THÉOLOGIE TOTALE

2. Dieu est Père

INTRODUCTION

Ces cours de théologie sont une sorte de méditation. Il ne s’agit pas “ d’enfiler des perles ”, de tenir de beaux discours, mais de réaliser ce que nous disons.

DE L’IMPÉNÉTRABLE INTUITION DE L’ÊTRE DES ÊTRES...

Puisqu’il y a des êtres créés, il y a nécessairement un Être INFINI. Mais comme disait saint Augustin qui en avait eu par instant la perception fulgurante, aveuglante, cet Être demeure pour nous incompréhensible et IMPÉNÉTRABLE (...). Quand nous avons l’intuition de l’Être des êtres que nous nommons Dieu, nous sommes tellement en arrêt devant cet Être infini, qui nous dépasse de toute manière, que nous ne savons pas qu’en dire. Il faut toujours revenir à cela qui est la vérité : nous ne savons pas comment dire Dieu.

À LA RÉDUCTION DU MYSTÈRE DE DIEU PAR LA RAISON

Nous l’avons démontré, le prodigieux effort rationnel de saint Thomas d’Aquin et sa manière d’aborder Dieu en disciple d’Aristote, c’est-à-dire sous l’angle d’une essence divine connue par l’analogie entre cause et effets, a certes abouti à sauver la transcendance d’un Dieu éternel, infini, omniscient, omnipotent, solitaire, etc. Néanmoins cet effort ne nous a jamais donné d’une part la moindre idée de la Trinité des Personnes divines (vie de Dieu ad intra), et d’autre part il a déformé, ce qui est plus grave, l’idée de la procession-émanation des créatures (vie de Dieu ad extra, cf. Ia q 32, a. 1). Dieu se trouve ainsi finalement réduit, au terme de ce labeur rationnel, à n’être plus que “ l’Être suprême ”, sans relation réelle avec sa création, simple premier moteur d’un monde éternel sans cause efficiente (...) !

Comment saint Thomas a-t-il pu présenter Dieu sous cet abord ? Il faut bien comprendre que ce grand Docteur de l’Église vivait dans une société toute religieuse, chrétienne, biblique, mystique ; dans ce contexte, sa construction rationnelle rappelait que Dieu est Dieu, sans choquer personne. Mais il me semble que c’est cette idée d’un Dieu transcendant, solitaire et surtout étranger, impassible, condition a priori de l’existence du monde mais pas impliqué concrètement dans son histoire, qui a produit... le laïcisme puis l’athéisme de notre monde moderne.

I. RETOUR AU DIEU DE LA BIBLE

En nécessaire complément de l’évidente mais indicible intuition de l’existence de l’Être des êtres, qui est le nom même de Dieu révélé à Moïse dans le mystère aveuglant de sa substance (nomen substantiae) : « JE SUIS-JE SUIS », saint Augustin nous invite à ouvrir la Bible. Il nous y fait connaitre comment ce Dieu a voulu, aussi et surtout, se révéler à nous sous un autre nom (un nomen misericordiae) plus accessible à notre pauvreté spirituelle, mais bien propre aussi à nous le faire connaitre en esprit et en vérité d’une manière concrète, historique, existentielle et relationnelle : « Je suis LE DIEU DE TES PÈRES, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (...).

Si nous pensons que la Bible est la Parole de Dieu, alors les “ anthropomorphismes ” (comme disent avec mépris les philosophes) qu’elle nous donne sont inspirés par Dieu et ne nous trompent pas (...). Or dans son incipit, qu’est-ce dit la Bible de ce mystère prodigieux de la création (...) ?

DANS L’ANCIEN TESTAMENT :

« Au commencement Dieu créa le Ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, l’Esprit de Dieu planait sur les eaux » (Gn 1, 1). Plus que sa transcendance, c’est la condescendance de Dieu, comme dit saint Augustin, qui nous impressionne ici.

