LA GRANDE GUERRE DE 1914-1918

8. Les années Pétain (III)
La gloire éclipsée

Clemenceau

NOUS avons franchi l’année 1917, qui s’est achevée par le traquenard républicain qui emporta Paul Painlevé le 13 novembre. Clemenceau lui succède, forme son ministère le 16 novembre, refuse de reconduire les ministres suggérés par son prédécesseur en disant : « je brûle tout, même les meubles ! ». Il joue alors sur deux plans.

D’une part, il fait de la surenchère patriotique, se rallie Léon Daudet, le monarchiste catholique, qu’il implique dans une série de procès de contre-espionnage qui ont tenu en haleine les gens d’Action Française. Ce faisant, il assoie son pouvoir se pose en Père de la patrie.

D’autre part, il scelle une entente ténébreuse avec le général Ferdinand Foch qui était en perte de vitesse à la fin de 1916, et que nous allons voir monter en quelques semaines jusqu’au sommet de la hiérarchie militaire et devenir le généralissime de toutes les armées alliées.

Le 27 février 1918, Clemenceau dit à son chef de cabinet militaire, Mordacq, à propos de l’unité de commandement : « En tout cas, je compte bien reprendre l’attaque à Londres. Il faut que nous y arrivions coûte que coûte et Foch doit prendre la barre. Il n’y a que lui pour la prendre. Je lui ai déjà fait donner la présidence du conseil militaire exécutif, c’est un premier pas. »

Mais n’anticipons pas, avertit Pedroncini. Pour l’instant, Foch est le protégé de Clemenceau et son ami. Il l’écoute et le suit, il approuve tout ce qu’il dit, il n’a qu’une idée en tête : séduire le chef pour devenir le généralissime.

Général Pétain

Entre Foch et Pétain, il y a la même différence qu’il y a entre le vide et le plein.

Pétain croit à l’armée française d’abord. Elle doit avoir le premier rôle au sein de la coalition alliée. C’est elle qui a donné son sang et, maintenant que la victoire approche, c’est à elle de garder le front principal. C’est au groupe d’armées du centre d’aller à la victoire au nom de la France pour venger tant de soldats qui ont perdu leur vie pour la défense du pays, et non pas au groupe d’armées du nord, qui doit rester en appui.

Or les Britanniques sont justement très avides d’avoir l’appui des divisions françaises, pour les aider à tenir et leur permettre, si les choses tournent mal, de réembarquer.

Foch, au contraire de Pétain, a misé toute sa carrière sur l’amitié avec les ministres ou les généraux anglais. Il veut que l’armée anglaise garde un rôle effacé pendant la guerre, mais qui se révélera subitement décisif à l’approche de la victoire.

Pétain est pessimiste. Il comprend les conséquences de la défection russe au début de 1918. Il sait que les Américains ne sont pas encore prêts. Il anticipe la menace que les Allemands vont faire peser encore sur nous durant les six premiers mois de la guerre de 1918.

Foch, lui, est optimiste. Il préconise des “ actions offensives d’ensemble ”, comme il dit. Attaquer, attaquer, se mettre toujours en première ligne, toujours répondre par la contre-offensive sans se préoccuper de savoir avec quoi, avec quelles forces et quelles munitions.

Pétain s’oppose donc à Foch en tous les points. Sa directive numéro 4 du 20 décembre 1917, enseigne à toute l’armée française la nécessité de fortifier surtout les lignes arrières en face d’une offensive prévue, étant donnée la puissance décuplée des nouvelles armes d’assaut : artillerie, lance-flammes, etc. Cette technique était d’ailleurs préconisée par les meilleurs généraux allemands, Falkenhayn en particulier.

On devait laisser en première ligne quelques nids de mitrailleuses pour briser l’assaut ennemi et, pendant ce temps, on faisait refluer en deuxième position – deux ou trois kilomètres en arrière – l’essentiel de l’armée.

