Politique totale
Du bien commun national
INTRODUCTION
TOUT être a ses lois qui lui viennent de son Créateur, ou de son inventeur s’il s’agit d’une machine. Lois qui découlent de sa nature, de son mécanisme, et commandent son juste mouvement, sa bonne marche, son droit usage. Cela est facilement observable pour tout être substantiel. Les êtres sociaux n’échappent pas à cette grande loi universelle de l’ordre (...).
Une nation, être composé d’une multitude organisée (ou mieux : ordonnée), ne subsiste que par un ordre, des habitudes, des coutumes, des lois, qu’on ne peut bousculer ou enfreindre systématiquement sans lui nuire et enfin l’exposer à disparaître, à mourir. Cet ordre (ces « us et coutumes ») ce Droit et ces lois définissent un bien sacré, un bien souverain, un bien commun fondamental qui est le bien de la nation en tant que telle : « Status regni, ordo regni », dit Jean de Terrevermeille pour désigner l’état paisible du royaume par le fonctionnement normal de ses divers organes sociaux (...).
DE LA PRIMAUTÉ DU BIEN COMMUN, DROIT DIVIN NATIONAL
Les hommes seraient-ils même parfaits et tous prompts à s’agenouiller devant Dieu et à se dévouer les uns aux autres, il faudrait encore, comme l’a parfaitement démontré Michel Villey dans son excitante critique des Droits de l’Homme (LE DROIT ET LES DROITS DE L’HOMME, p. u. f., 1983), qu’intervienne, entre eux et au-dessus d’eux, une judicature qui arbitre non seulement leurs conflits mais leurs accords mêmes ; et que cette judicature soit reconnue, expéditive et contraignante (...).
Théologiens, philosophes et légistes connaissent depuis toujours cette partie traitant du bien commun national qui, reflet d’un ordre immuable, constitue un ensemble de lois fondamentales qu’on pourrait presque dire, à des détails près, universel. La majesté de ce « Droit éternel » se communique alors au législateur, devenu dans cette fonction l’image du Souverain maître et juste Juge (...).
DIX MILLE ANS DE DROIT DIVIN
Si Michel Villey ne veut pas entendre parler ni d’un droit divin (ni même d’un droit naturel) ni de législations tombées de haut émanées de la puissance spirituelle ou de la puissance politique... il ne manque pourtant pas d’évoquer tous ces « droits objectifs » fondamentaux ! Il les passe même assez honnêtement en revue, pour nous convaincre qu’ils ont été pendant des millénaires à la fois : le premier bien commun des sociétés humaines, leur salut immédiat, et la base de leur perfectionnement à cause même et en vertu de leur origine divine (vraie ou supposée) et du caractère sacré qui leur était de ce fait reconnu par tous. L’Histoire en fournit des preuves continues :
Le Peuple de la Bible a vécu sur le fondement de la Loi mosaïque (la Torah) révélée par Dieu sur le mont Sinaï, mais couvrant de son autorité infaillible tout le système des lois liturgiques, civiles et morales qui remplissent les cinq premiers livres de la Révélation : le Pentateuque. Ainsi le peuple juif a-t-il vécu, non sans rébellions, « selon l’ordre voulu par Dieu », jusque dans ses moindres « institutions sociales et ses préceptes judiciaires » (Villey, p. 40)... durant plus de mille ans !
La Cité grecque est née sous la grâce tutélaire des Lois non écrites, premier bienfait d’une source divine ignorée. Ce sont elles qu’observe religieusement Antigone, « Vierge mère de l’ordre » (comme la célèbre Maurras dans un admirable poème) enfreignant la défense de Créon, le tyran méprisable que la Divinité frappera de coups redoublés pour son impiété. Cette « Vierge » de Sophocle illumine notre civilisation millénaire de sa grande leçon pathétique. Elle nous avertit, comme le dira bientôt le Prince des Apôtres au grand-prêtre et aux sanhédrites que leur perfidie égare, qu’ « il vaut mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5 : 29) (...).
Rome, nul ne l’ignore depuis Fustel de Coulanges, fut grande par son sens religieux du Droit et par le caractère souverain de sa Loi. Loi des XII Tables dont l’origine se perdait dans la nuit des temps et qui était, selon Tite-Live, « la source de tout droit public et privé » (Villey, p. 65) (...).
