THÉOLOGIE TOTALE
1. L'Être créateur
Pour faire barrage à l’athéisme comme à toute contestation irrationnelle de l’Être, nous persistons dans l’existentialisme, et c’est pourquoi nous désirons faire de l’intuition de l’Être le premier chapitre très consistant et le fondement inébranlable de notre connaissance de Dieu. Nous réitérons notre démonstration de l’existence de Dieu comme source de “ l’être des êtres ”, et dans cette découverte, nous nous abîmons en extase et adoration, respectant le Mystère (...).
I. L’INTUITION DE L’ÊTRE : PRINCIPE ET FONDEMENT
1. Analyse philosophique de l’intuition de l’être. Cette saisie immédiate de l’être des êtres est-elle à proprement parler une pure intuition, une évidence ? Non. Est-ce inférence immédiate ? Oui. Est-elle contraignante ? Non.
Qu’est-elle ? Cette intuition est un acte intellectuel puis une vertu naturelle, l’un et l’autre exigeant cependant une foi humaine, un consentement à l’être... Si satisfaisant qu’il soit pour l’intelligence par sa simple nécessité même, l’objet de cet acte demeure invisible, et donc l’âme humaine peut se braquer : soit pour arrêter le mouvement de l’intelligence, soit pour opposer une volonté rebelle, soit encore pour dresser l’obstacle d’une impuissance totale à imaginer l’être invisible.
2. Peut-on lui opposer une véritable contestation ?
a) Le doute sur la réalité des êtres ? Non. Ce ne peut être que mauvaise foi ou excès de prétention de l’intelligence à pénétrer le réel de rationalité absolue.
b) La contestation de cette inférence des êtres contingents à l’être en tant qu’être est possible. Il y a des esprits qui n’arrivent pas à opérer cette saisie de l’exister séparé des essences qui le déterminent. Comme cette opération est différente de l’abstraction, c’est ce passage de l’être commun, contingent à l’être absolu qui pose problème.
c) Cet être en lui-même suffisant, nécessaire, et non pas même cause, apparait comme une découverte de l’esprit : il faut bien qu’il y ait un être ainsi que je tiens dans ma pensée ravie et qui soit source des êtres... C’est là qu’est nécessaire le mouvement de l’âme, adorante, aimante vers cet Objet glorieux (...), qui devrait nous faire proclamer à la suite de Victor Hugo : « Il est, Il est, Il est éperdument ! » Vertige paisible.
d) Cette paix est assurément troublée par le retour vers les créatures qui apparaissent dans cette lumière vive comme des êtres de néant, inexplicables en eux-mêmes, et donc répulsifs, de trop, “absurdes” par rapport à JE SUIS. Mais là aussi, en face de l’immédiate saisie de ces êtres indéniables, la foi naturelle comme confiance et consentement s’exerce sur une réalité somme toute belle et bonne. Elle doit donc être donnée et préférée, sous menace d’insincérité (esthétique) et donc d’un... péché naturel, aux sentiments exagérés et torturants de l’absurde, conséquences logiques l’existentialisme athée.
3. De la présence divine créatrice (goutée par foi naturelle) à l’attente, au pressentiment de l’Alliance surnaturelle !
L’intuition de l’être est (déjà) une Alliance de l’âme avec JE SUIS : Dans la contemplation, mais non la compréhension ; dans l’attente d’une révélation, plus que d’une explication ; dans une soumission orthopraxique, orthodromique de l’être, et donc en disponibilité pour entrer dans l’Alliance divine.
Alors, entre cette intuition, que tout métaphysicien peut avoir et qui exclut tout doute, et l’attribution de cet Être à Dieu, ou du nom de Dieu à cet Être, il y a une sorte d’acte de foi naturel, un consentement (...), un mouvement de confiance de l’intelligence qui admet que cet Être impénétrable soit déjà connu d’une manière multiple et confuse par tous les peuples depuis le commencement du monde (...).