Général Foch
Général Foch

Foch, au contraire, disait : on ne recule pas d’un pouce, on se bat jusqu’à la mort. Plusieurs généraux, formés à la même école, vont développer à l’égard du général Pétain un mépris et une détestation qui va tourner au tragique pendant cette année 1918.

Attisée par Clemenceau, une intense propagande se fait donc en faveur de Foch, “ l’homme de l’offensive ”, l’homme de la victoire, accusant Pétain de défaitisme, de pessimisme. Sans aucun examen des faits, Foch devient l’artisan de toutes les victoires, et Pétain la cause de tous les retards. C’était déjà l’intoxication des médias.

Clemenceau rencontre Pétain et croit devoir lui donner quelques conseils : « S’efforcer d’aller vite, d’utiliser les bois, les boqueteaux, les vergers, en en­roulant les fils de fer autour des arbres, au lieu de perdre un temps précieux à enfoncer des piquets là où ce n’est pas indispensable. »

Le voilà qui, en tant que ministre de la Guerre, dispute à Pétain le commandement supérieur des armées.

Le 2 février 1918, Foch reçoit le commandement d’un comité exécutif de guerre, il en sera le président permanent, et il aura donc à donner des directives à l’ensemble des armées... ces armées que Pétain a reconstituées pied à pied pendant tout l’hiver 17-18, et qui seront notre rempart dans la tempête qui se prépare.

LA BATAILLE DE PICARDIE (21 mars)

Carte des offensives allemandes mars-juillet 1918
Carte des offensives allemandes mars-juillet 1918

Après le traité de Brest-Litovsk, 60 divisions allemandes sont dégagées du front russe, un afflux d’effectifs qui nous mettra en sérieuse difficulté.

Les Allemands savent en outre que les Américains vont bientôt traverser l’Atlantique et ils feront tout pour les prendre de vitesse. Il faut donc s’attendre à des offensives terribles.

La première est la bataille de Picardie, lancée le 21 mars par trois armées allemandes, après un déluge d’artillerie encore jamais vu : 6 000 canons, 1 000 minenwerfer, sur un front de 80 kilomètres tenu par les Britanniques. L’attaque se fait depuis Douai jusqu’à Saint-Quentin et La Fère. La Fère est une charnière : c’est la jonction des Britanniques et des Français, c’est là que se porte l’effort maximum.

Offensive sur Saint-Quentin
Offensive sur Saint-Quentin

Ils crèvent le front tenu par le général Gough, franchissent le canal Crozat abandonné par les Anglais, et se répandent dans la plaine de Picardie. Heureusement, comme en 1914, ils dévient de leur trajectoire et se dirigent sur l’Avre, petit affluent de la Somme, poussant jusqu’à Montdidier et Moreuil. Ils ont avancé de 50 à 60 kilomètres.

Le général Pétain, qui n’est responsable que du secteur français, envoie aussitôt, avant même que Haig lui ait demandé, toutes les divisions de réserve qu’il peut trouver : 33 divisions. Mais les Anglais en demandent davantage. Il ira jusqu’à 46 divisions, puis il dira qu’il ne peut pas dégarnir davantage les lignes françaises. Il doit pouvoir parer à un débordement dans la vallée de l’Oise, et il sait, par le colonel de Cointet et son service de renseignements, que les Allemands préparent une offensive en Champagne.

Maréchal Haig
Maréchal Haig

Le 24 mars, Pétain, inquiet de voir la droite de l’armée Gough se séparer de notre gauche, se rend à Dury, au quartier général de Haig. Il racontera lui-même cette rencontre au général de Cointet, des années plus tard :

Il faut nous tendre la main avant tout, lui ai-je dit, et maintenir notre cohésion. Je compte que pas un de vos bataillons ne repassera au nord de la Somme.

Le maréchal Haig m’assurait que telle était sa résolution et qu’il ne tolérerait pas qu’un semblable mouvement se produisît.

