THÉOLOGIE TOTALE
3. Dieu s’est fait homme
INTRODUCTION
Le grand progrès de la conférence précédente fut de découvrir avec joie que Dieu n’est pas solitaire (...), c’est un PÈRE. Il a un Fils, et qui plus est un Fils qui s’est fait homme ; cette nouvelle révélation de la Bible va susciter l’opposition des philosophes de toutes les époques comme la justification rationnelle des scolastiques ; elle ne sera finalement bien comprise et aimée que dans la lumière de notre philosophie existentielle et relationnelle (...).
L’OPPOSITION DES PHILOSOPHES
« - Que Dieu ait un Fils, c’est impossible ! » Les juifs ne l’ont pas cru, les musulmans ne le croient pas, ni non plus les philosophes rationalistes... tous à cause de deux raisons, deux arguments qui du point de vue rationnel sont extrêmement forts :
– 1. Dieu étant simple, séparé de la créature, il ne peut pas avoir de Fils (...). La perfection d’un être implique qu’il n’a besoin de rien ni de personne ; il n’y a donc pas de pluralité là où l’Être est parfait. Voilà pourquoi, depuis des siècles de philosophie grecque, on dit toujours que Dieu est unique. C’est le monothéisme qui s’impose comme seul raisonnable, tandis que cette prétention de lui joindre un Fils est folie ou faiblesse d’esprit.
– 2. Même si Dieu avait un Fils dans sa Divinité, un autre être à qui il donne toute sa nature divine, il ne pourrait pas être homme en même temps que Dieu (...). Dieu transcendant, Tout-Puissant, omniscient, etc., ne peut pas en même temps être éternel et être temporel ! Il ne peut pas être en même temps omniscient et être un homme comme nous, qui ne sait pas certaines choses ! Il ne peut pas être impassible et invulnérable, c’est-à-dire inaccessible à aucun coup du dehors, et être en même temps un pauvre type qui se fait crucifier ! C’est contraire jusqu’à en être contradictoire (...).
JUSTIFICATIONS RATIONNELLES DES SCOLASTIQUES
Les Pères de l’Église d’abord, puis les scolastiques au Moyen-âge (et le plus grand d’entre eux : saint Thomas d’Aquin), vont trouver tous des convenances, des analogies, afin de nous persuader que cela ne va pas contre la raison de penser que Dieu a un fils et que ce fils soit aussi un homme.
A. COMMENT DIEU PEUT-IL AVOIR UN FILS ?
Saint Augustin a fixé son regard intellectuel de philosophe sur la nature divine en premier (ce que je crois être une erreur), et saint Thomas l’a suivi. Dieu est Esprit pur, infiniment parfait. Peut-il exister une pluralité à partir de l’unité d’un esprit ? Saint Augustin trouve dans l’esprit humain trois grandes opérations intellectuelles, immanentes : la mémoire, l’intelligence et la volonté (...).
De fait, dans l’unité de mon esprit, il se fait un travail intellectuel avec le concours de ma mémoire et de mon intelligence. Il y a le verbe mental ou la parole intérieure que je conçois d’abord, et qu’ensuite j’exprime clairement par oral ou par écrit. « C’est la pensée de l’écrivain qui a engendré cette expression de sa pensée : ce livre... ce livre, c’est donc lui ! Il s’y retrouve pleinement, c’est comme un miroir de sa science, de sa sagesse ! » dit saint Augustin. Eh bien (et saint Thomas le suit), tel est analogiquement le mystère de l’engendrement du Fils par le Père. Dieu, cet Esprit parfaitement en acte, ne se contente pas de se regarder lui-même, mais il produit un témoin de ce qu’il est, et il s’exprime dans une Parole, un Verbe. Tel est l’enseignement de l’évangile de saint Jean : le “ Logos ”, le Verbe, est l’image de la pensée du Père (...).
