Politique totale 
Camp de la Phalange 2010 

PRINCIPES ET DÉFINITIONS

Au moment où l’Empire romain s’écroulait, saint Augustin posait pour mille ans les bases de la civilisation chrétienne en écrivant La Cité de Dieu. Au dix-septième siècle, Bossuet tira de l’Écriture sainte des principes politiques d’une sagesse admirable qu’il dispensa comme conseiller à Louis XIV, et comme précepteur au Dauphin. Dans tous les périls de la Troisième République, Charles Maurras sauva la France de l’anéantissement par ses principes d’Action française. Dans le chaos actuel, l’abbé de Nantes réalise une œuvre comparable en renouvelant la pensée de ses maîtres pour répondre aux erreurs politiques modernes.

Sa doctrine de Politique totale, exposée dans les années 1983-1984, est une machine de guerre contre les tenants d’une “ morale ” des droits de l’homme agressivement contestatrice, anarchiste et révolutionnaire, en vue du rétablissement des « autorités politiques (et religieuses) créatrices d’ordre ».

Étude totale, car l’abbé de Nantes entend articuler la politique sur toutes les autres sciences. Il estime qu’on ne peut pas faire de la politique en la séparant de l’histoire, de la philosophie, de la métaphysique, ainsi que de la religion et de la mystique chrétiennes. Nous verrons qu’en ouvrant ainsi le champ d’études, notre Père fait faire un immense progrès à la science politique.

Pour faciliter la compréhension d’un tel enseignement, nous étudierons le cas concret de la France. L’histoire de France, que l’abbé de Nantes commença d’exposer précisément en 1983 (publiée in CRC n° 198, mars 1984, La France avant, après 1789... et après 1983), nous offre un champ d’observation incomparable pour voir ce qui a fonctionné et ce qui a échoué.

Qu’est-ce que la politique ? La prétendue politique actuelle est centrée sur la notion de culture, qui est « le produit spontané, brut et total de l’activité d’un peuple, en œuvres intellectuelles et esthétiques, autant les sciences que la littérature, les arts que les mœurs », mais sans différencier le vrai du faux, le bon du mauvais, le beau du laid. « Tout ce qui sort de l’homme étant follement déclaré humain, tout doit être admis et reconnu. »

La culture étant ainsi considérée comme le bien suprême auquel tout homme doit pouvoir accéder, on prétend qu’elle est « ce par quoi l’homme en tant qu’homme, “ est ” davantage, accède davantage à l’ “ être ” » (Jean-Paul II). La structure qui, d’après les défenseurs de la culture, en conserverait seule l’existence serait la démocratie, la vraie, celle qui respecte les droits de l’homme, pour que règne une justice parfaite.

Nous rejetons absolument cette définition révolutionnaire et criminelle qui joue de chimères et d’abstractions pour nuire au monde libre et aux sociétés catholiques. À la suite de l’abbé de Nantes, nous adoptons celle-ci, parfaite : la politique est « la science et l’art qui visent à faire naître, exister, prospérer, durer ! les sociétés humaines en vue de leur permettre d’accéder à la civilisation et de s’y élever, dans l’ordre et la paix sans lesquels ne paraissent ni ne subsistent aucuns biens » (CRC n° 195, p. 4).

Le but de la politique n’est donc pas de garantir à chaque individu un accès à la culture, n’importe laquelle, mais d’établir l’ordre et la paix, qui sont les conditions nécessaires pour élever les sociétés humaines à la civilisation chrétienne. Celle-ci est certes « une forme particulière de culture, mais inégale aux autres en raison du poli, du civil, du vrai, du bien, du beau qui la régentent et y sont seuls conservés » (ibid., p. 3).

Comment atteindre ce but ?

– Par la science politique d’abord, qui traite de la théorie, des grands principes du pouvoir politique, des lois fondamentales qui régissent l’État. Plus simplement, elle consiste à étudier l’objet du discours politique, son but et la légitimité.

– Par l’art politique ensuite, qui est plus concret, plus pratique. Il vise les décisions conjoncturelles, l’action du gouvernement en toute situation nouvelle, et donc les fonctions du chef de l’État dans la vie de la nation.

LA SCIENCE POLITIQUE

L’OBJET : LA NATION

FAIT DE NATURE ET ŒUVRE DE GRÂCE.

La nation est, selon Maurras, « le plus vaste des cercles communautaires qui soient solides et complets. » Elle constitue la société parfaite, se suffisant à elle-même, ayant son bien commun. Au-delà, on doit bien constater qu’il n’y a que des relations inter-nationales.

 Voyons comment la nation naît, fonctionne et subsiste.

 1. L’homme est un être social. Dans la préface de Mes idées politiques, Charles Maurras compare l’homme et l’animal :

« Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir. Peu de chose lui manque pour crier : Je suis libre ”... Mais le petit homme ? Au petit homme, il manque tout. Bien avant de courir il a besoin d’être tiré de sa mère, lavé, couvert, nourri. Avant que d’être instruit des premiers pas, des premiers mots, il doit être gardé de risques mortels. Le peu qu’il a d’instinct est impuissant à lui procurer les soins nécessaires, il faut qu’il les reçoive, tout ordonnés, d’autrui. »

L’homme est donc, dès sa naissance, l’objet de soins attentifs de la part de ses parents. L’homme est fils ou fille, il est enfant d’une famille. La famille est antérieure à l’individu, et cela forme l’antithèse de cette idée insensée de Jean-Jacques Rousseau selon laquelle la société résulterait d’un contrat mutuel, les hommes s’étant un beau jour rassemblés dans une grande plaine pour décider de vivre en commun. Cela n’est pas ! Un homme vient au monde, appelé par des hommes qui vivaient avant lui. « Il est débiteur et, ma foi, fort heureux de l’être », constate l’abbé de Nantes. Il est marqué par le milieu de ses parents, par leur passé, leur histoire, leur éducation. Il reçoit leur héritage, avant même d’avoir formulé ses revendications ou proclamé ses droits.

Maurras excelle à montrer ensuite que cet homme reçoit tellement de cette société dont il est membre que, dès qu’il devient libre et capable d’agir, mû par la force d’un instinct, impetus naturæ, il veut prolonger cette famille. C’est le fait social par excellence. « Aux nœuds originels de parenté succèdent des nœuds d’amitié, des associations, des amours, des mariages et leurs nouveaux enfantements. » La famille est fondatrice d’hérédité, d’éducation et, pour ainsi dire, de civilisation.

2. Mais une famille ne vit pas seule, elle se développe et s’agrège à d’autres familles pour former dans un premier temps une société inorganique et illimitée, sans structure ni frontières définies, un peuple. On y partage généralement les mêmes mœurs, la même langue, un intérêt commun. Les Francs d’avant la conquête constituaient précisément un peuple, dont le mode de vie, les mœurs, la religion étaient ceux de barbares.

L’abbé de Nantes fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire d’imaginer au peuple quelque loi, quelque raison, quelque droit à son existence. Les peuples se mêlent, se séparent, apparaissent, disparaissent, « sans acte de baptême ni funérailles. C’était une grande folie de leur inventer un “ droit à disposer d’eux-mêmes ” et de les imaginer doués de conscience, de raison et de volonté collectives, tout tendus vers leur promotion au titre envié de “ nation ”. » (CRC n° 195, p. 6)

Les Francs en sont une illustration : c’est leur activité et non un supposé droit qui les a fait exister. Ne disposant que d’un tout petit territoire en Belgique, Tournai et le Tournaisis, leur roi, Clovis, décide de s’étendre vers le sud. Il pénètre en Gaule vers 486, défait Syagrius, dernier chef romain, et opère en quelques années la mainmise sur la partie nord de la Gaule. Il n’est pas question d’autorisation à demander, ni de majorité à obtenir. Clovis s’impose par force, voilà tout ! et si les Gallo-Romains avaient voulu s’y opposer, il aurait fallu qu’ils montrassent une détermination plus grande que celle des conquérants.

3. Puis, nouvelle étape, « quand peuples et peuplades connaissent quelque repos dans leur séculaire errance, quand ils se fixent sur une terre, s’enrichissent, se construisent des maisons, des temples, des villes ; quand ils se “ civilisent ”, la somme des biens matériels et spirituels que les générations se transmettent les unes aux autres augmente considérablement. Et le sentiment de la “ patrie ” grandit dans les cœurs à mesure que chaque héritier trouve davantage dans la terre de ses ancêtres qu’il n’a conscience d’y apporter, et moins qu’il ne veut y laisser. »

La patrie se définit comme « une communauté historique », c’est-à-dire une société humaine où la terre, les morts, les gens, les traditions constituent à travers l’histoire un patrimoine, un héritage, qui devient l’objet d’un sentiment, le patriotisme, qui génère dévouement et héroïsme.

Dans le cas de notre pays, les populations gallo-romaines furent moins conquises que conquérantes. Clovis en effet remarqua vite que l’intérêt de son peuple était de s’agréger aux Gallo-Romains, et plutôt que de piller et de brûler, il manifesta le désir de vivre en paix. Encore fallait-il obtenir l’adhésion des populations conquises. Quel attrait pouvait présenter la société barbare franque à la société chrétienne gallo-romaine ? Aucun.