À ce moment même, jetant les yeux sur la table de Haig, j’y voyais un compte rendu que, grâce à ma connaissance de l’anglais, je pouvais déchiffrer, et qui indiquait que des bataillons anglais avaient déjà franchi la Somme.

Perfide Albion ! Haig se replie vers le nord – vers la Manche ! – et, s’il continue, c’est la déroute à brève échéance.

Pétain confie donc au général Fayolle un groupe de réserve chargé de maintenir l’unité du front, et qui va sauver la partie.

Pendant ce temps, les troupes allemandes sont arrivées à Montdidier et à Moreuil, où ils sont surpris et bousculés par une brigade de Canadiens-français à la recherche de leur armée. Croyant à une contre-offensive, ils amorcent un mouvement de repli et interrompent leur progression.

DOULLENS : LE COMMANDEMENT UNIQUE (26 mars)

Le 26 mars, les grands chefs alliés se réunissent à Doullens. C’est un événement déterminant qui nous instruit sur les caractères et les implications des différents partis.

Pétain, avec son calme olympien, anticipe déjà le fléchissement de l’effort allemand, car ils se sont aventurés trop loin de leurs bases de départ et seront handicapés par les difficultés d’acheminement. Il est déjà vainqueur, les autres ne s’en rendent pas compte.

Mais, pendant qu’il fait la guerre, les autres viennent là pour faire de la politique.

Dans tous les livres d’histoire officiels, on nous donne l’entrevue de Doullens comme une entrevue salvatrice : avant, la France perdait la guerre faute de commandement unique ; là, en pleine crise, dans un geste génial, les Français et les Anglais ont compris qu’il leur fallait un commandement unique et que c’était à Foch de l’assurer ; et à partir de quoi la France est entrée dans la voie de la victoire.

Écoutez ce qui s’est passé en réalité.

Vers 11 heures, Clemenceau, Poincaré, le ministre Loucheur et leurs conseillers militaires, arrivent sur la place de la mairie, bientôt suivis par Foch et Weygand, puis par Pétain qui arrive le dernier.

Doullens, sur la place de la mairie
Doullens, sur la place de la mairie

Un officier britannique vient informer ces messieurs que le maréchal Haig ne les attendait qu’à midi. Actuellement il tient une conférence avec ses généraux : Horne, Plumer et Byng. Le maréchal demande la permission d’en terminer avant la réunion générale. Lord Milner, ministre anglais, survient, accompagné du général Henry Wilson. Il échange quelques mots avec Clemenceau, puis les deux Britanniques vont rejoindre leurs compatriotes.

Donc, voilà le gouvernement français mis à la porte de la négociation, à faire les cent-pas dans le jardin.

Que disent les Anglais pendant ce temps ?

Milner et Wilson sont tombés d’accord le matin même sur la nécessité de permettre à Foch d’assurer la coordination des forces franco-britanniques. Pourquoi ? Parce que lui seul acceptera de prendre le risque de diriger toutes les réserves françaises sur la région Amiens-Montdidier.

Ce que Pétain refuse pour sauver la France, Foch le leur accordera et ils seront ainsi protégés dans leur retraite vers Calais et vers l’Angleterre.

Il est près de 14 heures quand les Français sont conviés à entrer dans la salle de la mairie. Des chaises, quelques tables d’école recouvertes de papier gris, forment tout le mobilier. Le canon fait trembler les vitres. Poincaré préside. Il donne la parole à Douglas Haig.

Le maréchal expose la situation de son armée et la nécessité de lui venir en aide. Il s’exprime à voix lente, avec un peu de nervosité. Son visage est congestionné. Il signale que les unités de l’armée Gough, situées au sud de la Somme, sont placées sous les ordres du commandement français. « Hélas, fait observer Pétain, cette armée n’existe plus, elle est en miettes. » Le général français expose ensuite d’un ton froid les mesures qu’il a prises, d’autres sont en cours d’exécution. Les renforts arriveront-ils assez vite ? Il l’ignore. Cet exposé d’une froide objectivité, que ne réchauffe aucune lueur d’espoir, fit une impression défavorable. Haig signale qu’il n’a plus de réserve...