La Chrétienté, héritière des « mères Patries » (Jérusalem, Athènes et Rome), ne naquit ni ne survécut aux persécutions juives et païennes (ainsi qu’aux invasions barbares et aux déchirements des schismes et des hérésies), ni ne s’épanouit finalement que dans l’adoption ou la fidélité originelle à ce triple patrimoine d’un Droit incontesté. Tout à la fois divin et humain, ce Droit est fondé en religion par la Révélation mosaïque puis par le Christ, fondé en raison par la sagesse grecque, et fondé enfin en coutume politique par Rome (...).
DIVORCE ET RUINE CONJOINTE DU DROIT DIVIN ET DES LOIS DES ROIS
Qu’on n’incrimine ni la mystique chrétienne ni le droit romain, ni aucun droit ancien ni la foi ni les lois des rois, pour expliquer l’irrémédiable décadence moderne du Droit ! C’est le nominalisme et, sorti de lui, le luthéranisme, qui en sont la cause. Pour Guillaume d’Occam et sa lignée (ancêtre de toutes nos philosophies idéalistes et matérialistes), l’ordre cosmique, ainsi que l’ordre chrétien qui le parachève, cessent d’être les lieux de rencontres et d’échanges entre Dieu et les hommes, c’est-à-dire le lieu commun où se communique la droite Loi divine et s’appliquent ces Droits incontestés édictés par les législateurs humains... En effet la théorie fausse du nominalisme présente Dieu comme fantaisiste et capable de l’absurde ; donc capable de créer un univers dont l’ordre n’est somme toute que conventionnel, non immuable... et ainsi sujet à tous les changements, à tous les caprices ! Cela suffit pour détraquer tout le système du droit et concéder aux monarques (ce que Luther retiendra !) le même pouvoir qu’il prête à Dieu. Le « droit divin » des rois imbus de ces erreurs en hérita, par conséquent, une tournure dont l’exaltation sans frein ni limite donnera sa justification au despotisme (...).
NI DROITS DE L’HOMME NI DROITS DE DIEU
Dans les politiques actuelles, marquées par la “ Philosophie des Lumières ” et la Révolution française (donc profondément laïcisées et collectivement émancipées de la religion chrétienne et de la morale divine), le bien commun apparaît totalement distinct et même séparé du salut éternel comme de toute loi morale... si tant est qu’une politique laïque puisse y concéder encore, à titre privé, une quelconque importance ou existence ! (...). Michel Villey en est là : il refuse l’intrusion, dans la libre société des hommes, d’une religion ou d’une sagesse venues d’en haut, tout en ne niant pas (ô paradoxe !) leur nécessité théorique (p. 102-105). N’en croyant plus l’acceptation possible par nos contemporains, il préfère revenir à ces droits de l’homme dont tout son livre clame pourtant... l’absurdité, l’incohérence et l’anarchisme ! (p. 157) (...).
Absolument opposé à toute Déclaration des DROITS DE L’HOMME (en dépit de leur prétendue valeur « opératoire » contre les totalitarismes), je le suis également à toute proclamation des DROITS DE DIEU, pour deux raisons parfaitement claires : tout d’abord l’une et l’autre déclaration dressent l’homme et Dieu dans un mortel face à face comme des ennemis ; ensuite, elles les dressent ensemble (Dieu et l’Homme !) contre toute autorité temporelle (État ou Église), qui se retrouvent par conséquent coincés entre ces deux absolus (...). La vérité est que l’une comme l’autre, ces Déclarations de tant de droits absolus écrasent sous les exigences d’un droit individuel la réalité vivante, consistante et heureuse de nos communautés fraternelles (et au-dessus d’elles : de la Nation, de l’Église). Ce droit individuel étant entendu, je dis bien, comme focalisé sur un seul Être (qu’il s’agisse de l’Homme ou de Dieu) au détriment de la multitude des autres (...).
DU DIVIN GOUVERNEMENT ROYAL
Quand le « premier bien commun » est clairement défini et fermement imposé, l’ordre peut régner et la paix s’ensuivre, à condition toutefois que le pays ne soit pas entouré d’ennemis et que sa paix, nullement menacée, ne soit rien d’autre (selon la définition classique) que la tranquillité de l’ordre. (...)