Les Gallo-Romains ne se rallièrent à l’autorité des Francs que lorsque ces derniers se soumirent à l’Église. « La France est née au baptistère de Reims, explique l’abbé de Nantes, où, le jour de Noël 496, Clovis et ses Francs reçurent le baptême des mains de l’évêque saint Remi et de son clergé gallo-romain. » Alors le roi des Francs apparut aux évêques comme l’oint du Seigneur, et ceux-ci lui donnèrent avec enthousiasme la Gaule romaine toute constituée. « L’Église a fait les rois, l’Église a fait par eux, avec eux, la France. »

Les Gallo-Romains absorbèrent peu à peu les barbares, les formèrent à l’ordre romain et à la civilisation chrétienne. De nomades, les Francs devinrent sédentaires, accumulèrent des biens, commencèrent à goûter la douceur de vivre, policèrent leurs mœurs, leur langage, leur organisation. Dès lors, la Gaule romaine fut pour les Francs « la terre des pères », la patrie. Et réciproquement, les Gallo-Romains s’assimilèrent aux Francs, se dirent Francs, au point qu’on put parler dès le sixième siècle de « véritable patriotisme gallo-franc » (Ferdinand Lot, La naissance de la France, 1948, p. 193).

4. Mais nous ne sommes pas encore parvenus à la forme parfaite d’organisation qu’est la nation. Il n’est pas donné à tout peuple d’en arriver là. L’abbé de Nantes désigne sous ce terme « ces communautés humaines supérieurement organisées et nettement séparées des autres, qui garantissent à leurs membres le maximum d’ordre politique et de paix assurée par un État souverain.

« Sans État point de nation, comme réciproquement point d’État sans nation. »

Retenons de cette formule que pour qu’il y ait nation, il faut « la puissance d’un État », « un principe organisateur de la communauté politique », dont l’âme et le lien substantiel est l’ « autorité souveraine » que nous appelons le roi. L’État, le roi, c’est tout un ; mais autant le premier terme est froid, anonyme et indéchiffrable, autant le second est agréable et « enchanta de son charme mille ans de notre histoire ». C’est le roi qui garantit la cohésion de la patrie, fixe, ordonne, réunit comme en un seul corps, familles, tribus et peuples divers.

Le sacre de Clovis à Reims était nécessaire pour que le royaume franc devînt plus tard une nation. Mais il y avait loin encore pour qu’il y soit parvenu. Après Clovis, les souverains mérovingiens portent le titre de roi, mais sans en remplir les exigences. Ils confondent propriété et souveraineté et « font de la royauté un bien de famille à se partager ou à se disputer ». En un mot, ils n’ont ni le sens de l’État, ni celui du bien commun. Ils n’assurent ni la cohésion de la multitude, ni l’ordre, ni la paix.

C’est l’Église une fois de plus qui, au huitième siècle, au moment de l’instauration de la dynastie des Carolingiens, sauve la situation et hausse peu à peu le royaume au rang de nation.

Elle fortifie d’abord le sacre. Lorsque Pépin le Bref, premier Carolingien, reçoit l’onction royale en 754 du pape Étienne II, celui-ci affirme que c’est Dieu même qui oint le roi, l’établissant « autorité souveraine », « sorte d’évêque », responsable de son « ministère » uniquement devant Dieu.

Puis, un siècle plus tard, par Hincmar (806-886), moine de l’abbaye de Saint-Denis, canoniste et conseiller à la cour du roi, l’Église instaure ce que l’abbé de Nantes appelle la religion royale. Celle-ci se fonde sur l’idée que le sacre en France « tire sa force et sa légitimité de ce qui s’est passé d’abord et une seule fois pour toutes à Reims en 496, lors du baptême de Clovis », et que « le privilège de sacrer le roi appartient à l’archevêque de Reims ». De là, et de nul autre acte, de nulle autre autorité, ne vient aux rois de France le pouvoir. La religion royale fut pour des siècles le cœur du sentiment national, celui de « la foi de tout un peuple en la vertu divine de l’onction royale ».

Ultime et dernier progrès dû à l’Église : celui d’une loi désignant un seul prétendant au trône. Il fut réalisé en 987, lorsque Adalbéron, archevêque de Reims, conféra l’onction du saint-chrême à Hugues Capet, duc de France, ainsi qu’à son fils aîné. Conquête inaperçue des contemporains, ce second sacre établit la loi de succession de mâle en mâle par ordre de primogéniture et achève de fonder la nation française.

Cette dernière loi donnait à la monarchie une force exceptionnelle, presque divine, car c’est Dieu qui accorde un fils au roi pour en faire l’héritier de la couronne. Les historiens s’étonnent de la “ chance ” qu’eurent les Capétiens d’avoir toujours des fils pendant huit cents ans. L’abbé de Nantes précise : « Une chance miraculeuse, et vous tenez l’explication de ces “ Quarante rois qui en mille ans firent la France ”. »

Or, quatre cents ans plus tard – confirmation extraordinaire de ces lois établies patiemment par l’Église ! – sainte Jeanne d’Arc authentifiera la “ religion royale ” et la loi de succession comme voulues par le Christ lui-même, garantissant ainsi que notre nation et ses lois fondamentales sont bien le fruit d’un projet divin.

FONDEMENT MÉTAPHYSIQUE ET MYSTIQUE.

À nous qui sommes pétris de principes catholiques, royalistes et nationalistes, une telle démonstration historique suffit à nous faire aimer et servir notre nation telle que Dieu l’a voulue.

Il est néanmoins vrai que, contre ceux qui refuseraient nos principes et notre démonstration, nous ne pourrions ni abuser du discours persuasif, ni user de la contrainte. Pour les convaincre, nous préférerions « le nationalisme plus serein, plus humain, de notre maître français, Charles Maurras [...] qui a laissé les Français suivre leurs bons mouvements, s’étonnant, admirant que leur “ volupté ” les entraîne si librement, si fortement, à se vouer et sacrifier à la France. »

Est-ce à dire qu’à cette “ volupté ”, on ne puisse supposer aucune intelligence métaphysique, aucune vie mystique ? À l’époque, Maurras pouvait encore tabler sur la vertu naturelle des Français pour les amener par un bon mouvement à se soumettre à l’ordre national. Mais aujourd’hui, il faut bien avouer que cette vertu naturelle n’existe plus dans notre peuple. Elle a fini de disparaître sous les coups du philosophe Jacques Maritain qui renia l’Action française en 1926 et créa une philosophie personnaliste prétendant démontrer que l’homme doit se réaliser, indépendamment de toute contrainte politique et religieuse.

Contre cette pensée individualiste qui procure l’éclatement de nos sociétés, il fallait donner à la nation un fondement métaphysique qui soit de même valeur ontologique. Maurras ne l’a pas trouvé. L’abbé de Nantes, parce qu’il a la foi catholique, l’a découvert.

Selon la métaphysique relationnelle de l’abbé de Nantes, l’être créé n’existe que dans ses rapports avec Dieu, avec le prochain, avec ses parents, ses enfants, ses amis, avec le monde... Toutes ces relations constituent son individualité et sa singularité. Il a pour vocation de s’y montrer fidèle, mécaniquement, instinctivement ou librement. « C’est ainsi que l’homme cherche naturellement, divinement, dans ses relations aux autres, son contentement, sa “ volupté ” selon Maurras. »

Loin de s’accomplir par lui-même en suivant des principes individualistes, « c’est par ses frères humains, avec eux et, merveille plus grande encore, dans ses frères, ses proches, sa famille, sa nation, et pour eux tous qu’il trouve enfin son accomplissement et sa béatitude commençante ». Cette adhésion de la personne à la société est « un besoin, un désir de tout l’être de s’ouvrir aux autres et au monde, et à Dieu immensément, infiniment, pour “ être plus ”, non en soi mais ensemble avec les autres, en union, en communauté », réalité qui prépare la communion totale de l’homme avec Dieu dans l’éternité.

Telle est la racine ontologique de l’amitié, de l’amour, de la charité, donc du patriotisme et, plus fermement, du nationalisme. Elle explique aisément l’élan, le dévouement de l’individu pour la communauté qui désire parfois aller jusqu’au sacrifice suprême.

LE BUT : LE BIEN COMMUN NATIONAL

La nation sert à garantir le bien commun. Quel est-il ? Dans une synthèse et une clarté absolument nouvelles, sans équivalent dans aucun ouvrage de philosophie politique, l’abbé de Nantes le définit ainsi :

Pour nos anciens d’avant 1789, tout l’édifice public n’avait pour but que « le souverain bien des citoyens, c’est-à-dire que l’ordre politique vise au règne de Dieu dans la cité et dans les cœurs. » (Pierre Mesnard, L’essor de la philosophie politique au seizième siècle, Paris, 1936)

Cela ne signifiait pas que le gouvernement eût pour fin directe le salut des âmes, qui est la tâche de l’Église, ni à l’inverse de promettre à tous ses sujets les plus grandes satisfactions matérielles possibles, mais d’assurer la conservation de l’ordre social qui les aiderait à suivre le chemin du Ciel tracé par l’Église.