Évidemment, Pétain ne chante pas victoire ; s’il chante victoire, on lui dira : « Puisque c’est gagné, donnez-nous les divisions qu’on vous réclame ! »

Haig signale qu’il n’a plus de réserve et qu’il n’en existe plus en Angleterre. Il faut cependant tout faire pour défendre Amiens. Alors Foch, chez lequel l’impatience et la passion sont accumulées comme une charge croissante d’électricité statique, Foch explose en phrases hachées désordonnées : « Assez reculé ! Plus un pas en arrière ! Donnez l’ordre qu’on crève sur place ! Crève Gough ! Crève Debeney ! Alors on arrêtera le boche ! » En d’autres circonstances, une telle démonstration aurait surpris l’auditoire. Les Anglais n’aurait guère apprécié cette fébrilité, cette absence de self-control. Dans l’atmosphère de cette journée, on ne voit dans l’attitude de Foch qu’une manifestation d’énergie et d’optimisme. Haig déclare : « Si le général Foch consentait à me donner ses avis, je les suivrais bien volontiers. » L’assistance marque un instant de silence. Puis lord Milner se lève et prends Clemenceau à part. Il propose au Tigre d’adopter les dispositions envisagées le matin même avec Wilson.

À la mairie de Doullens

Donc, c’est un complot qui est déjà tout monté !

Le Vendéen demande à en informer Pétain.

Clemenceau ne demande pas son avis à Pétain, il l’informe. Pétain obéit. Qu’avait-il d’autre à faire ? Jeter sa démission ? Lyautey aurait fait cela. Et l’armée, pendant ce temps, aurait été perdue.

La séance est reprise. Clemenceau prend une feuille de papier, rédige hâtivement un texte : « Le général Foch est chargé par les gouvernements britannique et français de coordonner l’action des armées britanniques et françaises sur le front ouest. Il s’entendra à cet effet avec les deux généraux en chef qui sont invités à lui fournir tous les renseignements nécessaires. » (...)

En sortant de la mairie, Clemenceau interpelle Foch : « Eh bien, vous l’avez votre situation ! – Oh ! oui, répond le général, elle est belle la situation ! Vous me donnez une bataille perdue et il faut que je la gagne ! – Enfin, dit le Vendéen qui veut avoir le dernier mot, vous avez ce que vous vouliez ! »

Bien des années plus tard, la paix revenue, quand Clemenceau aura pris sa retraite, il donnera à Jean Martet une version très libre de l’entrevue de Doullens [c’est la vraie, écoutez-la !] « Monsieur, dira-t-il, j’ai pris ce que j’ai trouvé. À Doullens, je me suis trouvé entre deux hommes : l’un qui me disait que nous étions fichus et l’autre qui allait et venait comme un fou qui voulait se battre. Je me suis dit : essayons Foch, au moins nous mourrons le fusil à la main. J’ai laissé aller cet homme sensé, plein de raison, qu’était Pétain, j’ai adopté ce fou qu’était Foch. »

LA BATAILLE DES FLANDRES (9 avril)

Bataille de la Lys, les tranchées britanniques
Bataille de la Lys, les tranchées britanniques

Le 9 avril, les Allemands engagent leur deuxième grande offensive autour d’Armentières, dans les Flandres, dans l’axe de la vallée de la Lys. Ils cherchent à s’emparer du mont Kemmel pour prendre Ypres et encercler l’armée belge qui se défend toujours très bravement entre Nieuport et Dixmude.