C’est la connaissance de ces menaces (à l’intérieur comme à l’extérieur) et la prévision de ces rencontres périlleuses (comme les moyens d’y remédier) qui importent le plus, et s’avèrent d’ailleurs l’œuvre la plus difficile (...). De même que la science médicale ne peut se contenter de spéculer sur les normes idéales de la santé humaine, mais qu’elle doit ensuite être mise en œuvre par l’application de la théorie à chaque cas pour fournir un diagnostic exact et une ordonnance efficace (...) ; de même la science politique n’est rien encore, tant qu’elle n’aura pas traité de l’art absolument vital du gouvernement des nations.
LE BIEN COMMUN, ŒUVRE DE GOUVERNEMENT
Les Anciens, tenant d’Aristote qu’il n’y avait de science que du général, limitaient la politique à la science de l’État, de sa Constitution et de sa fonction législative, dont la fonction judiciaire n’était que l’application quotidienne aux problèmes sociaux et aux conflits privés (...). Il nous faut remédier à cette inattention séculaire et, après la science de l’État, de son ordre et de son droit (la science de la « statique » de l’être politique est comme le premier niveau du bien commun), tenter de construire une science de sa « dynamique », à savoir du gouvernement de la nation en vue de sa conservation quotidienne et de sa paix. Ce qui constitue comme le second niveau du bien commun (ou public). (...).
Nos maîtres de l’Action Française (et au tout premier rang Maurras, Daudet, Bainville) nous ont précisément initiés à cette autre politique existentielle, concrète (donc historique et positive, relationnelle), qui touche aux domaines géographique, stratégique, diplomatique, économique, et même (évidemment) théologique ! Cette politique se définit véritablement comme la Science (ou connaissance approfondie, totale) de chaque élément social, de chaque nation, de sa vie, de son passé, de son présent, et de sa situation particulière dans le monde. Bref : comme la science de l’art de gouverner, plus que de l’ordonnancement de l’État... quoique l’un n’aille pas sans l’autre ! (...)
Voici quelques exemples de questions ou de décisions dramatiques auxquelles les gouvernants de notre nation française ont été confrontés au cours de l’Histoire (...) :
- Au dix-septième siècle, fallait-il faire alliance avec les Turcs et les protestants allemands pour avoir des alliés de revers contre l’empire menaçant de l’Autriche catholique, ou bien fallait-il privilégier l’entente entre nations catholiques ?
- En 1940, fallait-il faire continuer la guerre à outrance, ou signer l’armistice ?
- En 1942, fallait-il que le Maréchal Pétain quitte la France et l’abandonne aux mains d’un Gauleiter afin de continuer la lutte en Algérie (...) ?
- De quels types d’armes l’armée française doit-elle se doter ? (...)
GOUVERNER EST ŒUVRE ROYALE
Le réflexe moderne est de prétendre que tous doivent participer à la décision (partageant ainsi les responsabilités du pouvoir) : positivement en l’aidant de leur science et de leurs lumières, et négativement en endossant d’avance les suites de leurs actes collectifs, démocratiques. Mais cette assurance « collective » contre le risque en aggrave la probabilité et l’étendue ! En effet, l’incompétence de la foule ainsi que son irrésolution, ses contradictions et son irresponsabilité personnelle sont trop contraires aux exigences immédiates de tout acte de gouvernement, qui doit être secret, sûr, prompt et fort (...).
En 1900, Charles Maurras prononçait son jugement célèbre : « Que le dictateur soit le Roi ! » Ainsi, la même puissance souveraine qui pense comme « infailliblement » l’ordre, le droit et les lois de la nation, devrait par suite en organiser la vie quotidienne, assurer sa défense et maintenir constamment ses énergies en alerte. Cette union des deux pouvoirs (législatif et exécutif) en la même Personne royale possède en outre l’immense avantage de concilier les exigences imprescriptibles de l’être éternel de la nation (son « Droit incontesté ») avec les besoins immédiats de l’action, et d’assurer autant qu’il est possible la bataille quotidienne contre toute adversité, sans toutefois lui sacrifier le passé ni compromettre l’avenir (comme le ferait un dictateur d’aventure).
Le meilleur est donc bien de confier le sort du pays à celui qui en est la tête, lui sachant cette capacité (que nous avons déjà apprise de Jean de Terrevermeille, de Bossuet et de bien d’autres) de se sentir lui-même comme le mandataire de tous, de penser et de vouloir vivre avec tout le corps, de décider du bien et du mal non en fonction de sa seule existence et de son seul intérêt, mais en fonction de toute la nation (...).