Après 1789, beaucoup de gens n’ont plus la foi, et Maurras, qui ne l’avait pas, regroupait à l’Action française des gens de toutes tendances. Quelle définition donner au bien commun ? Maurras se tient dans les limites de la condition humaine terrestre, et refuse toute intrusion du divin. On se cantonne donc dans le désir général de l’ordre civil sans lequel l’existence nationale est menacée. En un mot, le bien commun est l’ordre et la paix, conditions garantissant la possibilité d’une vie terrestre droite.

L’abbé de Nantes adopte cette définition en faisant remarquer qu’elle ne contredit pas celle de nos anciens, dans la mesure où un Français qui n’est pas catholique, mais qui est droit et qui a l’amour de la France, rencontrera forcément, en s’interrogeant sur l’âme de son pays, l’Église catholique.

DE L’ORDRE OU DU DROIT DIVIN NATIONAL.

Pour qu’une machine fonctionne ou qu’un être humain soit en bonne santé, il faut respecter des lois, un ordre. Un organisme comme la nation répond également à des lois. Elle ne peut vivre que lorsque son ordre, son mode d’emploi est respecté. Actuellement, des quantités d’hommes ne savent pas qu’il existe au-dessus d’eux un ordre qu’ils doivent servir. Cela nous explique l’anarchie présente. Deux principes fondent cet ordre :

1. Les hommes, législateurs et sujets confondus, doivent d’abord reconnaître qu’il existe au-dessus d’eux un ordre des choses, un ordre naturel, voulu par Dieu et que de cet ordre divin de la création découle un droit de l’ordre des choses qui doit être transcrit dans nos sociétés en lois humaines.

Certains politiques veulent bien accepter encore qu’il faille, au-dessus des hommes, une judicature reconnue, expéditive et contraignante qui arbitre leurs conflits et leurs accords. Mais souvent, les mêmes n’acceptent aucun droit supérieur, aucune autorité souveraine qui juge les juges ! et d’abord les revêt de puissance. Ils refusent l’intrusion d’une religion, d’une sagesse d’en haut dans la société des hommes libres...

Il suffit pourtant d’évoquer les droits des sociétés humaines du passé pour se rendre compte qu’elles étaient fondées sur un “ droit objectif ” sacré, parce que d’origine divine (vraie ou supposée). Le peuple juif obéissait à la Loi mosaïque, révélée par Dieu sur le mont Sinaï. La Cité grecque était fondée sur des Lois non écrites, premier bienfait d’une source divine ignorée. La Loi des Douze Tables, à Rome, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, était la source de tout droit public et privé. La Chrétienté ne prospéra que dans la fidélité à un Droit incontesté, à la fois divin et humain, fondé en religion sur la Loi mosaïque, et en raison sur la sagesse grecque et la coutume politique romaine, porté à sa perfection par le christianisme.

C’est parce que les divers droits positifs étaient en harmonie avec l’ordre divin de la Création et de la Rédemption qu’ils recevaient leur caractère sacré et leur valeur de souverain bien commun, temporel... et sans doute éternel. Un législateur, même roi, qui rejetterait une telle vérité serait à classer parmi les tyrans et les impies. Il faut au contraire que le roi soit très chrétien, « tel que, par sa foy, la loy du roy soit le très parfait miroir du Droict divin », résume l’abbé de Nantes.

2. Le souverain doit être considéré comme « médiateur entre Dieu et les hommes », usant de sa puissance pour imposer le droit qui est en les choses, parce que Dieu l’y a mis.

C’est au roi d’exercer sa puissance, parce qu’il est la tête et aussi le principe de vie, de cohésion et de perfection, unique et suffisant. « De cette tête se répand dans tout le corps l’influx vital », tant qu’elle reste soumise et dépendante « de Dieu et du Dieu chrétien, du Fils de Dieu » dont le roi est le lieutenant, comme le Pape est vicaire de Jésus-Christ, en son Église. En vertu du serment prêté au sacre qui l’oblige à suivre les préceptes divins pour assurer l’ordre de la nation, le roi reçoit une puissance absolue pour décréter la loi.

En pays de Chrétienté, un homme qui attentait au roi était coupable de crime de lèse-majesté. Cela ne signifiait pas qu’il était coupable de crime contre “ sa majesté le roi ”, mais contre la majestas qui désignait chez les Romains en premier lieu la grandeur, la dignité des dieux.

L’abbé de Nantes cite ce passage de Bossuet : « La majesté est l’image de la grandeur de Dieu dans le prince. Dieu est infini, Dieu est tout. Le prince, en tant que prince n’est pas regardé comme un homme particulier : c’est un personnage public, tout l’État est en lui ; la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. » Par conséquent, s’en prendre au roi, c’est attenter à Dieu même et à l’ordre qu’il a voulu sur terre.

En janvier 1757, Louis XV reçut au côté un coup de couteau d’un certain Damiens. La blessure, assez profonde, fut finalement sans gravité. Pourtant Damiens fut écartelé sur la place de Grève à Paris, non pas de la propre volonté du roi qui, s’étant rendu compte que cet homme était un pauvre hère, avait voulu lui faire grâce, mais pour répondre à un désir du peuple qui avait vu dans ce geste, même irréfléchi, une atteinte à l’ordre divin. Attenter au roi, c’est blasphémer Dieu et mettre en danger l’ordre de la nation.

Quant à Louis XVI acceptant que le tiers état se constitue en Assemblée nationale le 17 juin 1789, il se rendait coupable de crime de lèse-majesté, car il révolutionnait cet ordre dont il était le principe et la tête.

DE LA PAIX OU DU DIVIN GOUVERNEMENT ROYAL.

Le second bien commun est d’assurer la survie quotidienne de la nation et la paix. Avoir un ordre à respecter ne suffit pas, il faut ensuite lui assurer l’existence en l’appliquant et en le protégeant.

Comparons avec la science médicale. Celle-ci ne peut se contenter de spéculer sur les normes idéales de la santé humaine, il faut ensuite aller sur le terrain, visiter les malades, appliquer la théorie à chaque cas, faire d’exacts diagnostics et rédiger des ordonnances. De même en science politique : il faut chaque jour prendre des décisions, conduire la vie de la nation, la faire prospérer et la défendre. En un mot, il faut gouverner.

Par exemple, fallait-il partir en Croisade ou défendre le territoire français ? Au dix-septième siècle, fallait-il faire alliance avec les princes protestants de l’Empire germanique ou privilégier l’entente catholique ? En 1942, le maréchal Pétain devait-il demeurer sous la botte des Allemands ou quitter la France pour l’Algérie ?

Qui a grâce d’état pour décider ?

« Le réflexe moderne, écrit l’abbé de Nantes, est de prétendre que tous aient participation à la décision. Mais l’incompétence de la foule, son irrésolution, ses contradictions, son irresponsabilité personnelle sont trop contraires aux exigences immédiates de tout acte de gouvernement, qui doit être secret, sûr, prompt et fort. »

Dans l’enquête sur la monarchie, Charles Maurras prouve que, pour avoir une politique, une capacité de décision qui mette le pays à l’abri des périls et lui donne les meilleures conditions de survie, il faut une monarchie « héréditaire, traditionnelle, antiparlementaire et décentralisée ».

La force décisive de gouvernement réside donc dans le roi. Pour remplir sa tâche, il doit tout connaître, tout observer, tout craindre, tout prévoir, tout calculer et puis décider dans le moment, en « maître à bord après Dieu », de la route à suivre. Il n’est pas infaillible, mais il est l’homme le mieux placé pour commander. Il écoute ses conseillers, tient compte de la conjoncture du jour, c’est-à-dire de l’état actuel de la société, de sa religion, de ses ressources économiques, de ses armes, de sa géographie, de ses alliances.

Puis, il cherche la conjecture à adopter, autrement dit il tente de deviner l’orientation qu’il faut donner à la vie du royaume. Une fois prises, ses décisions ne souffrent aucune discussion.

Objection : si, malgré tout, le malheur s’abat sur le royaume, la majesté du roi n’en sera-t-elle pas atteinte ? et si le roi se trompe, ne faudra-t-il pas désobéir ?

Prenons un cas précis. Au dix-septième siècle, Richelieu voulait privilégier l’alliance avec les princes protestants pour lutter contre l’Autriche et l’Espagne, puissances catholiques. Mais des saints comme le Père Joseph, le cardinal de Bérulle, saint Vincent de Paul, Michel de Marillac, garde des Sceaux, et Louis, son frère, maréchal de France, tous deux oncles de sainte Louise de Marillac, s’y opposaient. Selon eux, il fallait au contraire neutraliser les réformés de France, et s’allier avec les nations catholiques pour se croiser contre l’Allemagne protestante.

« Sous quelle satanique puissance, nous ne savons », Louis XIII choisit Richelieu pour ministre qui appliqua sa politique perverse. Résultat : le Père Joseph devint secrétaire du cardinal qui l’obligea à faire ses volontés. Michel de Marillac finit ses jours en prison et Louis eut la tête tranchée. Horrible Richelieu.

 Et personne ne se révolta !

