Pétain !] Ayant besoin de rassurer sa propre conscience, il répéta à plusieurs reprises : « Vous ne me direz pas que je ne suis pas un homme d’attaque, que je préfère les solutions faciles, mais cette fois-ci, j’ai donné ma parole et je ne puis revenir là-dessus. »
En vain. Tout fut en vain. La trahison était consommée.
Foch aurait pu dire aux Allemands : « Écoutez, on en parlera dans huit jours ! » et c’était notre victoire éclatante. L’offensive n’a pas lieu. C’est à pleurer !
Le 11 novembre est un jour de deuil pour la France. Foch a trahi ; ensuite, il a voulu rejeter la responsabilité sur Clemenceau. Clemenceau est mort plein de haine pour Foch, en disant que Foch voulait lui faire porter cette responsabilité. Bref, les deux étaient aussi incapables l’un que l’autre, ils ne pensaient qu’à leur gloire.
Il faut maintenant connaître les tenants et aboutissants de cette trahison, d’autres personnages ont voulu cet armistice et l’ont négocié. Dans quels intérêts sordides ? Ce sera le sujet de notre prochaine étude.
Abbé Georges de Nantes
Conférence du jeudi 20 octobre 1994 (F45)
« LA PLUS GRANDE FAUTE DE LA GUERRE »
Nous publions ici quelques extraits des Mémoires du général E. de Cointet, alors chef au 2e bureau du G. Q. G. français :
Un armistice prématuré : « C’est le 9 novembre au soir, assez tard, que nous apprîmes que l’armistice allait être signé. J’en ressentis une profonde déception, mêlée d’une grave inquiétude pour l’avenir, la plus grave que j’aie éprouvée de la guerre. Comme je sortais du bureau, tout à mes préoccupations, je croisais dans la rue un de mes officiers, qui fut sans doute frappé de mon air soucieux : “ Eh bien ! mon colonel, s’écria-t-il, m’abordant, n’êtes-vous pas content ? Voici enfin la fin de la guerre ? ” – “ Je n’ai jamais été plus mécontent, lui répliquais-je. Signer l’armistice maintenant est la plus grande faute que nous puissions commettre. ” Il était interloqué : “ Mon colonel, comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Pourquoi consentir encore des pertes importantes puisque notre victoire est reconnue ? Ce serait inhumain. ” – “ Nous n’aurions peut-être pas perdu 500 hommes, lui répliquai-je, nos renseignements le prouvent et vous verrez ce que cela nous coûtera plus tard. ” Je le quittai. Il n’était pas convaincu, mais certainement scandalisé de mes propos. Mon opinion était partagée par bien des camarades, notamment du 3e bureau, et les événements ne l’ont que trop justifiée. » (p. 179)
Le refus de Foch : « Je n’ai jamais compris pourquoi le maréchal Foch, qui au cours de la guerre n’avait jamais hésité à prendre tant de décisions hardies, avait atermoyé de la sorte dans une occasion qui m’avait semblé ne présenter aucun risque, mais au contraire, d’immenses avantages. J’eus l’occasion de m’en ouvrir un jour, en 1928, au général Weygand. “ J’avais été, me dit-il, tout à fait convaincu par votre note du 15 octobre et je l’avais présentée sans tarder au maréchal Foch, en insistant pour qu’il en adoptât les conclusions. À ma grande surprise il refusa. Comme je m’en étonnais, ‘ Vous êtes, me dit-il, un cavalier, un risque tout. Moi, je veux respecter les principes et ne pas faire d’attaques qui ne soient pas liées. ’ ” » (p. 198)
L’abnégation de Pétain : « Le maréchal Pétain me demanda, à la fin de 1929, une étude sur l’attaque manquée de Lorraine. Le sujet m’était ainsi fixé : “ Comparer les possibilités d’exécution et les chances de succès d’une attaque alliée en Lorraine, suivant qu’elle aurait été ordonnée au début ou au milieu du mois d’octobre 1918 ”. Le maréchal Pétain regrettait, sans doute, l’occasion manquée et était désireux de savoir si elle aurait pu ne pas l’être. Il avait aussi conscience d’avoir donné, sans aucun retard, ses ordres en fonction de ceux du maréchal Foch et d’avoir hâté, autant qu’il était en son pouvoir, leur réalisation. Celle-ci dépendait du 3e bureau et je n’ai pas besoin de répéter que ce bureau s’y était employé à fond. Le maréchal me demanda de lui lire mon étude. [...] “ Mais, conclut-il, je ne peux pas cependant démolir Foch. ” » (p. 202-203)