APOLOGÉTIQUE TOTALE

Au bout de la métaphysique : la foi

TOUTES les personnes humaines sont à la recherche de la vérité en différents domaines du savoir, et elles mettent tout leur cœur dans cette recherche. Voilà pourquoi il me semble que la meilleure manière de leur montrer que notre religion répond à leur attente, à leur désir, c’est de prendre avec eux tous les grands chemins du savoir humain qui les passionnent. Et lorsque la métaphysique, l’histoire, la science se perdent au sommet de leur route et se terminent sur des interrogations, il faut à ce moment précis leur proposer les réponses de la foi chrétienne (...). Tel est le but d’une bonne et solide apologétique (...).

AU BOUT DE LA MÉTAPHYSIQUE : LA FOI

La métaphysique est la science première et dernière, la plus universelle et la plus fascinante de toutes ; la plus simple aussi (...). Elle ne nécessite ni grande exploration ni instruments de calculs compliqués, et fait appel au seul exercice des facultés raisonnables. C’est la science des philosophes qui recherchent la sagesse et prétendent répondre aux questions que tous les hommes se posent un jour ou l’autre : « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? Des êtres existent, mais qu’est-ce que l’être qu’ils ont tous en commun ? Qu’est-ce que l’Être en tant qu’Être ? Pourquoi tout dans la nature est-il sexué, mâle-femelle ? Pourquoi l’homme et la femme ? Pour quelle vie, quelle destinée ? Qui sommes-nous et où allons-nous ? » Voilà quelques-unes des questions ultimes et fondamentales, qui sont autant d’énigmes à déchiffrer...

MÉTAPHYSIQUE TOTALE

Comme toute science, une métaphysique doit être tenue pour vraie si elle répond aux trois exigences classiques : elle doit s’accorder avec toutes les intuitions ou évidences naturelles de la sensibilité et de la raison ; elle doit être pleinement cohérente, tant dans ses principes que dans ses conclusions, ou tout au moins non contradictoire, si l’ampleur et la richesse de ses vues empêchent d’en saisir l’ensemble dans un seul regard intellectuel ; enfin elle doit être féconde, ensemençant les esprits de nouvelles et heureuses conséquences.

C’est ainsi qu’ayant achevé notre métaphysique totale, existentielle et relationnelle, nous avons pu mesurer la force des systèmes d’Aristote et de saint Thomas, mais aussi constater leurs limites. Les estimant pour leur reconnaissance des essences et de l’existence, face au rationalisme, à l’idéalisme, à l’agnosticisme kantien, à l’absurde des existentialismes contemporains ; les blâmant de leur substantialisme bloqué, et du solipsisme politique et moral, autrement dit de l’individualisme et de l’égoïsme bétonné qui en découlent nécessairement (...).

INTUITION EXISTENTIELLE ET FOI EN DIEU

La nouveauté de notre métaphysique réside dans l’exploitation de la plus simple intuition qui soit, celle de l’Être des êtres, autrement dit de l’exister, de l’existence même de toutes choses. Cette intuition admet, à côté d’elle, complémentaire, la saisie abstractive des essences ou natures sur lesquelles la raison s’exerce intensément et se construit des représentations scientifiques des choses, d’une infinie complexité, où il arrive au savant de se renfermer et de se perdre. Jusqu’à se croire l’inventeur de ses idées, partant, le génial créateur de son univers ! Au contraire, la considération métaphysique de l’existence est simple, paisible, toute en accueil d’un mystère la dépassant, l’enveloppant. Notre intuition existentielle est ouverture, proche de la contemplation esthétique de la Beauté. Elle est « consentement à l’être », émerveillement en présence du surgissement de la réalité.

Le buisson ardent, cathédrale de Laon

Pareille attitude métaphysique, que déjà le thomisme connaissait bien, est spirituellement et psychologiquement très proche de la foi. Car la foi est adhésion au mystère survenant, écoute, consentement à la Parole divine se faisant entendre dans un univers et dans une histoire qui sont déjà, dans leur antériorité naturelle, une première Parabole divine. Aucune autre métaphysique ne s’accorde si intimement avec la foi religieuse, avec la mystique de l’accueil en soi, surnaturel, de la grâce.