 Les légistes et théologiens des seizième et dix- septième siècles, profondément imbus de l’autorité divine des princes, avaient enseigné l’obéissance aveugle aux décisions des rois, comme à de pures volontés de Dieu. Et s’il y avait désastre, tous devaient considérer non les hasards, non les fautes des autorités, mais la seule main de Dieu les frappant en châtiment de leurs crimes.

En vérité, il y a dans ce principe une rigidité abusive de raisonnement. « Les heurs et malheurs des rois et par eux, à travers eux, ceux de leur peuple ne sont pas toujours et régulièrement la sanction de leurs bonnes ou mauvaises actions immédiates. »

Alors, pourquoi cette obéissance aveugle ? Il faut respecter l’ordre établi par Dieu, certes, mais Dieu n’aurait-il pas préféré justement l’anéantissement des protestants, et donc la désobéissance à Richelieu et au roi ? Pourquoi obéir à un chef qui reste faillible ? Quelles raisons supérieures au souverain obligent les sujets à lui obéir presque inconditionnellement ? Poser ces questions, c’est poser celle de la légitimité.

DU POUVOIR LÉGITIME

L’existence d’un pouvoir politique, juste ou injuste, est une nécessité. Que le pouvoir vienne à disparaître et c’est le malheur des individus ! C’est une évidence absolue. Si, en 1940, le maréchal Pétain n’avait pas rétabli l’ordre dans le chaos qui suivit la défaite, nous aurions connu un malheur sans remède.

« Il y a une nécessité du pouvoir, constate l’abbé de Nantes, une nécessité du gouvernement pour conserver la société dans l’ordre et la paix. »

Encore faut-il que le souverain exerce ce pouvoir de façon légitime, c’est-à-dire qu’il puisse justifier son autorité et obtenir le consentement du peuple qui y voit une réalité fondamentale, une vérité, une bonté, une beauté souveraines. Sur la base de cette nécessité vitale, l’abbé de Nantes établit de manière totalement neuve trois sortes de légitimité.

1. Cette existence primordiale du pouvoir, que nous venons d’évoquer et qui existe avant même toute légitimité, suffit à lui donner la jouissance du droit de s’exercer. Cette nécessité confère à ce pouvoir une légitimité que l’abbé de Nantes appelle antérieure. Elle se traduit par le fait que l’homme le plus fort, roi, dictateur ou chef, bon ou mauvais, impose sa loi.

Quand Clovis plie de force les Gallo-Romains à ses volontés, bien que ces derniers fussent propriétaires de leurs terres depuis des siècles et d’une civilisation très supérieure, le fait est là : il impose sa loi et les vaincus n’ont plus qu’à obéir.

Mais ensuite, l’abbé de Nantes fait remarquer que, même lorsque l’État semble bien établi, celui-ci doit garder cette vertu de force pour se faire craindre. L’exemple du Liban actuel est typique. Dans les années soixante-dix, le gouvernement catholique libanais, encouragé par Paul VI, pensait que sa neutralité officielle et son pacifisme suffiraient à lui valoir la paix. Et comme gage de bonne volonté, l’État supprima l’armée. Mais plus tard, les Arabes palestiniens armés par les Soviétiques, comprenant la situation, attaquèrent le pays et poussèrent les Libanais musulmans à la révolte. L’État n’ayant aucun moyen de rétablir l’ordre, les catholiques n’eurent plus que leurs armes de chasse pour se défendre et leurs yeux pour pleurer. Et depuis trente ans la guerre n’a plus cessé.

2. La force ne suffit pas pour durer, elle peut être un jour victime d’une révolte. C’est pourquoi le chef doit tenter d’acquérir une légitimité naturelle par les services rendus au peuple qui, en retour, lui manifestera une reconnaissance capable de consacrer son autorité. Ces services concernent les nécessités naturelles : gérer l’ordre, faire respecter la justice, défendre le peuple contre ses ennemis... En un mot, il s’agit pour l’État de travailler au bien naturel des sujets qui verront rapidement qu’il est de leur intérêt d’être sagement gouvernés.

En juin 1940, le maréchal Pétain gagna d’emblée cette légitimité naturelle en signant l’armistice, car elle sauva l’existence même du pays. Puis, chaque jour, il prouva qu’il était digne de cette légitimité en gouvernant le pays selon le droit naturel : en assurant le ravitaillement, en restaurant la famille, en luttant contre le divorce et l’avortement, en dissolvant les grandes organisations patronales et syndicales qui cassaient la cohésion de l’entreprise et qui compromettaient le bien commun, en interdisant les sociétés secrètes qui travaillaient à détruire l’âme de la France... Le Maréchal, agissant en père et travaillant selon le dessein de Dieu, jouissait d’une légitimité incontestable, et les Français en retour lui vouaient une reconnaissance extraordinaire.

Nous devons reconnaître cette légitimité naturelle comme étant de droit divin, car l’auteur des lois naturelles des États est Dieu lui-même. Les sujets ne doivent pas seulement trouver intérêt à être sagement gouvernés mais, plus profondément, ils doivent aussi éprouver « le sentiment religieux de la soumission due à la majesté royale en laquelle celle de Dieu se manifeste et se déploie, s’imposant avec force et suavité, aux âmes éprises de sainteté ou simplement inquiètes de faire leur salut ».

Cela est vrai de tout prince, de tout roi qui respecte le droit naturel, explique Bossuet, même s’il n’est ni sacré, ni catholique... à plus forte raison du sauveur de la France. Ils sont les représentants de Dieu ! Tandis que le ralliement des Français à de Gaulle révolté fut un acte de rébellion contre Dieu et contre l’ordre naturel.

Mais, à la différence du roi sacré à Reims ou des parents unis par le sacrement de mariage, cette légitimité naturelle « ne change en rien l’homme qui en est investi, cela ne le “ sanctifie ” pas nécessairement et nous sommes encore à ce point au niveau de la nature commune, à ne pas confondre avec la grâce du Christ et la vie surnaturelle ! » qui interviennent dans une troisième sorte de légitimité.

ROYAUME DE FRANCE, ROYAUME DU CHRIST,
LÉGITIMITÉ MYSTIQUE CHRÉTIENNE

C’est ici qu’il ne faut plus craindre de pousser au sublime et suivre l’abbé de Nantes dans la restauration d’une Politique sacrée, aidé de l’indispensable ouvrage de Jean Barbey, La fonction royale, essence et légitimité, d’après les Tractatus de Jean de Terrevermeille (éditions N. E. L, 410 pages).

Jean de Terrevermeille, légitimiste passionné, était juriste à Nîmes, avocat du roi pendant la guerre de Cent Ans. À l’époque, Jean de Bourgogne est passé aux Anglais et tient captif le roi Charles VI. Influencé par la reine Isabeau sa femme qui trahit avec le Bourguignon, le roi fou décide en 1418 d’exhéréder le dauphin Charles, c’est-à-dire de le priver du droit de régner. Cette décision provoque en France une crise qui désoriente les Français. Ils ne savent plus qui est le roi légitime.

Jean de Terrevermeille se dresse, et avec lui toute la majesté du Droit. Réfléchissant sur les événements, il se rend compte que si Jean de Bourgogne a pu trahir, c’est parce qu’il y a une lacune juridique qui définit mal les notions de nation et de pouvoir royal, autrement dit de légitimité. Son traité, les Tractatus, y remédie.

LA NATION SELON JEAN DE TERREVERMEILLE.

Jean de Terrevermeille explique d’abord ce que nous avons vu plus haut : une société passe de l’état de peuple ou de patrie à l’état de nation lorsque le souverain cesse de considérer son peuple comme sa propriété, et agit comme étant l’administrateur de la nation de la part de Dieu et pour Dieu.

Seulement, notre légiste va plus loin et, chose stupéfiante ! assimile la nation à un “ corpus mysticum ”, comme saint Paul faisant de l’Église le « Corps mystique du Christ ». Cette définition appliquée à la nation est d’une grande nouveauté.

C’est là son premier apport. Lorsque les Anciens comparaient la société à un corps, ils reconnaissaient que la tête en était la partie principale, mais elle en restait un élément. Chez saint Paul, cette vieille métaphore est largement dépassée, en ce sens que le Christ occupe dans son Corps, qui est l’Église, une place exceptionnelle. Il en est la Tête certes, mais cette Tête enveloppe le Corps, pour ainsi dire, il en exprime la totalité, étant le Corps lui-même, puisque le Christ se suffit à lui-même.

En comparant la nation à l’Église, Jean de Terrevermeille veut « marquer le rôle considérable, déterminant, du “ caput ”, du chef, dans la vie et le gouvernement du “ corpus ” ». En France, la clef de voûte du corpus mysticum, c’est le roi. C’est lui qui permet l’unité morale, affective, volontaire, condition, cause, source “ mystique ” même de la vie et du salut de tous, comme le Pape l’est pour l’Église catholique romaine.

Nous verrons plus loin en quoi le roi est source de vie, et de quelle vie.