Foch est aux commandes. Pendant trois semaines, il envoie les Anglais à la boucherie et appelle les divisions françaises à la rescousse. Résultat, l’avance allemande est stoppée à Merville et aux environs d’Hazebrouck, c’est un recul de 30 km. La crête de Passchendaele, conquise à grand peine par les Canadiens, est aussi abandonnée. On lit avec consternation le chiffre des pertes : 12 800 officiers allemands et 326 000 hommes ; 20 000 officiers alliés et 382 000 soldats !

Nouvelle démonstration de l’impuissante tactique de Foch qui, de surcroît, accumule au nord d’Arras et garde sous son contrôle les divisions de réserve dont Pétain aurait besoin sur le front de Champagne...

LA BATAILLE DE CHAMPAGNE (27 mai)

Général Duchêne
Général Duchêne

Le 27 mai, à 1 heure du matin, les Allemands déclenchent l’offensive que Pétain attendait sur le Chemin des Dames, de Laffaux jusqu’à Craonne.

Les Allemands sont sur l’Ailette, au pied de cette épine dorsale qu’ils pilonnent avec trente-deux pièces d’artillerie par kilomètre. Le général Duchêne, ami et disciple de Foch, commandant la VIe armée, avait accumulé ses troupes sur cette crête étroite, coincée entre l’Ailette et l’Aisne.

Que s’est-il passé ? Ainsi agglutinés sur un kilomètre d’épaisseur, ils ont été ensevelis sous un déluge de feu et ont été basculés par les Allemands qui ont progressé de vingt kilomètres dans la direction de Fismes et de Soissons. Pétain, qui était pourtant chef des armées françaises, avait donné exactement les ordres contraires.

Plus tard, Duchêne sera sanctionné très gravement et Foch, interpellé par Clemenceau, sera tellement dans l’incapacité de se justifier qu’il répondra avec crainte : « Avez-vous l’intention de me faire passer en Conseil de guerre ? »

Les Allemands descendent jusqu’à la Vesle et Reims est presqu’encerclé. C’est la deuxième bataille de la Marne : toute cette immense région repasse sous contrôle allemand, avec des pertes sévères. Mais, comme en 1914, la débandade est évitée par une contre-attaque latérale, déclenchée par Pétain, à l’est par la IVe armée de Gouraud et à l’ouest par le groupe d’armées de réserve de Fayolle.

Cependant les parlementaires réclament des têtes. Foch aurait dû être limogé, c’est évident, comme Mangin l’avait été en 1917, mais Clemenceau préfère sacrifier Duchêne, qui le méritait bien aussi. Il limoge aussi Anthoine, chef d’état-major de Pétain, dans l’intention de nuire à celui-ci. Il prononce alors un discours retors mais éloquent dénonçant une campagne d’opinion contre les chefs suprêmes de nos armées et réclamant pour eux – “ eux ”, c’est Pétain et Foch confondus ! – la confiance du parlement. L’estime qu’on a pour Pétain lui sert à faire avaler Foch.

DERNIÈRES OFFENSIVES ALLEMANDES

Ludendorff
Ludendorff

Le 9 juin, Ludendorff tente une manœuvre rapide pour empêcher Pétain de réagir en Champagne, il attaque à la jonction des deux grands axes du front, entre Noyon et Lassigny, c’est la bataille du Matz.

Le général Humbert, qui reçoit le choc terrible de cette attaque subite, a appliqué, à contrecœur, les directives de défense en profondeur de Pétain. Son front tient bon, tandis qu’ailleurs, là où les troupes sont concentrées en première ligne, il crève. L’offensive est interrompue au bout de trois jours.

Une dernière offensive allemande est préparée pour le 15 juillet en Champagne, la “ Friedenssturm ”. Ludendorff, pressé par l’arrivée imminente des Américains, a décidé d’en finir. Il va encercler et faire tomber le solide saillant de Reims.

Mais il s’affronte à Pétain...