L’intuition de l’existence génuine des êtres nous a conduits directement à l’Existence pure, libre de toute limite extérieure, de toute structure cloisonnante ou nature intérieure. S’il n’existait qu’un seul être, il faudrait que ce soit un pur Être, un Acte infiniment parfait, spontané, vrai, infini... Cette pure Existence, ce Réel absolu, c’est Lui que les religions nomment Dieu, le Tout-Puissant, l’Unique. La Bible le confirme merveilleusement quand elle nous livre le Nom du Dieu vivant révélé à Moïse : YaHWeH, c’est-à-dire JE SUIS. Étonnant, unique, incomparable accord de la religion révélée avec l’intuition métaphysique fondamentale !

MÉTAPHYSIQUE TOTALE, EXISTENTIELLE
ET RELATIONNELLE : TRANSPHYSIQUE

L’étape suivante de notre métaphysique existentielle fut de saisir la relation de nos existences à cet Être infini, relation dite de création qui explique les êtres contingents par leur origine en JE SUIS, relation constituante, antérieure à leur essence, à leur substance, à leurs accidents, et leur cause totale, existentielle, concrète. Ce lien évoque un acte divin, un jaillissement de la pensée, de la volonté, de l’énergie, de JE SUIS, dont chaque créature est l’objet, le terme, le produit. Dès lors, cette relation constitue notre être, exprime notre valeur, notre dignité, commande notre agir.

Or, la foi dépasse ici notre attente en nous révélant de JE SUIS qu’il est pour nous « le PÈRE tout-puissant ». Exhaussement, et exaucement, de notre transphysique : le Créateur, imaginé comme source jaillissante et inépuisable de toute la création, se révèle lui-même en son Mystère éternel Père, c’est-à-dire Vie personnelle se répandant en paternité éternelle, et Vie généreuse disposée à nous donner plus encore que notre être de naissance et de nature, et à prendre de son propre fonds pour nous le communiquer comme à d’autres fils : JE SUIS est « JE SUIS L’AMOUR ».

La découverte centrale de notre transphysique a été celle de la correspondance plus qu’étroite, confinant à l’identité, de la relation verticale de Dieu à chaque créature la constituant dans sa totalité individuelle concrète, avec l’ensemble de ses relations horizontales, à son environnement qui en est aussi, à sa manière, la cause, la limite, la détermination accidentelle. Nous avons compris que la relation divine de création précontenait toutes ces relations au monde, d’une infinie complexité et réciprocité, et constituait ainsi chaque substance, en lien avec les autres, partie de l’univers, élément irremplaçable de sa plénitude.

C’est justement ce que la foi nous révèle, assurant nos conclusions métaphysiques et les prolongeant. JE SUIS a « fait le ciel et la terre », le visible et l’invisible, chaque être selon sa nature, et cependant tous les uns par les autres, les uns avec les autres et pour les autres, en vue finalement d’un ordre universel dont Lui seul détient le secret.

Ainsi reçûmes-nous de la foi la confirmation de notre audacieux affranchissement du carcan de l’idéalisme grec : l’être individuel est premier, la nature qui lui est départie est le moyen de son accomplissement historique, qui lui-même ne peut se faire qu’au sein du monde, au service des autres êtres. Ainsi, de « l’ineffable simplicité de l’intuition divine créatrice » jaillit notre relation d’origine singulière, concrète, historique, tout notre être et notre vocation.

UNE DÉFINITION RÉVOLUTIONNAIRE DE LA PERSONNE : LA FIN DE L’INDIVIDUALISME

Une telle découverte devait apporter une profonde révolution dans l’anthropologie naturelle et, de là, en politique et en morale. La personne humaine ne peut plus se définir comme une substance individuelle de nature rationnelle (Boèce), mais comme une relation d’origine dont son être, son essence, son individualité sont le terme et l’expression. Toute créature est ainsi l’œuvre particulière de Dieu, mais l’être spirituel l’est à un titre nouveau et remarquable : il est l’objet d’une relation active de JE SUIS, distincte de toute autre. Et cependant cette conception, cette relation ne nous constituent pas isolés. Au contraire, pour nous penser et créer personnellement, Dieu nous situe, nous insère et nous particularise dans le réseau des relations aux autres, et tout premièrement en nous faisant enfants de nos parents, effets de notre hérédité, membres interdépendants de notre monde et de notre société.