Le deuxième apport, tout aussi fondamental, est de dire que le royaume, ou la nation, est comme l’Église un “ corps mystique ”. Le royaume n’est pas une “ personne ” physique, ni fictive, ni même morale. Il est cependant une personne spirituelle, il forme une unité mystique, où règne une communion de pensée et d’actes entre le roi et ses sujets, communion qui est « une adhésion constante et active des membres à la volonté de la tête », celle-ci jouissant d’une souveraineté indiscutée pour travailler à l’unification du royaume.

Une telle adhésion du peuple à la volonté du roi ne peut exister que dans une nation catholique, car l’existence d’une volonté unique nationale suppose « une impétuosité, une sorte d’instinct civique, patriotique, nationaliste, qui n’est pas purement naturelle, mais qui implique une énergie supérieure, capable de l’emporter sur les forces désagrégatrices, en particulier celles qui résultent du péché originel ».

Cette énergie surnaturelle est la grâce découlant de Dieu sur les membres, par le roi de France.

Comment un roi de France peut-il devenir un distributeur de la grâce divine dans son royaume ? Pour répondre à cette question, il faut examiner les conditions de sa légitimité, en particulier son mode de désignation.

LA LÉGITIMITÉ MYSTIQUE CHRÉTIENNE.

L’abbé de Nantes montre que la légitimité mystique chrétienne du roi catholique, qui est notre troisième type de légitimité, repose sur la fidélité populaire royaliste enracinée dans la foi catholique. En effet, les sujets d’un royaume catholique sont d’abord membres de l’Église romaine. Leur fidélité à Jésus-Christ se traduit par leur obéissance à la hiérarchie ecclésiastique. Mais ces mêmes sujets, en tant que membres du royaume, doivent également se montrer fidèles au roi. La vertu d’obéissance religieuse que pratique le fidèle entraîne dans son sillage l’obéissance politique, et la transforme, la “ surnaturalise ”. « Nous ne sommes plus sous la domination de la loi naturelle, comme dirait saint Paul, mais dans la liberté de la foi en la grâce de Dieu par laquelle nous obéissons au Christ, et par lui au roi ». Ainsi les sujets sont-ils conduits à « la fidélité au roi par la foi au Christ ».

Or, nous savons que la grâce du Christ n’est donnée aux hommes que par le truchement des sacrements et sacramentaux. Existe-t-il entre le roi et la nation l’équivalent d’un sacrement ?

Jean de Terrevermeille l’établit. Il explique qu’on doit « prolonger, du Christ et de l’Église ne faisant qu’un par la grâce, la fidélité et l’amour au roi très chrétien et à son royaume, comme nous les prolongeons à tout mariage chrétien ». L’abbé de Nantes observe que Jean de Terrrevermeille, « légiste sage et prudent, se faisait l’écho d’une tradition immémoriale et générale, reconnaissant à toute autorité politique une aide divine mais très spécialement au roi de France, en vertu du  sacrement ” de son sacre à Reims, un pouvoir quasi épiscopal de don de la grâce, de gouvernement aidé d’En-Haut, et de miracle même, le miracle des écrouelles en preuve de cette assistance divine. »

Ainsi, la personne royale, enfantée à sa fonction nouvelle par l’Église du Christ lui conférant l’onction du sacre, en reçoit son autorité légitime.

« Sainte Jeanne d’Arc viendra sur les entrefaites donner à cette politique mystique les signes les plus éclatants et le témoignage ultime, irrécusable, du bûcher de Rouen. » Qui aurait imaginé que le Ciel apporterait à cette Politique sacrée la plus miraculeuse confirmation ?

Dix ans à peine après Jean de Terrevermeille, la sainte de Domremy, « en nom Dieu », désignait le « gentil Dauphin » comme légitime successeur du roi Charles son père et l’appelait à se rendre à Reims pour y recevoir l’onction sainte du sacre qui le ferait roi de France et lieutenant du « Christ qui est vrai Roi de France ».

LA NATION, CANTON DU CORPS MYSTIQUE DU CHRIST.

Ne croyons pas pour autant qu’il y ait deux corps mystiques, l’Église et la France. Sainte Jeanne d’Arc disait que le roi de France est « lieutenant du Christ ». Il n’est donc pas à proprement parler la tête. Saint Pie X ajoutait cette précision : « La France, nation prédestinée, est partie intégrante de l’Église. »

« Ainsi, commente l’abbé de Nantes, la France est-elle bien une province de la Jérusalem céleste, une part non négligeable de la communauté que gouverne le Christ et qu’assiste l’Esprit-Saint, un membre social du Corps du Christ qu’est l’Église. »

Cette précision apportée, il ne reste pas moins vrai que la définition juridique et mystique du corpus mysticum découverte par Jean de Terrevermeille établissait d’abord contre Jean de Bourgogne que, de même qu’un corps ne peut pas changer de tête et de membres, il était criminel et impie de rejeter la tête du royaume qu’est le roi de France et de se retrancher lui-même du pays pour passer aux Anglais.

D’autre part, elle mettait en lumière le fait qu’en trahissant son roi, Jean de Bourgogne ne rompait pas seulement un lien de vasselage, un contrat d’homme à homme conclu avec le roi de France, mais il commettait un acte de rébellion semblable à celui d’un apostat qui quitte l’Église, parce que la nation française étant un membre mystique de l’Église, la grâce divine passe par l’Église et se répand dans la nation française, par la voie hiérarchique, c’est-à-dire par sa tête politique, par le roi, dans tous ses membres fidèles. Jean de Bourgogne passé aux Anglais se coupait donc de la grâce du Christ.

Le roi et la nation française sont bien des réalités sacrées, voulues par Dieu, pour notre salut.

Revenons à notre exemple du dix-septième siècle et appliquons-lui cette doctrine politique “ totale ” pour trouver la raison profonde de l’écrasement du Père Joseph et des frères Marillac. Auraient-ils dû se révolter contre Louis XIII aveuglé pour faire triompher le bien malgré le roi ?

L’abbé de Nantes fait remarquer que si le roi est lieutenant du Christ, il n’est pas seulement l’image de la Majesté divine imposant aux nations sa loi immuable et sa justice implacable, mais aussi celle de la Majesté humiliée, Roi outragé, crucifié pour son peuple. « Le devoir des rois est de tout entreprendre pour le bien commun de leurs peuples. Mais il ne leur est pas promis de réussir et cela n’est pas non plus au contrat qui les engage avec leur peuple en union indéfectible, comme en un mariage mystique pour le meilleur et pour le pire. Tel d’entre eux ira de victoire en victoire, et tel autre, sans moins de mérite, de malheur en malheur, hutin, sédition, prisons et mort ignominieuse. En ceci comme en cela figure du Christ, qui est vrai Roi de France. »

Sachant le roi revêtu de cette légitimité du sacre et respectueux des lois fondamentales, les saints du dix-septième siècle, n’ayant pas réussi à l’éclairer sur le jeu de Richelieu, n’avaient plus qu’à accepter d’un cœur égal la bonne et la mauvaise fortune, sachant que « c’est par bien des tribulations qu’il nous faut passer pour entrer dans le Royaume de Dieu » (Ac 14, 22).

Louis XIII a pu, dès lors, passer à leurs yeux pour une image de Jésus trahi par Judas. Cela n’empêchera pas que justice divine soit rendue au jour du Jugement. Judas fut damné, et Richelieu eut certainement à répondre de ses actes devant Dieu.

LES FONCTIONS POLITIQUES

Une fois bien établi ce pouvoir politique royal, il faut en étudier les fonctions. Que peut faire le roi ? Que doit faire le roi ?

Là encore, nous constaterons à quel point la vision politique de l’abbé de Nantes est “ totale ”, dépendante de la religion et de la métaphysique relationnelle !

LA FONCTION RELIGIEUSE

Commençons par réfuter nos penseurs modernes sur le rôle de l’État dans les affaires religieuses. Tous les libéraux de notre époque, y compris dans le milieu catholique, déclarent que l’État politique n’a pas à s’occuper de religion. Cette erreur nous vient du protestantisme pour qui la religion est une chose purement intérieure qui ne doit pas s’immiscer dans les affaires publiques. En même temps, cette hérésie fait considérer la politique uniquement dans son rôle technocratique et non pas dans son rôle spirituel, comme outil capable d’aider au salut des âmes.

L’abbé de Nantes rappelle au contraire que l’État doit d’abord s’occuper de religion. Le « politique d’abord » de Maurras doit s’entendre dans le sens où, pour ce qui est du temporel (économie, culture, éducation), la politique prime. Mais dire que la politique n’a rien à voir avec la religion est un mensonge, car même lorsqu’elle prétend ne pas s’en occuper, elle en fait : si ce n’est pour favoriser telle religion, c’est pour la combattre. Et si c’est contre toute religion, c’est pour se faire soi-même une religion.

En France, le minimum est que l’État se montre favorable à l’Église catholique. Autrefois, des centaines de milliers de religieux et de religieuses travaillaient gratuitement, dispensaient soins, instructions, conseils, aides financières, sans que cela coûte un centime à l’État. Il faut que la République soit animée d’un esprit luciférien et antifrançais pour interdire à l’Église de se développer alors que, dans le même temps, elle soutient les musulmans en leur construisant des mosquées.