Dieu parle et les choses (la lumière, le Ciel, les océans, etc.) sont (...). C’est Lui qui a créé Adam, le premier homme dont il est écrit qu’il était « Fils de Dieu » (Lc 3, 38), et de lui : Ève sa femme. Il noue une Alliance avec eux ; mais séduits par Satan, l’adversaire de Dieu, ils ont désobéi et rompu ce premier contrat. Dieu punit Adam, Ève et le genre humain à leur suite, mais il leur promet un sauveur (...). Dieu fait ensuite alliance avec Noé et sa lignée à jamais. Il apparait plus tard à Abraham sous la forme de trois hommes pour faire alliance avec lui et sa descendance ; et c’est dans sa foi que seront bénis tous les peuples de la terre. Puis l’alliance avec Moïse consacre l’élection d’Israël et son établissement dans la Terre Promise « à mains fortes et bras étendus », pour y recevoir les dons divins d’une foi, d’une loi, d’un roi (David sera le premier), d’une Ville sainte (Jérusalem) et d’un Temple. Là s’effectuera un culte voulu de Dieu et fruit d’une sagesse inspirée, afin de préparer la conclusion d’une Nouvelle et Éternelle Alliance entre Dieu et son peuple. Celle-ci viendra avec le Messie promis, un fils de David : Jésus-Christ. (cf. 150 Points ; point 6)

Mais Israël est un « peuple à la nuque raide », dramatiquement infidèle à son Dieu. La colère de Dieu s’abat donc sur lui et le soumet à la puissance étrangère, tandis que les « pauvres de Yahweh » (petit « reste » fidèle instruit par les prophètes de génération en génération), attendent leur libérateur, leur Messie, et en chantent par avance le Règne universel dans les Psaumes. Comme David, les pauvres de Yahweh aiment Dieu comme un père et ils sont aimés de Lui (...) Instruits par les épreuves du passé, les psalmistes atteignent cependant à l’idée que Dieu est non seulement le créateur et le père d’Israël, mais son Époux même (cf. Ez 16 ; Is 54, 5) (...).

DANS LE NOUVEAU TESTAMENT

Le Christ-Jésus commence par être un petit enfant à Nazareth, dont nul sinon saint Joseph et la Vierge Marie ne sait qu’il est venu de Dieu, qu’il est le Saint de Dieu (...). Lorsqu’il entre dans sa vie publique, c’est pour apprendre aux hommes qu’ils sont les fils de Dieu et que Dieu est leur Père qui voit tout et sait tout. « Votre Père vous voit prier dans le secret. » (cf. Mt 6, 6-18) « Votre Père, qui est aux Cieux, fait attention au moindre d’entre nous. Pas un cheveu de votre tête ne tombe sans que votre Père céleste ne le sache et ne le permette. » (Mt 10, 30)

Lorsque les apôtres demandent à Jésus : « Apprends-nous à prier ! », Notre-Seigneur, que nous savons être l’unique révélateur de Dieu, n’a pas dit à ce moment-là : « Être suprême ! Ô Éternel ! Ô Créateur ! Ô Immuable ! Ô infini ! », etc. Ne le regrettez pas, je n’y peux rien, c’est comme ça ! Mais Il a levé les yeux vers le ciel en disant : « Notre Père qui êtes aux Cieux... » Ainsi, grâce à la parole de Notre-Seigneur (...), les hommes sont rassemblés dans cette relation à Dieu, qui est leur Père. Or, l’idée de Père ne se conçoit pas sans une relation active, et non passive ou de raison. C’est une relation du père à ses enfants, il les engendre.

II. CONNAISSANCE INTIME DE DIEU : IL EST NOTRE PÈRE

Nous savons que cette connaissance-là n’est pas donnée par l’intuition de la pure existence de Dieu. Nous n’avons pas été la chercher non plus dans la raison afin de ne pas être piégés par une définition réductrice, abstraite, sans vie et sans cœur de Dieu.

1. Avec la Bible, Parole de Dieu qui est vraie et dépasse la connaissance des philosophes et des savants, nous comprenons que Dieu est notre Père, agissant dans le monde comme une Personne pleine de sagesse, qui donne la vie et tous les biens (...). C’est donc avec un amour reconnaissant au cœur que nous l’aimons et le servons comme des enfants aiment et servent leur père. Nous nous fions à lui avec confiance, comme des enfants avec leur père, même lorsque c’est difficile et douloureux... Le « problème du mal » (dont on nous rebat les oreilles) ne peut être une objection contre l’existence de Dieu ou la bonté de sa Paternité (...).