Saint Augustin nous a ainsi donné là une analogie psychologique qui rend un peu compte du comment de cet engendrement... mais l’ennui de cette démonstration très parfaite, c’est qu’elle ne nous en explique pas le pourquoi ?! Puisque dans la perspective classique, aristotélicienne et thomiste, l’Être parfait se suffit à lui-même, pourquoi être Père ? Pourquoi cette projection soudaine dans un autre que lui ? (...).
B. COMMENT ÊTRE TOUT À LA FOIS DIEU ET HOMME ?
Saint Thomas en arrive à dire que cet homme, qui se formait dans le sein de la Vierge Marie, a été assumé par la divinité ; c’est-à-dire que sa nature humaine ayant reçu l’existence de Dieu, elle est toute relative au Fils de Dieu qui se l’est choisie et qui s’est uni à elle (...). Mais voilà : puisque cette nature humaine du Christ fait partie de la création, et que saint Thomas affirme par ailleurs que Dieu ne peut pas être en relation réelle avec sa création, Il ne peut donc pas être en relation réelle avec la nature humaine du Christ ?! (cf. IIIa pars, question 2). Un tel excès, une telle aberration est dans la logique du système (...).
En raison aristotélicienne et thomiste en effet, il est impossible d’associer ou d’ouvrir cette sphère parfaite et dure qu’est Dieu, à une autre sphère de plus petit calibre et de tout autre métal qu’est l’homme ! Impossible d’expliquer aussi que ce Fils de Dieu, Dieu lui-même, soit aussi Fils de l’homme et vrai homme. Ainsi cette fameuse théorie de « l’assumptus homo » qui prétend l’expliquer n’est qu’une structure métaphysique artificielle et conventionnelle. Pour accepter que le Fils de Dieu se soit vraiment fait homme, il faut donc reprendre le langage de la Bible dont nous savons qu’elle est la Parole de Dieu... et pour moi elle vaut plus que la parole d’Aristote ! Quand le Christ dit : « Je suis le Fils de Dieu », c’est l’homme qui parle ! Il n’a jamais dit : « Je suis un homme assumé par la Personne du Fils de Dieu ! » Il faut avouer ici, en définitive, l’échec de la scolastique, même thomiste (...).
JUSTIFICATIONS RELATIONNELLES, COMPRÉHENSION EXISTENTIELLE
Sous la conduite de la Révélation divine, faisons appel à notre philosophie existentielle et relationnelle. Elle va nous faire comprendre les mystères, sans pour autant les démontrer, en allant toutefois jusqu’à les laisser pressentir par les merveilleuses leçons des choses créées ! (...).
A. DIEU EST PÈRE ? MAIS ÉVIDEMMENT !
C’est si merveilleux d’être Père, si désolant de ne pas l’être !
ESTHÉTIQUE RELATIONNELLE
Je remonte, moi aussi, de notre nature à son auteur. Mais cette nature, je la vois autrement, et autrement mieux : en plus profond, plus ouvert, plus beau qu’Aristote et autres ! Je conteste l’esthétique sous-jacente à la philosophie grecque (inhérente au Dieu des philosophes des Lumières), selon laquelle « être seul, autonome, autocrate, autosuffisant » est un sort plus enviable et l’indice d’une perfection, tandis qu’ « être en liens avec d’autres » serait le symptôme d’une faiblesse, d’une dépendance ou d’un besoin infamants.
Ma philosophie existentielle, relationnelle, offre la contreproposition d’une autre esthétique : ce n’est pas que j’ai besoin des autres, mais j’aime et je désire me lier ou être lié à d’autres ! Cette philosophie relationnelle met en lumière deux grandes vérités :
1. Ce qui est premier dans l’existence, et qui est aussi le signe de la richesse de la personne, c’est donner et recevoir l’être, la vie, le mouvement...