Mais plus que cela, l’État doit se faire le défenseur séculier de l’Église, avec la prudence requise, sans contraindre les consciences. Tout pouvoir sacré doit avoir le souci, comme d’un père pour ses enfants, non pas de respecter leur liberté, mais de les aider au bien. Le père ne laisse pas l’enfant jouer avec l’électricité ou l’eau de la piscine, librement, quitte à ce qu’il soit électrocuté ou noyé, mais il l’aide à bien jouer, sans se faire mal.

Le roi doit poursuivre toute idéologie contraire au bien commun. Il peut tolérer une fausse religion, pour le bien de la paix. Mais il la laisse dans une position de moindre avantage que la vraie. En tout cas, il doit proscrire les sociétés secrètes, athées, révolutionnaires, qui prônent la libre pensée et qui laissent n’importe quelle idéologie se développer.

En 1598, François de Sales (1567-1622), étant prévôt du chapitre de la cathédrale de Genève-Annecy, travaillait depuis quatre ans à la conversion du Chablais, région calviniste. Naturellement, la prédication et les sacrements étaient les armes les plus efficaces pour le rétablissement de la grâce. Mais saint François ne négligeait pas pour autant la part du pouvoir temporel.

Souvent, il réclamait qu’un représentant du duc de Savoie vînt en Chablais attester par sa présence et ses paroles que la prédication catholique était chose agréable au souverain et voulue par lui. Ce délégué devait aussi encourager discrètement les hérétiques, non pas à se convertir, ce n’était pas son rôle, mais à s’instruire de la doctrine de l’Église en écoutant les prédicateurs.

Plus tard, pour détruire tous les germes de l’hérésie, saint François sollicita même davantage du duc de Savoie. En octobre 1601, il écrivait au souverain la lettre suivante :

« Monseigneur l’évêque de Genève [Mgr de Granier] m’a laissé ici pour quelques jours afin d’essayer d’attirer ce peu qui reste de huguenots hors du fort de leur obstination. J’y ai employé tout mon cœur, et espère que Dieu en aura touché quelques-uns par les motifs qu’il lui a plu m’inspirer. Néanmoins, je n’ai encore pu tirer d’eux pleine résolution, et en ai trouvé d’autres qui sont si avant en leur opiniâtreté, que même ils refusent leurs oreilles à la sainte parole et ne veulent se prêter à aucune raison...

« Tous concourent à cette opinion qu’il n’y a plus aucun moyen de reste pour en venir à bout, sinon que Votre Altesse, par un édit paisible, commande que tous ses sujets aient à faire profession de la foi catholique et prêter le serment dans deux mois ès mains de ceux qui seront députés ou de vider ses États, avec permission de vendre leurs biens.

« Plusieurs, par ce moyen, éviteront le bannissement du paradis pour ne point encourir celui de leur patrie ; les autres, qui seront fort peu en nombre, sont de telle qualité que Votre Altesse gagnera beaucoup en les perdant, gens desquels l’affection est déjà pervertie et qui suivent le huguenotisme plutôt comme parti que comme une religion. »

On a beau voir le prévôt de Sales sous le prisme de la douceur, celui-ci savait que seuls certains remèdes peuvent délivrer les brebis craintives des loups rapaces.

En échange, un État reconnu de droit divin par l’Église a le droit et le devoir de contrôler l’activité des prêtres et de se tourner vers l’Église pour lui demander des comptes.

En 1575, Henri III monte sur le trône et se trouve en butte à sa mère, Catherine de Médicis, aux protestants et, paradoxalement, à la Ligue catholique. La raison en est que la Ligue veut pour roi son chef, Henri de Guise, qu’elle estime meilleur défenseur de la foi et, qui plus est, qui a le soutien moral de son frère, le cardinal de Guise. En 1588, le duc de Guise soulève Paris, mais échoue dans sa tentative de renversement du roi : Henri III réussit à s’enfuir in extremis et, quelques mois après, décide son coup de majesté en faisant tuer le duc par sa garde rapprochée, à Blois. Deux jours après, il fait exécuter le cardinal.

Apprenant cela, le Pape eut un moment de colère, mais le cardinal français de Joyeuse fit comprendre au Souverain Pontife que le cardinal de Guise s’était rendu coupable de crime de lèse-majesté en acceptant d’être l’âme de la révolte. Et, ajoutait-il, deux morts pour sauver le royaume, ce n’était rien !

Ajoutons que le Pape aurait dû lui-même prendre les devants en désavouant et en condamnant le cardinal de Guise, sinon pour le corriger, du moins pour obliger les Français à se séparer de lui afin de tuer l’insurrection dans l’œuf.

ADMIRABLE DISCOURS
D’UN ÉVÊQUE FRANÇAIS

Il est invivable pour un catholique de quelque rang qu’il soit de se sentir et d’être en désaccord sur l’essentiel avec l’ensemble de l’Église, de ses prêtres, des évêques et du Pape même. Aussi doit-on signaler à tous nos lecteurs l’extraordinaire accord de nos pensées, de nos sentiments hérités de nos maîtres, avec la doctrine qu’un évêque exprimait dans un magnifique discours qui, sans l’obligeance de l’un de nos amis, nous aurait échappé.

Dans cet extrait, l’évêque expose avec autorité la doctrine constante de l’Église de tous les temps et de tous les espaces, sur le thème qui nous préoccupe, celui des relations de l’État avec les religions :

« “ Le prince est ministre de Dieu. Ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée : quiconque fait mal le doit craindre comme le vengeur de son crime. ” (Rm 13, 4) Il est le protecteur du repos public qui est appuyé sur la religion ; et il doit soutenir son trône, dont elle est le fondement, comme on a vu. Ceux qui ne veulent pas souffrir que le prince use de rigueur en matière de religion, parce que la religion doit être libre, sont dans une erreur impie. Autrement il faudrait souffrir, dans tous les sujets et dans tout l’État, l’idolâtrie, le mahométisme, le judaïsme, toute fausse religion ; le blasphème, l’athéisme même, et les plus grands crimes seraient les plus impunis.

« Ce n’est pourtant qu’à l’extrémité qu’il en faut venir aux rigueurs, surtout aux dernières. Abia était armé contre les rebelles et les schismatiques d’Israël (2 Ch 13, 9 et sq.) ; mais avant que de combattre, il fait précéder la charitable invitation que nous avons vue.

« Ces schismatiques étaient abattus, et leur royaume détruit sous Ézéchias et sous Josias ; et ces princes étaient très puissants. Mais, sans employer la force, Ézéchias envoya des ambassadeurs dans toute l’étendue de ce royaume “ depuis Bersabée jusqu’à Dan, pour les inviter en son nom, et au nom de tout le peuple, à la pâque ” (2 Ch 30, 5 et sq.), qu’il préparait avec une magnificence royale. Tout respire la compassion et la douceur dans des lettres qu’il leur adresse. “ Et quoique ceux de Manassé, d’Éphraïm et de Zabulon, se moquassent avec insulte de cette invitation charitable ”, il ne prit point de là occasion de les maltraiter, et il en eut pitié comme de malades.

« “ Ne vous endurcissez pas, leur disait-il, contre le Dieu de vos pères : soumettez-vous au Seigneur, et venez à son sanctuaire qu’il a sanctifié pour toujours... ”

« “ Pour Josias, il se contenta de renverser l’autel de Béthel, que Jéroboam avait érigé contre l’autel de Dieu, et tous les autels érigés dans la ville de Samarie, et dans les tribus de Manassé, d’Éphraïm et de Siméon, jusqu’à Nephtali. ” (2 R 23, 15 et sq.) Mais il n’eut que de la pitié pour les enfants d’Israël, et ne leur fit aucune violence ; ne songeant qu’à les ramener doucement au Dieu de leurs pères, et faisant faire d’humbles prières pour les restes d’Israël et de Juda.

« Les princes chrétiens ont imité ces exemples, mêlant, selon l’occurrence, la rigueur à la condescendance. Il y a de fausses religions qu’ils ont cru devoir bannir de leurs États sous peine de mort ; mais je ne veux exposer ici que la conduite qu’ils ont tenue contre les schismes et les hérésies. Ils en ont ordinairement banni les auteurs. Pour leurs sectateurs, en les plaignant comme des malades, ils ont employé, avant toutes choses, pour les ramener, de douces invitations. L’empereur Constant, fils de Constantin, fit supporter aux donatistes des aumônes abondantes, sans y ajouter autre chose qu’une exhortation pour retourner à l’unité, dont ils s’étaient séparés par un aheurtement et une insolence inouïe. Quand les empereurs virent que ces opiniâtres abusaient de leur bonté et s’endurcissaient dans l’erreur, ils firent des lois pénales qui consistaient principalement à des amendes considérables. Ils en vinrent jusqu’à leur ôter la disposition de leurs biens, et à les rendre intestables. L’Église les remerciait de ces lois ; mais elle demandait toujours qu’on n’en vint point au dernier supplice, que les princes aussi n’ordonnaient que dans les cas où la sédition et le sacrilège étaient unis à l’hérésie. Telle fut la conduite du quatrième siècle. En d’autres temps, on a usé de châtiments plus rigoureux ; et c’est principalement envers les sectes qu’une haine envenimée contre l’Église, un aheurtement impie, un esprit de sédition et de révolte, portait à la fureur, à la violence et au sacrilège. »

Il est vrai que ce discours remarquable est de Bossuet, extrait de la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte (Livre VII, Xe proposition). Il n’en exprime pas moins l’enseignement constant du magistère catholique au long des siècles. Quiconque oserait s’inscrire en faux contre une telle doctrine encourrait justement l’anathème, fût-il évêque, Pape ou Concile. C’est pourquoi il ne s’est trouvé personne, à ce jour, dans l’Église hiérarchique, pour contredire infailliblement l’enseignement contenu dans ce discours. L’abbé de Nantes peut donc reposer en paix, tandis que nous continuons à rejeter le “ dogme ” de la liberté religieuse proclamé par le concile Vatican II, contraire à l’Écriture sainte.