II. THÉOLOGIE AUGUSTINIENNE
Grâce au livre du père Dubarle DIEU AVEC L’ÊTRE, je reçus de saint Augustin un enseignement confirmant le mien (...). Saint Augustin dit que Dieu s’est fait connaître de deux manières à Moïse.
Par son Nomen substantiæ, (cf. Ex 3, 14) le nom de sa substance, de son être profond : « JE SUIS, JE SUIS ». Quand Dieu se nomme, il dit : « Je Suis », et cela suffit (...). Saint Augustin médite sur ce JE SUIS dont il a eu l’intuition ineffable, fulgurante ; il bute et dit : « j’appréhende, je connais et je ne sais rien en dire. » Il est fasciné, entraîné, en contact enivrant, heureux avec DIEU EST : « JE SUIS, JE SUIS ». Mais quel est ce Dieu qui est ? Il est impénétrable, comme un soleil, qui nous repousse tellement sa flamme est brûlante et aveuglante.
À ce moment-là, saint Augustin continue sa lecture du livre de l’Exode et au verset 15, il lit : « Dieu dit : “ Tu leur diras encore : Je suis le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ” » (...). Manière pour Dieu de signifier à saint Augustin : « tu ne peux comprendre le Nom de ma propre substance, comprends du moins le nom de ma miséricorde. ».
Nomen misericordiæ est le Nom que Dieu s’est donné pour se faire plus aisément connaitre et aimer de ses créatures (...), c’est aussi l’invitation aussi à s’adonner à une théologie biblique, tout à la fois transcendantale et re-la-tio-nelle ! (...).
DIEU EXISTE : LES DEUX CONNAISSANCES QUI NOUS EN DONNENT LA CERTITUDE
– La connaissance réservée aux intellectuels, aux grands philosophes et aux grands mystiques, celle du Dieu transcendant dans son impénétrable et infini mystère : JE SUIS (...).
– La connaissance de Dieu tel qu’il s’est manifesté à tout homme au spectacle de la création : connaissance confuse, mais vraie, hélas dégradée par les mythes ou religions païennes en suite du péché originel, mais parfaitement restaurée et révélée dans la religion biblique.
Ces deux connaissances, toutes les deux vraies, doivent être compatibles et s’appuyer l’une sur l’autre (...). Si vous avez l’intuition de l’être d’une manière éblouissante, comme Parménide, Aristote, Descartes, Kant lui-même et tant d’hommes illustres, encore faut-il ensuite ne pas perdre le sens vrai de l’existence de Dieu par des “ raisonnements inintelligents ” (cf. Rm 1, 21). Mais entrer dans l’intelligence parfaite de la Révélation biblique, qui seule l’explicite parfaitement.
Après avoir compris que l’Être entrevu n’est pas une essence dont la raison puisse déduire les attributs, encore faut-il ne pas construire ensuite par la raison une vision du monde et de Dieu différente ou radicalement opposée à celle de la religion biblique, comme le tentèrent Kant et Hegel (...).
III. LA DÉRIVE RATIONALISTE
Avant d’en arriver à la sécularisation d’une théologie philosophique et rationnelle des XVIIe et XVIIIe siècles, et même si on ne peut évidemment pas en attribuer la paternité à saint Thomas d’Aquin, il faut néanmoins reconnaître que “ le disciple d’Aristote ” a initié une manière d’aborder la théologie différente de celle de saint Augustin. À la vision intuitive de l’être par l’évêque d’Hippone (cf. CONFESSIONS, livre VII, chap 10 ; Dubarle p. 180-181) et au recours à la Bible qu’elle impose finalement, saint Thomas a préféré la preuve raisonnée, en faisant jouer les concepts et ressorts aristotéliciens de la causalité. Il a pénétré hardiment dans le mystère de Dieu par la raison, celle-ci n’excluant pas la foi, mais la rendant pour ainsi dire accidentelle... ce pourquoi la pensée occidentale s’en émancipera si facilement par la suite (...).
LES TROIS ÉTAPES DE L’EFFORT THOMISTE.