Joseph Darnand
Joseph Darnand

Notre aviation repère, dès la fin juin, des mouvements de troupes et de matériel. Un sergent de 21 ans, Joseph Darnand, fait un coup de main dans les lignes ennemies et ramène des prisonniers. Ceux-ci révèlent que la bataille va commencer à 8 heures du matin.

Le général Gouraud, obéissant à Pétain, dégarnit ses premières lignes, même celles qui se trouvent sur les montagnes de Reims. Foch en est furieux. Mais Pétain insiste : « À vous obstiner à défendre ces monts de Champagne, vous perdrez l’armée et le terrain. Et jusqu’où les perdrez-vous ? Les Allemands vont faire un violent effort. Si nous tenons le coup le premier jour, la bataille sera gagnée, nous reprendrons l’offensive dans les quelques jours suivants et ce sera la victoire des armées françaises. »

Dans la nuit du 14 au 15 juillet, 2 000 batteries allemandes pilonnent nos premières lignes, de Château-Thierry à l’Argonne. Leurs tirs de préparation tombent dans le vide. Avant l’aube, les tirs français se déclenchent et font mouche, grâce aux indications des prisonniers de Darnand.

Quarante-sept divisions allemandes sont lancées à l’attaque contre des troupes absolument intactes, retranchées en seconde position.

L’aviation opère très largement, grâce aux 1 500 appareils commandés par Pétain à Painlevé en 1917. Les 3 500 chars Renault sont aussi de la bataille.

Chars Renault

Parvenus au terme de la ruée allemande, rappelons encore la démonstration mathématique, menée par Pedroncini et les meilleurs historiens : partout où la tactique de Pétain a été suivie et obéie par des généraux qui le respectaient, ce fut la victoire. Partout où elle a été critiquée, repoussée au profit de la tactique de Foch, le front a crevé, provoquant le désastre. Il en sera de même pour la grande stratégie de la reconquête finale...

Or le grand drame, c’est que l’histoire a été défigurée séance tenante, pour n’être restituée dans sa vérité qu’aujourd’hui. Ainsi, Fayolle notait dans ses carnets en 1918 :

« Dans les gazettes, Pétain et les commandants de groupe disparaissent, il ne reste plus que Foch et les commandants d’armée. Ce n’est pas là le fait du hasard. Cet homme manie très bien la presse. Il veut s’élever seul. »

Comme le dit très bien Gaxotte, « les légendes sont nées le jour de l’événement ».

Citons le témoignage du général Dufieux :

« C’est l’application intelligente et pleine de cœur de la directive n° 4 qui a assuré l’éclatante victoire défensive du 15 juillet. Cette journée où s’effondra, sur le front de la IVe armée de Gouraud, la dernière grande offensive allemande marque de façon indiscutable le tournant de la campagne de 1918. »

En effet, la force américaine, troupes et matériel, s’est développée, l’ennemi s’est usé. L’offensive de la victoire a cessé d’être une folie de doctrinaires. Elle est devenue, pour terminer la guerre, le devoir d’un stratège réaliste.

FOCH AVIDE DE SA GLOIRE.

Pétain, Haig, Foch et Pershing à Bombon
Pétain, Haig, Foch et Pershing à Bombon

Foch alors intervient. Contraignant Pétain à suspendre la mise en route de sa contre-offensive minutieusement préparée, il donne à Mangin l’ordre d’attaquer l’ennemi sur son flanc, à partir de Villers-Cotterêts, le 18 juillet. Il pourra ainsi se faire gloire d’être lui-même le vainqueur de cette seconde Marne !

Dès ce moment, il prend en main toutes les armées alliées, en vue de sa “ bataille de France ”, comme si Pétain n’existait pas. Clemenceau, ébloui, mais pour la dernière fois ! le pistonne auprès de Poincaré pour qu’il soit fait Maréchal de France... dès le 6 août, tandis que Pétain recevra la consolation d’une Médaille militaire, la seule décoration qu’il portera jamais sur sa capote, parce que c’est celle des simples soldats.