LA FONCTION POLITIQUE

Avec la religion, la politique est le plus puissant instrument pour aider les hommes à avoir de justes rapports avec Dieu et avec leurs semblables, seuls moyens d’obtenir le vrai bonheur en ce monde et en l’autre. La fonction politique garantit deux choses : la protection contre l’ennemi extérieur par la diplomatie et la guerre, et l’ordre intérieur de la nation par la justice et la police.

Un pays qui veut survivre doit défendre son droit par la force contre l’ennemi extérieur. S’il le peut, par la force non violente, c’est-à-dire par la diplomatie qui vise à obtenir ce que le roi veut par des accords équilibrés, mais sous menace d’intervention violente.

Sous Louis XIV, la diplomatie française était réputée supérieure à ses rivales étrangères. Le roi y jouait le rôle principal : traitant avec les ambassadeurs étrangers et donnant ses ordres aux diplomates. Ces derniers, qui avaient pour nom Lionne, Pomponne, Colbert de Torcy, étaient redoutables. Grands travailleurs, administrateurs hors pair, habiles psychologues, persuasifs, excellents négociateurs, ils savaient jouer sur les cordes sensibles. Avant de se lancer dans la guerre de Hollande en 1672, Louis XIV poussa ses diplomates à négocier avec les puissances amies de la Hollande pour disloquer la triple alliance qui unissait ce pays avec l’Angleterre et la Suède. Après trois ans de travail, ils réussirent à isoler la Hollande.

Si la diplomatie ne parvient pas à ses fins, le roi déclare la guerre. Ce mode d’action consiste à contraindre l’étranger à accepter nos vues par les armes. La guerre donne raison au plus fort. Le rôle de l’armée est absolument déterminant dans un pays. Les diplomates ont d’autant plus de poids pour négocier qu’ils ont derrière eux la puissance de la force armée.

L’héritage laissé par Mazarin en ce domaine n’était guère brillant : les soldats étaient peu nombreux, mal payés, vêtus à la diable. Louis XIV développe l’armée de manière prodigieuse. De 1667 à 1678, les effectifs passent de 72 000 à 380 000 hommes. Il dresse un état général des troupes, supervise de près le casernement et le ravitaillement, dote ses soldats d’un uniforme, régularise leur solde. Il punit le vol et l’indiscipline, chasse les femmes. Il modernise l’armement. Le mousquet est remplacé par le fusil à silex, cinq fois plus rapide. On y ajoute une baïonnette à douille, qui permet le tir. Les cavaliers abandonnent l’épée, droite, contre le sabre, courbe, plus efficace dans les charges. L’artillerie est standardisée et équipée du boulet de fonte beaucoup plus redoutable que le boulet de pierre.

La marine, les fortifications, l’intendance militaire connaissent un même essor. Cette armée, qui devint la plus nombreuse et la plus moderne du monde, garantit la paix à l’intérieur de nos frontières pendant cent cinquante ans.

Constitué général en chef des armées, le roi avait quelque chose de sacré : il décidait de la guerre et de la paix.

Contre l’anarchie intérieure, le roi remplit le même devoir avec la justice et la police. « C’est à Dieu, écrit Bossuet, qu’appartiennent en propriété la justice et le jugement ; et c’est lui qui les donne aux rois. » Magistrat suprême, le roi doit d’abord définir la justice, c’est-à-dire les conditions d’une vie juste en société. C’est à lui de promulguer les grandes lois de l’existence en commun qui donnent une place précise à chaque individu.

Mais ensuite, il faut exécuter la justice, la distribuer, la maintenir, ce que seul peut faire le roi, puisqu’il détient la force. « Au milieu de tant de contrariété, poursuit Bossuet, rendre la justice, c’est une espèce de combat, où si l’on ne marche en face contre l’ennemi, et qu’on ne s’oppose pas comme une muraille (c’est-à-dire comme une digue affermie) pour la maison d’Israël, et pour le peuple de Dieu ” (Ez 13, 5), on est vaincu. »

Ne pouvant pas agir seul, il crée une magistrature et en assure l’indépendance, non pas vis-à-vis du pouvoir royal puisqu’il est la source de la justice, mais vis-à-vis des intérêts privés.

Bien entendu, cette magistrature est puissante dans la mesure où elle est épaulée par un État fort qui dispose d’une police capable de contraindre les récalcitrants à obéir. La police est la quatrième sous-division de cette fonction proprement politique. C’est elle qui, par sa force coercitive, garantit le respect de la loi, de l’ordre, du droit. Autrefois, les juges trouvaient naturel de voir la population obéir à leurs sentences. Mais maintenant que les policiers et les gendarmes n’ont plus les moyens de les faire exécuter sans risquer outre mesure leur vie, les juges eux-mêmes se trouvent désormais en péril de mort, cibles des mafiosi.

Lorsque le roi d’un pays organisé, civilisé, de droit divin, refuse les services d’une police efficace pour appliquer une justice et plus généralement une politique indépendante et forte, il conduit son pays à l’anarchie, qui se paie par les larmes, le sang et la douleur des pauvres gens.

Que peut bien apporter la religion catholique à cette fonction politique ? D’abord, elle adoucit les mœurs, tempère la justice et canalise la force. Louis XV paya un jour l’inventeur du feu grégeois pour qu’il enterrât sa trouvaille. Il jugea inhumain et immoral ce mélange de goudron et de salpêtre capable de brûler sur l’eau.

L’Église s’est toujours préoccupée d’imposer des lois à la guerre, des règles de chevalerie. Elle obligeait les hommes de guerre à respecter leur serment, leurs traités, sous peine de damnation. Louis XIV s’y appliquait scrupuleusement, même dans la guerre contre les princes protestants qui, eux, les considéraient comme chiffons de papier.

Le roi catholique a une autre préoccupation : celle de protéger et d’étendre la Chrétienté. La Chrétienté est le groupe social, politique, véritable “ nation ” spirituelle constituée par tous ceux qui ont été baptisés dans le Christ et qui ont pour but de Lui conquérir le monde. Ce but se superpose au but national proprement dit. Dans la mesure du possible, le roi doit être, hors de ses frontières, le bras temporel de l’inquisition ecclésiastique, le soutien de la vraie foi.

Les historiens prétendent que la guerre de Hollande n’avait pas de sens, car elle n’apportait aucun profit matériel à Louis XIV. C’est vrai... mais c’est ignorer l’un des principaux devoirs du roi qui, pour être spirituel, n’en est pas moins profitable : celui de défendre la vraie religion ! Louis XIV a conduit la guerre de Hollande dans le but unique de mater le protestantisme dont ce pays était l’âme. Il a voulu s’y battre pour anéantir le stadhouder Guillaume d’Orange qui était animé d’une haine insatiable contre la monarchie française et contre l’Église.

Louis XIV était né pour la défense de la Chrétienté. Mais dans son aveuglement, il pensa pouvoir la défendre avec sa politique et ses seules forces humaines, sans les soumettre à Dieu. Le 17 juin 1689, le Sacré-Cœur avait confié un Message à sainte Marguerite-Marie pour demander au roi de consacrer le royaume à son Divin Cœur. En contrepartie, Notre-Seigneur promettait de le rendre victorieux de tous ses ennemis. Louis XIV refusa.

Incroyable orgueil de l’homme qui veut se passer de Dieu dans ses affaires temporelles et qui lui refuse toute intrusion dans sa politique, son prétendu domaine ! Le fruit de cette politique tout humaine fut la Révolution, châtiment sur notre pays.

LA FONCTION ÉCOLOGIQUE

Depuis le dix-neuvième siècle, l’économie est définie comme la recherche individuelle du profit maximum en vue d’atteindre un bonheur matériel immédiat. Plutôt que d’économie, l’abbé de Nantes préfère parler d’écologie, mot qui, au plus loin de son sens idéologique actuel, englobe non seulement les richesses économiques d’une communauté, mais aussi et surtout ses intérêts stables, biologiques, matériels, moraux. Autrefois, le roi, père des pères de famille, considérait que la famille était la cellule de base du système “ écologique ” national, et non pas uniquement l’individu. Le rôle du roi est de protéger la libre vie commune des familles et leurs associations spontanées, en vue de favoriser le salut personnel de chaque individu et du prochain.