1. Dans un premier temps, saint Thomas va nous donner une connaissance de Dieu, comme directe, par l’exercice le plus haut de la raison spéculative. C’est ce que l’on appelle l’ontologie: ce que la raison sait de Dieu (...). Dieu est simple (...), PARFAIT (...) ; INFINI, IMMUABLE, ÉTERNEL, UN, BON (...). Saint Thomas réussit cette gageure de nous faire adorer Dieu dans sa transcendance, mais en nous la représentant sans nous. C’est grandiose, satisfaisant pour l’esprit, mais nous sommes exclus !
2. Ensuite saint Thomas prolonge son étude de “l’essence divine dans son unité ” (Prima pars, questions 1 à 26), et par l’analogie, il va transposer beaucoup de nos perfections humaines ou terrestres en Dieu, qui dresse finalement un portrait, un tableau de Dieu. Il a beau avoir la Bible à côté de lui et être un peu guidé par elle, c’est tout de même sa raison, disciple de celle d’Aristote, qui travaille. Il va donc avec cet “ outil aristotélicien ” établir, dans une suite de questions de la SOMME THÉOLOGIQUE et dans les passages parallèles de ses autres écrits, de quels Noms Dieu peut être honoré, adoré. Il le fait très innocemment, en prétendant que c’est simplement la raison qui travaille (...). C’est son Traité des Noms Divins (...).
Dieu qui, chez saint Augustin, était comme un soleil impénétrable, une perfection que notre intelligence ne pouvait pas supporter de contempler, saint Thomas nous le montre. Mais alors qu’il ouvre la fenêtre qui le fait voir, il la ferme aussitôt, car s’il nous ouvrait trop le spectacle de Dieu, nous aurions l’impression que Dieu est comme un homme. Alors, pour sauver la transcendance de Dieu, au même moment où il nous le rend très proche, il le renferme dans sa transcendance. Il va constamment opérer cet aller et retour. Dieu est comme nous (théologie positive), mais il est tout à fait différent de nous (théologie négative).
DIEU EST OMNISCIENT (...). IL EST LE SAGE (...). Est-il vivant, a-t-il des volontés, aime-t-il ? y a-t-il de la vie, de la volonté, de l’amour en lui ? Oui bien sûr, mais attention, n’imaginez pas que Dieu soit à notre ressemblance. Il est au-delà. Et donc, il pense, il se pense lui-même ; il vit, il vit en lui-même ; il veut, il veut lui-même ; il aime, il aime lui-même. Sa BÉATITUDE étant très valablement d’être heureux de lui-même.
3. Saint Thomas aboutit ainsi à ce double “forcing” intellectuel qui ne cesse pas de nous étonner et même de nous scandaliser.
a) : Cette substance divine, simple, une, parfaite, mais Elle est TROIS (cf. Prima pars, questions 26, 27).
b) : Cette substance divine transcendante est CRÉATEUR, mais sans que cela modifie, altère, change rien de la spéculation rationnelle antérieure – apparemment du moins... car il y a des infléchissements secrètement préparatoires !...
UN DIEU SANS RELATION RÉELLE AVEC SA CRÉATION ?!
L’existence des créatures va contraindre saint Thomas à établir entre nous et Dieu une relation, car enfin, nous ne sommes pas des petits dieux à côté du grand Dieu. Nous venons de Dieu, nous sortons de LUI, mais comment cela se passe-t-il ? (cf. Ia pars, question 44 et 45)
Pour sauver la transcendance de Dieu, saint Thomas trouve le moyen – je suis très révolté contre cela (cf. Ia q. 45 a. 3). – de dire que Dieu nous crée, mais sans regarder, ni bouger, ni rien faire de particulier (...). J’existe sans que Dieu sorte de lui-même pour me regarder, me connaître, me donner l’être. Saint Thomas en vient à dire : relation de pure raison mais point réelle, de Dieu à moi ; cela dit tout en maintenant l’évidence, à savoir que je suis en relation réelle avec Dieu, puisque c’est cette même relation à Dieu qui explique mon existence.