Mais alors, si le Roi se trompe ? ou si la « male aventure » vient se jeter en travers de ses desseins et, par leur échec, jeter le royaume dans le malheur ? La majesté du Souverain n’en sera-t-elle pas atteinte, et le Royaume n’en sera-t-il pas exposé à la révolution et à la ruine ?
GOUVERNER EST ŒUVRE CHRÉTIENNE
À cette terrible supposition, au doute trop légitime touchant à l’infaillibilité du savoir et du pouvoir humains (les rois ne sont-ils pas eux-mêmes des hommes tout comme nous ?) qu’elle fait naitre, quelle réponse apporter qui ne soit pas illusoire ou mensongère ? Voyons cela. (...)
L’HISTOIRE DE LA CHRÉTIENTÉ est l’avènement du Royaume des cieux sur la terre. La religion révélée est le déploiement de l’incarnation du Fils de Dieu au sein de l’humanité. Et Dieu n’est donc plus pour nous seulement l’Être absolu, infini et tout-puissant que définit notre raison... Dieu est aussi dans le Christ, Roi outragé, serviteur et sauveur de ses frères, crucifié par son peuple et pour son peuple, lui ouvrant par son sacrifice la vie éternelle et se le réconciliant par la vue de son Sang, plutôt que par les signes de sa puissance et de sa gloire.
Or c’est ce Christ, cette Majesté humiliée (ce Dieu fait homme, établi Roi et Seigneur des nations) que Terrevermeille, à la suite de tant de politiques mystiques, considère comme le modèle des papes, des évêques, mais aussi des empereurs et des rois. Tous sont appelés en lui, comme lui, à être de ces pasteurs qui donnent leur vie pour leur troupeau et le mènent intelligemment, doucement, à travers les aléas de l’histoire (...).
C’est ainsi que les rois chrétiens ne se contentent pas de régner avec gloire ; ils entendent gouverner au péril de leur vie, de leur honneur, de leur popularité. Dépouillant leur majesté, ils s’engagent en tête de leurs armées dans la croisade ou dans la guerre. Ils acceptent d’un cœur égal, et leur peuple avec eux, la bonne et la mauvaise fortune, sachant que « c’est par bien des tribulations qu’il nous faut passer pour entrer dans le Royaume de Dieu » (Ac 14, 22) (...). Tel saint Louis, prisonnier des mameluks, et plus tard mourant de la peste à Tunis, couché les bras en croix, sur de la cendre (...).
C’EST LE CHRIST QUI RÈGNE ET GOUVERNE EN LA PERSONNE DES ROIS
Ainsi la double fonction royale (législative et gouvernementale) participe au mystérieux dessein divin, qui ne s’applique pas encore au jugement du monde, mais à exercer la miséricorde. Et ce dessein tend, par des voies royales de peines, de martyres et de croix, à étendre le royaume du Christ par toute la terre. Les rois sacrés et thaumaturges savent qu’en accomplissant dans le secret le plus dur de leur tâche (qui est de gouverner, de décider, de risquer tout pour le salut de leur peuple), ils sont ministres du Christ et associés à sa peine en vue d’une gloire céleste et non terrestre.
Et de ce ministère (de cette gestion, ou lieutenance) ils devront rendre compte au juste Juge : pour leur gloire ou leur damnation éternelle, selon qu’ils auront été ou non la continuation fidèle du Bon Pasteur pour le royaume à eux confié. L’avertissement d’un Bossuet (« Et nunc reges » : Et maintenant rois, comprenez !) ou, sur son lit de mort, d’un Père du Tremblay au ministre de Louis XIII (« Rendre compte, rendre compte ! »), rappelle au roi tenté de démesure ou de démission, l’exacte portée et grandeur de son devoir d’état.
Tel est la seule réponse pleine et définitive au tragique de la vie politique. Et tandis que tout pouvoir despotique, usurpateur ou démagogique s’effondre au moindre revers ou est renversé pour cause d’insuccès, de malheur, de famine ou de défaite, le pouvoir du roi chrétien ne s’affaiblit pas dans l’épreuve (...).
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la conférence du 15 décembre 1983