Mais Pétain n’est pas jaloux. Ce qu’il songe, ce même 18 juillet, c’est : « La victoire est à nous ».

Mais Foch, lui : « À moi donc, et vite ». Impressionné tout de même par le succès de Pétain, il se réconcilie avec lui, mais c’est parce qu’il veut le battre d’une encolure au jour de la victoire. À partir de ce 18 juillet, il se multiplie sur tous les fronts, il veut prendre en main les troupes françaises qui vont gagner le combat.

Le 24 juillet, Foch convoque, à son Q.G. de Bombon, le maréchal Haig, le général Pershing et le général Pétain (admirez l’ordre des préséances !). Il leur fait part de la stratégie qu’il a arrêtée. On réduira d’abord les poches allemandes, de manière à dégager les voies ferrées nord-sud, Paris-Amiens, et centre-est, Paris-Nancy. La tâche principale est confiée aux Anglais qui réduiront la poche de Montdidier. Ces préliminaires étant achevés, il entend refouler l’ennemi sur sa position fortifiée, la ligne Hindenburg. On élargira ensuite le front d’attaque jusqu’à la complète défaite de l’armée allemande...

L’attaque anglaise a lieu le 8 août, à l’est d’Amiens.

La bataille d’Amiens
La bataille d’Amiens

Le corps d’armée canadien y fait merveille, épaulé au sud par l’armée Debeney. Les Allemands, un instant surpris, organisent la résistance. Foch décide de les prendre en tenailles : c’est la bataille d’Arras, au nord, et la percée de Mangin au sud, entre Oise et Aisne. L’ennemi tient tête ; l’hémorragie ne coûte rien à Mangin ni à Foch, et que faire d’autre ? Ils n’imaginent rien que foncer droit devant, à tout prix. Les Allemands, en se repliant, se conduisent en barbares. Enfin, le 3 septembre, Ludendorff décide la retraite générale sur la ligne Hindenburg. Cependant, à Condé-sur-Aisne qui est la charnière des deux fronts, à 105 km de Paris, l’ennemi oppose une résistance acharnée, infranchissable, au point qu’on est forcé de surseoir...

Le 12 septembre, Foch décrète une nouvelle offensive dans le dispositif français, à la demande de Pétain celle-là. Pour reconquérir la “ hernie de Saint-Mihiel ” qui coupait depuis quatre ans la voie ferrée Verdun – Nancy, fragilisant notre front.

L’offensive est franco-américaine. Préparée pendant plusieurs heures par trois mille pièces d’artillerie, toutes françaises ; les Américains enlèvent d’un seul élan tous leurs objectifs. C’est leur premier engagement, ils bénéficient de tous les dévouements des services français qui pallient leur manque de matériel et d’expérience au combat. Pétain et Pershing s’entendent à merveille, les deux armées fraternisent. En deux jours, la Woëvre est libérée.

L’aile est de notre front ainsi repositionné peut se préparer à l’assaut final. Pétain y voit l’ouverture vers la victoire. Foch, aveuglé par sa jalousie, n’y voit qu’un épisode sans conséquence. Déjà il enlève à Pétain les troupes américaines pour les engager dans la grande offensive qu’il médite sur l’ensemble du front.

LA « BATAILLE DE FRANCE »

Carte de la course à la victoire
Carte de la course à la victoire

La “ bataille de France ” est déclenchée par Foch le 26 septembre. Les Américains, transportés en Argonne, doivent avancer rapidement en direction de Mézières. Les Anglais, à l’ouest, devront pousser vers Cambrai, et l’armée belge, au nord, sous l’autorité du Roi mais aux ordres de Foch – du moins celui-ci le prétend-il – tendra vers Gand et vers Bruxelles. Ainsi la victoire sera générale, indivisible, elle sera donc la victoire de Foch...

Mais cette bataille gigantesque, linéaire, frontale, sans aucune finesse stratégique, ne donne pas les résultats escomptés.