Et voici que saint Thomas nous constitue des substances, un peu comme Dieu, mais avec cette différence que lui, c’est une substance qui existe sans que personne ait décidé de son existence, tandis que nous, nous sommes des substances qui sont toutes relatives à Lui. Mais, si j’ose dire – je parle un langage imparfait –, en même temps que je suis tout relatif à Lui, je le regarde comme mon Créateur, et je m’aperçois qu’il me tourne le dos, ne me voit pas, ne m’entend pas, ne me connaît pas. Tout est fermé, bouclé ; mais en lui-même, il me connaît, il m’aime et il me crée (...).
Prisonnier d’Aristote, saint Thomas persiste donc à considérer la relation (de création) comme un accident de la substance déjà existante. Créée, celle-ci est en relation réelle avec Dieu, mais Dieu, Lui, ne doit pas être en relation réelle avec sa création ; elle n’est pour Lui qu’un pur être de raison (...).
BILAN ET CONSÉQUENCES
Ou bien j’admire ce prodigieux effort d’intelligence ! Et c’est vrai, tout ce qu’il dit ! Dieu ne peut pas être lié à moi, comme s’il avait besoin de moi, comme si quelque chose en Dieu avait changé, du moment que j’existe ! C’est donc le Dieu de saint Thomas, le Dieu des philosophes et des savants qui est le vrai ? Mais alors, le Dieu de la religion, c’est du sentiment, de l’anthropomorphisme : Dieu, ayant créé les hommes à son image, les hommes le lui ont bien rendu. Ils ont fait un Dieu semblable à eux. Voilà le rationalisme moderne.
Ou bien pour rompre avec ce rationalisme, je laisse tomber le Dieu des métaphysiciens (...). Revenons au Dieu de ma religion, de ma croyance ; le Dieu qui voyage avec moi, et qui me fait retrouver mon parapluie quand je l’ai perdu, etc. Mais c’est un Dieu qui semble bien imparfait, impuissant à guérir le mal, un Dieu dépassé, qui ne sait pas si je vais faire le bien ou le mal, attendant que je veuille faire l’une chose ou l’autre ! Mais c’est moi qui suis libre et qui agis. Tel est la contrefaçon charismatique, romantique, sentimentale de Dieu (...).
CONCLUSION
Si vous m’avez suivi dans mon cours d’initiation, vous aurez compris que dès qu’il y a de l’existence, le moindre être qui existe sous mes yeux, cette existence me donne la certitude de l’existence de Dieu. Pour en être certain, il n’y a pas besoin d’avoir fait des études, ni même d’être un saint, il suffit d’ouvrir les yeux et de proclamer comme Victor Hugo : « Il est, il est, il est éperdument ! » ou comme Didier Decoin : « pour moi, il fait Dieu, comme pour d’autres il fait jour ! ». Intuition métaphysique qui rencontre une vérité révélée affirmée par saint Paul : « Ce que Dieu a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité... » (Rm 1, 20)
Que Dieu existe, c’est vertigineux, mais d’un vertige paisible...
En revanche, c’est tellement incompréhensible qu’en dehors de Dieu, à côté de Lui, et pour l’éternité maintenant, nous existions ! C’est encore plus vertigineux, mais d’un vertige torturant qui doit s’apaiser cependant et trouver son équilibre dans la révélation du mystère fascinant du Dieu vivant, et donc d’un Dieu en relation réelle avec nous (...).
Nous ne pouvons penser que Dieu est notre Créateur qu’en retombant dans ce Nomen misericordiæ dont parle saint Augustin : « Je suis le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ” » (...). La prochaine fois, nous ouvrirons l’Écriture sainte, pour essayer de comprendre comment il se fait que nous existions sans être en Dieu, sans être une partie de Dieu ; sans être même en relation avec Dieu ? C’est à voir...
Abbé Georges de Nantes
Extrait de la conférence du 15 octobre 1986