2. Cela est vrai de tous les êtres, qui en passant par-dessus les barrières des natures ou essences se servent de celles-ci comme de moyens et manières de donner et de recevoir. La vraie vie, heureuse et parfaite, consiste donc à donner et recevoir pour être en liens avec d’autres selon toute la mesure de ma vocation et valeur personnelle. C’est donc une perfection d’être plusieurs ! Cela représente une perfection, pour un homme et une femme, d’avoir des enfants... Pourquoi ? Parce qu’on est PLUS ! “Plus on est de fous, plus on rit !” Oui, et plus on est de saints plus on s’édifie, plus on est de bons cœurs ensemble plus on s’aime, etc ! C’est évident ? Et pourtant, rendez-vous compte que je dis là une chose qui paraît abominablement anormale aux Grecs et aux scolastiques comme aux rationalistes (...) !
COMMUNICATION ET PROCRÉATION
L’être spirituel est fait pour communiquer ; l’être charnel pour procréer. Loin d’être des signes de manque, de besoin, d’imperfection ou d’insatisfaction, le désir de communiquer à d’autres ou de procréer d’autres êtres prouve au contraire la grandeur d’âme, la générosité, etc. Les philosophes n’ont donc rien à objecter à une communication, à une procréation en Dieu de personnes participant à la même nature divine. Les théologiens parlent quant à eux de processions, de générations... Maintenant, s’il est vrai que Dieu a fait l’homme à son image et ressemblance, l’homme en se connaissant connait quelque chose de Dieu : non par déduction catégorique, mais par induction hypothétique. Or, je me connais (et tous les gens normaux sont ainsi) comme une personne qui n’aime pas la solitude, qui a besoin et aime le contact, la présence, la conversation des autres, qui cherche à parler, à être compris et comprendre (...).
Je me connais aussi comme un esprit qui ne se perçoit que réflexivement dans la connaissance directe de quelque objet. Ma conscience a besoin du détour par l’autre pour passer à l’acte. Ainsi deux explications sont possibles. Celle qui souligne que mon esprit est limité et strictement fait pour connaitre des objets, et l’autre qui au contraire y voit un vestige de la Trinité divine, absolue, éternelle : chaque personne ne pouvant se connaitre qu’en les autres et par ses relations mêmes aux autres. Ainsi je comprends très bien que Dieu le Père engendre son Fils, comme un miroir de son Être, le faisant son Verbe et l’appelant à lui réfléchir son Image (...).
Dans la lumière de notre philosophie relationnelle, on pourrait presque dire que Dieu nous ayant créés heureux en société, il n’est pas possible que Lui soit tout seul à “ s’embêter ” là-haut dans la transcendance de son Ciel ! Et donc on induirait, on ferait l’hypothèse que probablement Dieu est plusieurs dans le Ciel. Cela rejoint un peu l’analyse psychologique de saint Augustin, mais au lieu de faire un Esprit tout seul qui pense sa Parole, je dis tout simplement : DIEU EST PÈRE, inengendré (parce qu’il est le Principe, le premier, l’origine de tout), mais ce Dieu n’a rien eu de plus pressé que de se créer une société... et il a engendré un Fils (...).
Loin d’être une imperfection, ce désir de donner, de recevoir, de comprendre, d’être compris est donc au contraire en chaque être humain le vestige des communications trinitaires : « Je veux qu’ils aient besoin les uns des autres » (révélation du Christ à sainte Catherine de Sienne), précisément pour accéder à la connaissance de la Sainte Trinité où ils sont l’un par l’autre ! Ainsi je comprends très bien d’une part que Dieu ait voulu être Père [c’est une manière de dire puisque tout est en Dieu absolu, nécessaire, quoi que ce soit dans la liberté de son Être !], et d’autre part que ce qui nomme Jésus et le caractérise, c’est d’abord cette appellation de Fils unique, de « Bien aimé »... Cela évoque une union dans une diversité, procédant de l’UN... et y faisant retour sans l’altérer (...).
B. LE FILS DE DIEU SE FAIT HOMME ?
Mais rien n’est plus facile ni plus simple !