Le mystère de chaque personne consiste ainsi dans sa création immédiate par Dieu et inséparablement dans sa procréation par ses parents. C’est une application remarquable de notre théorie générale selon laquelle la relation divine d’origine enferme en elle-même et constitue l’ensemble des relations de ce même être particulier à son monde et à son histoire.

Or le Mystère de l’Incarnation du Verbe, l’Événement du Fils de Dieu se faisant homme, cadre absolument avec cette structure métaphysique, quoique en la débordant évidemment de toute manière (...).

UNE NOUVELLE MORALE : LIBERTÉ HUMAINE ET GRÂCE DIVINE

L’être est fait pour agir. Tout être relatif est donc fait pour honorer, développer, parfaire ses relations avec les autres. Chacune de nos personnes étant toute relative à Dieu et relative à son entourage, ces diverses relations sont comme autant d’arches lancées entre les êtres et sur lesquelles tendent à courir nos amours, hélas aussi nos haines (...) ! Il n’est pas nécessaire d’être grand métaphysicien pour comprendre que, tout entier relatif à Dieu et au prochain, l’homme qui se refuse à soi-même pour se donner aux autres, en cela se grandit et s’accomplit, tandis que celui qui se refuse aux autres et à Dieu pour se fermer sur lui-même, s’appauvrit, se meurtrit et se perd.

Il n’y a dans ce choix ouvert entre l’amour et la haine, nul automatisme programmé, nulle aventure, nul hasard incontrôlé, mais le plus grand de tous les mystères métaphysiques : le fait de notre liberté, intelligente, consciente, affective, pleinement créatrice de ses œuvres. Certes, cette autonomie de notre volonté n’est pas illimitée ; elle demeure sujette aux lois naturelles, elle se trouve confrontée avec les divers amours et haines qui la sollicitent, et surtout elle ne s’exerce qu’autant il plaît à Dieu de lui donner d’être. Mais enfin elle existe, elle décide comme il lui plaît et crée sa destinée, qui est aussi sa part inaliénable du destin commun.

Or cette grandiose liberté, puissance d’enfantement du tragique humain, la foi catholique, non seulement la reconnaît, mais elle en révèle l’histoire passée, présente et à venir. C’est la plus grande part de son Credo : révolte des démons ; péché originel ; rédemption du Christ ; Jugement ; éternité (...).

CRÉATION ET RÉDEMPTION RECRÉATRICE

Maintenant nous entrons dans une telle nouveauté de la Révélation qu’on ne s’attendrait plus à y trouver aucune corrélation avec notre transphysique naturelle. Or, magnifique confirmation et accomplissement de ce système, l’œuvre de Rédemption s’instaure comme sur le même modèle, selon les mêmes structures, en les reprenant, les accomplissant, les prolongeant sur un plan supérieur.

Au lieu que l’Esprit divin plane sur le tohu-bohu originel et que Dieu insuffle une âme en Adam, en Ève, c’est le Christ, devenu par son Sacrifice l’auteur d’une nouvelle création, la source d’une nouvelle vie, qui envoie son Esprit-Saint, force de grâce et d’amour, sur ses disciples. Cette nouvelle relation créatrice, don vertical, s’étale en relations fraternelles pour former une nouvelle famille humaine, l’Église, selon des échanges interpersonnels pleinement libres, de service, de justice et de charité, formant la communion des saints.

Aucun métaphysicien n’aurait imaginé que la structure relationnelle de la création dût servir de véhicule à la rédemption, et qu’elle diffuse un jour dans tout l’organisme, par les vieilles artères durcies de ses paternités, amours et amitiés, filiations naturelles, le sang nouveau transfusé par le Christ dans tous les membres humains de son Corps mystique.