2. CETTE RÉVÉLATION EST DÉJÀ NATURELLE cependant, car la création naturelle est dès maintenant une telle preuve de bienveillance, d’amour, de sollicitude pour l’homme que, même en considérant tous ces biens naturels qui nous sont donnés, nous pouvons naturellement concevoir que Dieu est un Père pour nous, qu’il se conduit comme un père pour nous. Ce que saint Paul affirme (cf. Rm 1) et que l’Église enseigne (cf. concile Vatican I ; Dei Filius), je l’ai retrouvé dans une élégie sumérienne qui date de 1700 avant Jésus-Christ. Un païen s’adresse au premier des dieux : « Mon Dieu, toi qui répands la splendeur lumineuse du jour sur la terre, pour moi le jour est si sombre, pour moi il n’est que deuils, plaintes, tourments et détresse. La souffrance m’accable comme quelqu’un à qui les larmes seules sont destinées. Ô toi, mon Dieu, toi qui es mon Père, qui m’as engendré, illumine mon visage. Combien de temps encore serai-je abandonné ? Combien de temps serai-je privé de ton appui ?»

Ce sentiment de la paternité divine a été trop étouffé par la philosophie. Et cette philosophie, encore une fois, est devenue la matière presque essentielle de notre enseignement catéchétique, au point d’étouffer tout amour que les hommes ont pour Dieu ! Le dix-septième siècle a été terrible pour cela, et au nom de l’Éternel, il nous a conduits au jansénisme.

III. DIEU : PÈRE PAR ACCIDENT OU DE TOUTE ÉTERNITÉ ?

  • Ou bien nous allons considérer que la Paternité est tout à fait accessoire en Dieu (afin de sauver la transcendance), avec cette conséquence de retrouver un Dieu froid et indifférent au sort des mortels.
  • Ou bien nous allons étendre à tout cette Paternité, et dire qu’elle est l’attribut majeur de Dieu, le fond même de sa personnalité. Il est Père en lui-même, éternellement (...), c’est-à-dire qu’avant d’avoir décidé de nous créer, il avait déjà un cœur et une psychologie de Père (...).

PÈRE DE TOUTE ÉTERNITÉ

S’il est Père de toute éternité en dehors de nous, n’existe-t-il pas quelqu’un, une personne qui est déjà son Fils ? C’est un secret inaccessible à la raison, mais que la foi nous révèle (...). Quand Jésus-Christ en viendra à révéler aux hommes que Dieu est de toute éternité son propre Père : « le Père et moi sommes UN (...) Qui me voit, voit le Père (...) mon Père et votre Père (...) mon Dieu et votre Dieu », etc., nous n’aurons pas de difficulté à comprendre qu’en Dieu il y a une vie intime qui nous était cachée : un Père qui, de toute éternité engendre un Fils unique, mais si parfait qu’il n’en a pas besoin d’autres. C’est ainsi que nous entrons dans le Mystère de la Sainte Trinité par une petite porte : celle de la révélation que la Bible nous fait de la paternité de Dieu envers nous ses créatures.

Il y a donc une continuité entre sa paternité éternelle et sa paternité historique, comme le dit d’ailleurs très bien saint Thomas à la question 40 du livre des SENTENCES : « La procession éternelle de personnes distinctes en Dieu est la cause éminente de toute la procession et multiplication des créatures. » (...). « Recevoir l’être, précise saint Basile, est une condition commune aux créatures et au Fils ». C’est parce qu’il y a une procession éternelle, un enfantement éternel en Dieu (du Fils par le Père) que nous aussi nous sommes engendrés. Si Dieu était cet Acte pur, cet Être solitaire enfermé dans son bonheur et ne connaissant que Lui (comme nous dit la philosophie), ce serait impossible qu’il nous ait créés. On aurait beau dire : « il est tout-puissant pour être ce qu’il est, tout savoir et tout faire », pourrait-on ajouter « et pour sortir de lui-même et nous créer » ? Non ! « Et pour être notre Père ? » Encore moins.

LE SECRET INTIME DES TROIS PERSONNES DIVINES

Si cette Personne (qui s’est révélée à travers les siècles comme notre Père) engendre dans le mystérieux secret de la Trinité un Fils, il est évident qu’à ce moment-là, ce premier Père communiquera à son Fils et à son Saint-Esprit quelque chose de son cœur paternel. Voilà pourquoi ces trois Personnes ne faisant qu’un seul Être consubstantiel, cet Être méritera suprêmement d’être appelé aussi notre Père, ce mot de Père désignant en Dieu ce qu’il y a de plus profond et même ce qu’il y a de tout à fait premier. C’est le mystère de Dieu, selon lequel Dieu étant trois Personnes, la première Personne est le Père, celui qui mérite d’être appelé distinctement et par attribution propre, Père. Et cet Être qui est Père n’est pas engendré Lui-même, Il est le premier (...).