Je remonte toujours de notre nature à son auteur (...). Si je considère la personne d’abord comme faite pour communiquer, (et capable de communiquer même dans la diversité des natures, passant outre à cet obstacle), « faire son (ses) entrée (s) dans le monde » représentera certes pour nous plus ou moins de difficulté, cause de gaucherie, de rougeur, de délicieux trouble... mais aucune impossibilité. Nous les désirons ces entrées : à nous de bien nous en sortir ! Ce sera par une communication parfaite, une conversation aisée, “ comme un poisson dans l’eau ”. Quand on a bien et beaucoup parlé, on désire de se revoir, on y aspire : « promis, on se reverra ! » (...)
En théologie, l’incarnation (comprise comme la sortie dans le monde de la parole intime, du Verbe incarné, du Fils de Dieu jalousement retenu dans son sein) est un bien absolu, et conforme à une volonté divine parfaite. Elle ne présente qu’une difficulté de réalisation pratique : pour que la Parole de Dieu (logos tou téou) soit proférée (c’est le logos proforikos des Pères grecs) aux hommes, il faut que le Verbe de Dieu, Dieu lui-même, se fasse homme, et prenne la nature, la manière d’être, la réalité même créée d’homme. Si cette Parole ainsi proférée ne cesse pas pour autant d’être Parole de Dieu, elle l’est cependant en un sens nouveau, dans la ligne même de son être personnel, filial. Le “ pourquoi ” est parfaitement clair... reste que le “ comment ” demeure difficile à saisir ! (...)
DIEU FAIT HOMME
Avant les scolastiques, les Pères grecs enseignaient l’Incarnation d’une manière très simple : Dieu qui, de toute éternité, se parle par son Fils, a créé des êtres humains pour le bonheur d’avoir des êtres qui le connaissent, l’aiment et vivent avec Lui pendant l’éternité. Sa Parole, qu’il se profère pour lui, il la leur fait entendre. Et voilà qui donne au Logos une double vocation : l’une de revenir à Dieu par reconnaissance, et l’autre d’atteindre nos oreilles et de nous faire connaître Dieu. Jésus est la Parole de Dieu : « nous l’avons vue », dit saint Jean, « nous l’avons touchée, nous l’avons entendue, nous lui avons posé des questions, il nous a répondu... » (cf. 1Jn, 1, 1) (...).
Une Personne, qui est l’expression fidélissime de la pensée du Père, dans l’identité et l’unité de l’Être divin, est adressée aux êtres humains. Et pour cela, elle prend une nature humaine qui traduise pour eux, en leur langage humain, son message divin, son Verbe, sans en rien altérer, supprimer ni ajouter (...). Tel est en résumé l’Incarnation. Quelle difficulté y a-t-il alors ?
Toute la question est de savoir s’il y a deux natures séparées : l’homme et le Dieu sont-ils indépendants l’un de l’autre ? Pas du tout ! Il y a la Personne divine qui de Dieu se fait homme pour être accepté, reçu, entendu, compris par les hommes. C’est la grande parole de saint Cyrille d’Alexandrie en 431 : « mia phusis tou théologou sesarkoménè ». C’est-à-dire : « Il n’y a qu’une seule réalité (une personne, dirions-nous dans notre langage moderne), c’est la Personne unique du Fils de Dieu qui se fait homme », prend une chair pour entrer en contact avec notre chair, une langue pour entrer en contact avec notre langue, et nous parler son langage divin en un langage humain (...).
Concluons en disant avec sainte Thérèse d’Avila, contre saint Jean de la Croix, que nous n’avons accès à Dieu que par Jésus-Christ (...). C’est pourquoi il nous faut revenir à la Bible qui nous révèle le mystère de l’être intime de Jésus : « Qui me voit, voit le Père. » (Jn 14, 9) (...).
Abbé Georges de Nantes
Extrait de la conférence du 15 janvier 1987