C’est pourtant ce à quoi tendait toute notre intuition transphysique, après les stoïciens et mieux que Teilhard qui malheureusement s’égara en chemin (...). L’humanité et l’univers même, par tout l’écheveau des relations horizontales interindividuelles, interpersonnelles, avancent vers l’accomplissement historique d’une parfaite unité de communion autour d’un centre, d’un « surhomme », d’une Tête, d’un Chef à la mission et donc à la constitution personnelle tout à fait singulière. C’est à une telle intuition métaphysique que correspond la vocation du Christ-Oméga, d’Époux de l’humanité et de Roi du monde, en vertu de sa relation d’origine au Père et des mérites infinis de son Sacrifice. Car il est le Fils unique de Dieu par qui tout a été créé, tout a été appelé à la plénitude finale ; et il a été constitué par sa résurrection le Seigneur et Sauveur du Corps, le Principe et la fin de l’histoire nouvelle et éternelle, l’Époux divin de son Église.

LE BONHEUR HUMAIN DANS LA TRINITÉ DIVINE

(...). La transphysique relationnelle établit clairement ce que sont les désirs de bonheur qui brûlent au cœur de l’être humain : être enfanté dans la beauté, dans la vertu ; être fils ou fille d’un père et d’une mère excellents. Être marié, dans une semblable perfection de beauté, de joie et de fidélité, être époux ou épouse en présence de Dieu... Être procréateur, don généreux de vies nombreuses, heureuses. Et ce triple jeu de relations, ces trois bonheurs liés, composés pour n’en faire qu’un seul, créant le futur, ne devraient pas se renfermer sur une famille, dans une communauté étroite, mais comme médiateurs ouvrir sur tous les humains et sur l’univers, introduire à toute vérité, toute bonté.

Là-dessus survient la Révélation chrétienne, non pour mutiler et retrancher, mais pour parfaire et accomplir ces désirs. La rémission des péchés, c’est la reconstruction pure et sainte des nœuds humains. La résurrection de la chair, c’est leur immortelle conservation et glorification, et la vie éternelle, c’est... ah, quelle nouveauté inouïe, quelle ivresse infinie ! c’est l’entrée en jouissance de la Paternité divine, de la Filiation divine, des Épousailles du Verbe divin et du Don créateur en nous de l’Esprit-Saint, nos désirs charnels et amoureux en toutes leurs dimensions n’étant qu’une préparation et un relais de bonheur sur le chemin de la Vie éternelle en Dieu, Père, Époux et Ami intime de chacune de nos personnes et de toutes en leur communion mystique (...).

DE LA PROPOSITION APOLOGÉTIQUE À L’ACTE DE FOI

L’apologétique s’arrête là. Je ne peux pas forcer mon interlocuteur, mon lecteur à penser que tout ce que je viens de lui expliquer sur la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, la communion des saints, est vrai. Mais il sera fortement porté à respecter d’abord, comme le voulait Pascal, cette religion qui précisément répond à ses grandes interrogations (...). Je l’aurai conduit au seuil du mystère de l’Être des êtres et de son dessein d’amour qui se laisse discerner à demi, du fait que chaque être est renvoyé à l’ensemble créé pour y trouver une raison d’être, une utilité, un rôle, un mérite. Mais cette demi-lumière fait davantage remarquer l’obscure question de “ la raison d’être totale ” de cet univers pour Dieu. Le métaphysicien se sent comme visé par l’Etre énigmatique qui lui parle assez pour l’intriguer, mais qui ne se montre pas à lui pour répondre à son inquiétude (...). Dieu se cache, alors qu’ayant ainsi tout disposé, il devrait paraître ! Pourquoi ce jeu ? Quelle est la règle de ce jeu de cache-cache ? C’est une épreuve voulue pour que de sa propre réflexion le métaphysicien cède à l’attrait de la vérité et s’abandonne à la parole de Dieu qui lui demande une réponse de foi et d’amour ; Dieu a fait les premiers pas, à lui de faire les autres...

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la conférence du 15 novembre 1984