La création s’explique donc par la génération du Fils et la spiration active du Saint-Esprit, tandis que la génération du Fils se laisse entrevoir par la création. C’est ainsi qu’est réglée la question très débattue des “ appropriations trinitaires ” (...). Nous sommes là au point de départ d’une contemplation de Dieu d’une extraordinaire richesse, car nous pouvons l’alimenter par tout ce que nous savons de la paternité humaine, comme par toutes les expériences de paternité que nous pouvons faire (...).

LA CRÉATION, MYSTÈRE DE FOI, DON DE VIE TRINITAIRE

Nous avons fait un progrès immense en comprenant que la création est une redondance, une nouvelle étape de ce don de la vie par le Père à son Fils et à l’Esprit-Saint. Dès lors, la création cesse d’être un mystère philosophique inexplicable (je suis obligé de résumer terriblement) ou une démonstration philosophique. La création est maintenant pour moi, et jusqu’à la fin de ma vie et dans l’éternité, un mystère qui s’enracine dans le Mystère de la Sainte Trinité (...).

Dieu est donc sorti (je ne sais pas comment, la philosophie non plus...) de son immuabilité et de sa transcendance pour me créer, pour s’occuper de moi, pour répondre à mes prières. Et quand je dis notre Père, j’ai un contact direct avec Lui. Il me parle et je Lui parle, et cela continuera et s’achèvera dans l’union perpétuelle de l’éternité (...). Lorsque « Je crois en un seul Dieu : Père, le Père Tout-Puissant », je sais bien que ce n’est pas le Tout-Puissant qui, un beau jour, s’est dit : « Je vais être Père » ! Il est ce Père Tout-Puissant, qui donc peut laisser parler son Cœur avec grâce et miséricorde, et donner la vie autant qu’il le voudra. Nous ne pouvons pas savoir les limites de ce don de la vie. Il est le Père dans l’éternité, et il est notre Créateur dans un supplément de paternité. Voilà qui est merveilleux !

Abbé Georges de Nantes
Extrait de la conférence du 11 décembre 1986

  • Th T 3 : Dieu est Père, mutualité 1987, 1 h (aud./vid.)

Références complémentaires :

  • Dieu aujourd'hui, CRC tome 5, n° 63, décembre 1972, p. 1-10 (en audio : Th 1 : La théologie de Dieu le Père, mutualité 1972, 2 h)
  • Credo : Je crois en Dieu le Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre, Lettres à mes amis, tome 3, n° 222, février 1966, p. 1-8
  • Les 150 points de la phalange, point n° 2 : Je crois en Dieu, Père très bon
Approche mystique :
  • Récollection à la maison Saint-Joseph : La circumincessante charité divine (III), CRC tome 26, n° 302, mai 1994, p. 17-20 : La gloire du Père
  • Une mystique pour notre temps. Le triomphe de la mystique, CRC tome 10, n° 133, septembre 1978, p. 7-8 : Le mystère du Père
  • Pages mystiques, tome 1
    • n° 1 : Notre Père (CRC n° 5, février 1968, p. 12)
    • n° 29 : Pater Noster (CRC n° 39, décembre 1970, p. 12)
  • Pages mystiques, tome 2
    • n° 94 : Vers le Père (CRC n° 114, février 1977, p. 16)
    • n° 101 : L'autre et même secret, CRC n° 121, septembre 1977, p. 18)
Étude polémique :
  • Les grands débats de ce temps. Dieu au caprice des hommes, CRC tome 8, n° 104, avril 1976, p. 3-12 (En audio : D 6 : Dieu au caprice des hommes, 1 h 30)
Sur le dogme de la Sainte Trinité :
  • Toute notre religion, 1re partie : Foi catholique (CRC n° 183, novembre 1982)
    • p.23-24 : III. Unique Dieu vivant, Sainte Trinité
  • Les grandes crises de l'Église. L'arianisme, CRC tome 7, n° 89, février 1975
    • p. 11-14 : La leçon de l'arianisme
  • Mémoires et récits, tome 2 : 1943-1947
    • Ch.14 : L'entrée en théologie (CRC n° 231, mars-avril 1987, p. 31-32)
En audio/vidéo :
  • S 103 : Esquisse d'une mystique trinitaire, retraite automne 1989, 15 h (aud./vid.)