Ces familles travaillent, produisent et gèrent des biens, prospèrent, s’accordent avec d’autres familles pour échanger et produire des biens plus complexes, transmettre des héritages, etc. Bien entendu, les aptitudes physiques et intellectuelles, les capacités de travail et d’invention, les goûts et les passions sont très différents d’une famille à l’autre et créent des déséquilibres. L’État intervient pour maintenir, non pas une égalité entre les familles, mais une certaine harmonie qui aide au bien de la communauté nationale.

Il existe deux manières de gérer cette harmonie.

La première consiste à laisser les familles s’organiser et s’associer en toute liberté. En général, elles s’associent pour servir un même intérêt, un même métier, et donnent naissance aux corporations. Saint Louis avait eu l’idée géniale de les reconnaître en leur donnant un cadre légal. Comme elles profitent de la sécurité garantie par la justice et les autres institutions, l’État exige d’elles un impôt. L’avantage de ce système corporatif est qu’il est très communautaire. L’inconvénient est que ces corps de métier auront tendance à se replier sur eux-mêmes pour défendre leurs intérêts, sans voir le progrès de la vie sociale.

L’autre manière, complémentaire, est de faire travailler les familles directement pour l’État, dans ses entreprises. Ce dirigisme étatique fut appliqué par Louis XIV et Colbert.

À l’époque, nos corporations ne cherchaient plus à se moderniser et les Français achetaient à l’étranger, chez l’ennemi, les produits qu’ils ne trouvaient pas en France. Nous sapions notre propre industrie en envoyant nos capitaux en Angleterre et en Hollande.

La seule solution était que le roi contraigne les Français à sortir de leurs petits intérêts, de leurs petites économies, pour produire ce qui nous manquait. Et le roi lança une véritable guerre économique contre nos voisins. Des démarcheurs étaient chargés de solliciter à prix d’or les meilleurs ouvriers étrangers capables de nous livrer leurs techniques : Vénitiens experts dans l’art de couler des glaces, Espagnols chapeliers, Italiens brodeurs et dentelliers, Hollandais papetiers et tisserands, Scandinaves brûleurs de goudron, etc. Des centaines de manufactures royales furent ainsi créées ou rétablies, ce qui nous valut d’avoir la meilleure industrie du monde jusqu’à la Révolution.

Tout monarque, catholique ou pas, pourrait, avec du bon sens, remettre sur pied l’écologie de son pays telle que nous venons de la définir. Qu’ajoute la monarchie très chrétienne à l’écologie ? Ceci : le roi, comme chef de sa nation, doit soumettre la vie matérielle au service du bien commun juste et charitable, qui débouche sur le salut éternel. Il faut donc inventer des valeurs supérieures à l’argent qui engagent chacun à servir un autre idéal que celui du profit.

L’abbé de Nantes propose plusieurs moyens d’y parvenir.

Le roi peut atténuer l’influence de l’argent, par son exemple personnel, par sa manière de vivre, en mettant la charité au-dessus du gain. Combien de rois et de reines ont-ils permis la construction de monastères, de maisons religieuses, d’hospices, en prenant sur leur propre cassette, sans en tirer aucun profit ! Encouragés par l’Église, les rois montraient de l’amour pour les pauvres, parce qu’ils y voyaient des membres du corps de Jésus humilié et souffrant. Lorsque Saint Louis soignait les lépreux et vivait en compagnie des franciscains, il donnait l’exemple d’une vie de dévouement absolument étrangère à l’argent.

Remarquons que mépriser les richesses ne dispense pas les rois de récompenser leurs serviteurs. Autrefois, ils le faisaient en distribuant des faveurs, des honneurs, et en particulier des titres de noblesse. La noblesse rassemblait précisément des hommes qui ne voulaient pas déchoir en se livrant au commerce ou à l’industrie. En faisant la guerre, en se mettant au service du roi, en administrant des territoires, les nobles servaient un idéal, la patrie, les institutions, la magistrature, les arts, la culture. Voilà comment l’influence de l’argent fut atténuée jusqu’à la Révolution.

Un autre moyen est de pousser la nation tout entière à la générosité et au sacrifice en faveur des desseins de Dieu, de l’Église et de la Chrétienté. Les Français prospéraient et s’enrichissaient pour vivre d’abord, mais ensuite ils étaient encouragés à dépenser leurs richesses en colonisation, en Croisade, en mission, à dépenser leur temps, leurs biens, leur argent, à sacrifier leurs enfants, pour l’extension du Royaume de Dieu. Le baron Gaston de Renty, au dix-septième siècle, directeur de la Compagnie du Saint-Sacrement, en est un illustre exemple : à la tête d’une énorme fortune à vingt-trois ans, il l’a dépensée pendant quatorze ans, jusqu’à sa mort, en œuvres charitables et en expéditions coloniales, sans aucun profit personnel. La fondation du Canada fut une de ses œuvres. Jamais on n’a vu un prince protestant agir de la sorte ! C’est au roi à donner au profit un autre but que le rassasiement des passions matérielles des Français.

Enfin, une troisième manière plus radicale de rendre l’écologie surnaturelle consiste à renoncer aux biens de ce monde en considération des biens célestes, et à montrer une plus grande confiance dans la Providence dans les temps d’épreuve. Très souvent, le roi très chrétien vivait, personnellement ou en famille, les épreuves de son peuple. Il se montrait ainsi le modèle du chrétien qui accepte de porter sa croix.

Le maréchal Pétain était de cette lignée royale. Pendant la Révolution nationale, lui et ses ministres menèrent une vie austère. Plus tard, quand ils furent traînés en “ justice ”, on éplucha leurs comptes pour trouver des chefs d’inculpation. Mais on fut obligé de constater qu’aucun d’eux ne s’était enrichi sur le dos de la France. Le Maréchal, en donnant l’exemple du renoncement et de la soumission, avait prêché la confiance en Dieu et la patience dans les épreuves.

QUAND UN TEMPS DE PAIX NOUS SERA DONNÉ

En guise de conclusion, voici une lettre pleine d’espérance que l’abbé de Nantes écrivit du Canada à sa communauté de France au mois d’août 1997 :

« J’ai dû laisser toute étude politique, depuis un an... durant lequel le monde civilisé s’est changé en chaos, tous les principes et fondements de l’ordre humain, national et international, s’étant éboulés sous la marée noire de l’impiété, de l’absurdité et de l’immoralité révolutionnaire.

« En revenant à cette étude pour notre “ Mouvement Freppel ”, nous devrons commencer par un constat affligeant de la décérébration de l’esprit moderne. « L’empirisme organisateur » de Charles Maurras est entièrement rendu obsolète par l’immensité du mal, de même que la si remarquable Politique tirée de l’Écriture sainte de Bossuet, même éclairée par son Discours sur l’histoire universelle, œuvre cependant plus proche de notre besoin de vastes lumières.

« Je ne vois de modèle de travail à entreprendre que l’inégalable théologie de l’histoire de saint Augustin, dans sa Cité de Dieu. Puisque la Sainte Vierge nous a fait savoir à Fatima que ce n’était pas la fin du monde, il nous faut, à l’école et à l’instar de saint Augustin, cesser de pleurer et de nous lamenter sur les crimes du monde pour comprendre dans toutes ses dimensions la catastrophe dont nous sommes les témoins, pour l’interpréter à la lumière de notre foi, dans l’espérance que nous recevons de Notre-Dame, et ainsi reconstituer un système du monde traditionnel capable de restructurer notre société humaine actuelle, avec l’aide de Dieu.

« Ce n’est pas absolument impossible, à condition de prendre le contre-pied de deux principes absurdes et impies : à savoir, de tourner le dos à la mondialisation donnée comme la base de toute résolution des problèmes humains actuels ; et de fermer notre religion catholique à tous les appels et aspirations des autres groupes humains, de leurs cultures, valeurs et religions. C’est la folie d’apostasie et d’idolâtrie qui doit être dénoncée et expulsée de nos communautés encore subsistantes, afin de retrouver à leur échelle et dans leur autonomie politique et religieuse restaurée, les lois divines et humaines millénaires qui leur permettent de vivre dans la foi catholique et dans l’ordre politique de notre civilisation retrouvée.

« À l’échelle de nos familles, à celle de notre Phalange, en espérance à l’échelle plus vaste et encore défendable, de notre France, et de nos restes de Chrétienté... dans le désintérêt et le rejet des structures mondiales et antichrists qui étouffent le monde. Tel sera le grand œuvre d’un ordre temporel à mettre en chantier à mesure que la Sainte Vierge redonnera au monde, sous l’égide de son Cœur Immaculé, un temps de paix, et à l’Église un Magistère capable de soutenir pareille Contre-Révolution de toutes les forces de sa doctrine et de ses sacrements.

« Que voilà de grandes choses, à préparer bien petitement et modestement, au Nom du Seigneur Jésus et de sa Sainte Mère, sans autre appui que surnaturel, et sans jamais rire de la petitesse des moyens humains, quand on espère en la puissance des secours divins promis. »

Il est ressuscité ! n° 95 - Juillet 2010, p. 9-20