Le 4 octobre, voici ce que Foch a le courage d’écrire à Pétain, parce qu’il trouve que les choses ne vont pas comme il le voulait :

La journée d’hier montre une bataille qui n’est pas commandée, une bataille qui n’est pas poussée, une bataille qui n’a pas d’ensemble faute d’élan ; par suite, une bataille où il n’y a pas d’exploitation des résultats obtenus. Résultats honorables, certes, mais certainement inférieurs à ceux qu’il était permis d’escompter.

Il ne vous échappera pas que les considérations que je viens de développer en ce qui concerne la IVe armée s’appliquent à plusieurs autres.

C’est parler comme à un sous-officier, alors que Pétain est en train de faire des merveilles avec le peu de divisions qui lui sont laissées !

À la fin de la première semaine d’octobre, les armées alliées sont arrêtées par les derniers bastions allemands laissés en deçà de la ligne Hermann. Le 8 octobre, un puissant effort fait craquer cette dernière résistance, et la poursuite s’engage. Partout, les armées françaises se portent en renfort des Anglais, et la ligne Hermann, dernier rempart de la puissance allemande, est atteinte entre le 15 et le 25 octobre.

Las ! Foch arrête une nouvelle fois ses armées victorieuses. Plus que jamais imperator, il leur redistribue leurs secteurs d’attaque : ils sont pratiquement inchangés depuis les Flandres jusqu’à la Champagne, mais la seule et étonnante nouveauté, c’est l’offensive de Lorraine – celle de longtemps préconisée par Pétain ! – qui est programmée pour le 14 novembre.

Le 10 novembre au soir, le front passe par les approches de Gand et de Mons, par Maubeuge, Mézières, Sedan. Encore quatre jours, et les trente divisions commandées par Castelnau marcheront sur Sarrebruck et pénétreront en Allemagne.

Comment l’ennemi pourra-t-il résister à cette nouvelle et formidable attaque ? À tout prix, il demandera l’armistice... ... Grâce à Foch, il l’obtiendra, pour le malheur de la France !

Mais il y avait d’autres chefs de guerre, et d’autres stratégies...

Abbé Georges de Nantes
Conférence du jeudi 16 juin 1994 (F44)

LA PIÉTÉ DE FOCH

Certains admirateurs de Foch ont fait valoir que ce dernier avait sur Pétain l’immense avantage d’avoir la foi, une foi qui se traduisait même en dévotion, puisqu’il fit, entre le 11 et le 18 juillet 1918, une neuvaine de prières au Sacré-Cœur qui, semble-t-il, coïncida avec la fin de l’avancée allemande. Une plaque de l’église de Bombon commémore l’événement en ces termes :

Hommage de reconnaissance au célèbre maréchal Foch qui, pendant les cinq mois et demi qu’il est resté à Bombon, a fortement édifié les habitants de cette paroisse, autant par la vivacité de sa foi que par la simplicité de sa piété. Aussi le Dieu des armées a-t-il récompensé miraculeusement le génie de l’illustre généralissime. Sans doute, nul n’oubliera la science, la valeur et la bravoure de ses officiers ni l’héroïsme de ses soldats. Jamais non plus on n’oubliera qu’il a consacré le 9 juillet 1918 au Sacré-Cœur les armées françaises et alliées et que, aussitôt sa neuvaine finie, le Ciel lui répondit le 18 juillet 1918 en lui accordant cette merveilleuse victoire qui fera pour toujours l’admiration des peuples et des plus grands capitaines.

Je voudrais qu’on me trouve des témoignages historiques de cette consécration, qui ressemble étrangement à une invention pieuse d’un curé trop naïf. Il fait intervenir le miracle dans un catholicisme de Foch que nous, nous trouvons très timide, et ce miracle permet d’attribuer à Foch tous les bonheurs de l’armée, au même moment où il trahissait la confiance de Pétain.

Abbé Georges de Nantes
15 décembre 1994